Intervention de Jean-Louis Masson

Séance en hémicycle du lundi 19 novembre 2018 à 21h30
Programmation 2018-2022 et réforme de la justice — Discussion générale commune

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Louis Masson :

Madame la ministre, ne vous fâchez pas, mais le ton de mon intervention sera un peu différent de celui de mon collègue et ami Jean Terlier.

Depuis des décennies, maintenant, la justice française manque de moyens, avec des tribunaux engorgés et des prisons surpeuplées. À la longue, cela a provoqué une rupture de confiance des Français envers leurs juges. Au fond, les attentes de nos concitoyens sont assez simples. Ils attendent que le droit soit dit rapidement, quand ils vivent un conflit. S'ils sont victimes d'une infraction pénale, ils espèrent que les sanctions seront rapides, à défaut d'être immédiates, et que les peines prononcées seront effectives. C'est parce que vous aviez conscience du fait que votre ministère ne répondait pas à cette attente que vous nous avez annoncé il y a un an, madame la ministre, votre volonté de réformer et de moderniser la justice de notre pays.

Après la phase de concertation, à travers les chantiers de la justice, la chancellerie a élaboré, sous votre autorité, les textes que vous nous présentez aujourd'hui. Vous nous promettez de construire « une justice plus lisible, plus accessible, plus simple et plus efficace ». Ces propos, vous les martelez depuis des mois. Je vais donc tenter, au nom de mon groupe, d'évaluer la portée de cette réforme, en commençant par ce qui est central dans toute réforme, à savoir les moyens financiers qu'on lui consacre.

Certes, madame la garde des sceaux, votre budget va progresser de 1,6 milliard d'euros d'ici 2022, dans le cadre d'une loi de programmation des moyens de la justice. Toutefois, cette augmentation ne suffira pas à combler le retard pris depuis tant d'années. Nous considérons que cet effort n'est pas à la hauteur des besoins et des enjeux et le Sénat, dans sa grande sagesse, vous l'a déjà dit.

Arrêtons-nous un instant sur les chiffres. Le budget de la justice a été abondé de 260 millions d'euros en 2018, et 300 millions sont prévus pour 2019, soit 560 millions d'euros en deux ans. On pourrait s'en réjouir, mais je vous invite à mettre ces chiffres en perspective avec la trajectoire des prélèvements obligatoires qui, durant la même période, croissent de 42 milliards d'euros. Vous constaterez que votre budget, celui de l'une des principales missions régaliennes, ne représente que 0,013 % de cette somme. Pour que les choses soient bien claires, sur les deux années 2018 et 2019, le budget de la justice ne pèse guère plus de 0,01 % de l'effort fiscal supplémentaire que vous avez demandé aux Français.

J'en viens aux réformes elles-mêmes.

S'agissant des services pénitentiaires, la surpopulation carcérale est un fléau, dont on ne se défait pas. Il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet… Je résumerai la situation en rappelant que cette surpopulation altère les conditions de réinsertion des détenus et qu'elle pèse sur les conditions de travail des personnels pénitentiaires. Alors que le candidat Macron s'était engagé à créer 15 000 places au cours du quinquennat, le texte n'en prévoit que 7 000 d'ici 2022. Dois-je préciser que le plan de construction des établissements, au moment où nous parlons, n'est pas finalisé ? Si l'on intègre le délai nécessaire à son aboutissement, celui des procédures administratives et des constructions elles-mêmes, on voit bien que cet objectif de 7 000 places en 2022 est inatteignable.

S'agissant de la réorganisation de la justice civile, le projet de loi prévoit la fusion administrative du tribunal d'instance et du tribunal de grande instance pour en faire un tribunal judiciaire. Vous n'avez cessé de répéter, madame la ministre, que cette fusion n'entraînerait pas de fermeture de tribunaux. Mais, dans ce cas, à quoi sert cette réforme ?

Vous le savez, nous avons deux craintes ; d'une part, celle de voir nombre de petits contentieux passer à la trappe, noyés au sein des tribunaux judiciaires ; d'autre, part, celle de constater que cette fusion n'est qu'une étape, la prochaine étant la suppression de tout ou partie des 300 tribunaux de proximité. Vous allez encore nous certifier que vous n'en avez pas l'intention et je crois en votre bonne foi, mais ouvrez les yeux, madame la ministre : il y a, sur ce sujet, un déterminisme qui nous échappe.

Sur la procédure civile, nous avons plusieurs observations à vous faire. Avec la numérisation, la saisine se fera obligatoirement en ligne : ce sera donc la fin de l'accès normal du justiciable à son juge. De plus, comment une décision de justice rendue par le numérique, c'est-à-dire une décision déshumanisée, pourra-t-elle être vraiment équitable ? Nous avons le sentiment que la numérisation éloigne les citoyens d'une justice véritablement humaine.

Notre groupe s'étonne par ailleurs que vous proposiez, avec la médiation préalable, une forme de privatisation de la justice. En effet, ce sont des sociétés privées qui interviendront au stade de la médiation. Or nous ne sommes pas sûrs que, dans ces conditions, les plus fragiles des justiciables seront défendus avec équité.

L'article 4 de la loi ordinaire étend le périmètre des contentieux pour lesquels la représentation par un avocat est obligatoire, en y intégrant les contentieux techniques, les contentieux relatifs aux baux ruraux et aux expropriations, et les contentieux douaniers. Cette obligation nous semble être une mauvaise conséquence de la fusion des TI avec les TGI, et elle aura des implications en matière d'aide juridictionnelle.

Concernant le divorce, le projet de loi prévoit la suppression de l'audience de conciliation dans la procédure de divorce contentieux. Comme nous l'avons dit en commission des lois, nous pensons que cela peut favoriser une logique d'affrontement entre les parties et, partant, entraîner une augmentation du nombre de divorces pour faute.

Sur la procédure pénale, nous sommes favorables aux mesures susceptibles de favoriser le travail des enquêteurs, à savoir : simplifier et étendre l'enquête de flagrant délit ; simplifier les procédures de dépistage des conducteurs en matière d'alcoolémie ou d'usage de stupéfiants ; étendre les pouvoirs des agents de police judiciaire ; introduire l'habilitation unique d'officier de police judiciaire ; ou encore, simplifier les réquisitions en matière d'enquête préliminaire.

La création d'un parquet national antiterroriste nous semble nécessaire, compte tenu de la réalité des risques dans ce domaine.

Sur les peines, nous avons plusieurs propositions.

Premièrement, le périmètre d'application de l'amende forfaitaire pourra être étendu à d'autres délits. Deuxièmement, il appartient à la juridiction de jugement de décider s'il y aura ou non aménagement de peine. Troisièmement, la juridiction de jugement doit avoir le libre choix entre une exécution immédiate de la peine prononcée, un aménagement ab initio par elle-même, un mandat d'arrêt différé ou un renvoi devant le juge d'application des peines, afin de mieux préciser les modalités d'un éventuel aménagement. Quatrièmement, la peine de détention à domicile sous surveillance électronique doit être écartée en raison de la confusion qu'elle entraîne avec le placement sous surveillance électronique. Cinquièmement, le caractère automatique de la libération sous contrainte aux deux tiers de la peine est inopportun.

J'en viens à la numérisation en matière pénale. Dans le cas particulier des crimes ou délits commis contre les personnes, la numérisation de la procédure nous semble inappropriée. D'une part, du point de vue simplement humain, comment penser qu'une personne ayant vécu un tel traumatisme puisse s'asseoir tranquillement devant son ordinateur et rédiger sa plainte en ligne ?

D'autre part, du point de vue de l'efficacité de l'enquête, il est nécessaire d'entendre immédiatement le plaignant et de se transporter, parfois rapidement, sur les lieux pour y faire des constatations, y prélever des indices, entendre les témoins, appréhender et auditionner l'auteur ou les auteurs présumés. Si la numérisation peut se concevoir dans certaines situations, elle ne nous paraît pas du tout adaptée dans le cas de crimes et délits commis contre les personnes.

Le projet de loi prévoit d'expérimenter, dans certains départements, un tribunal criminel, composé de cinq magistrats professionnels, pour juger des crimes passibles de quinze à vingt ans de réclusion. Sur ce sujet, la motivation réelle est de faire des économies et d'aller plus vite dans la gestion des dossiers. En cour d'assises, on repart à zéro, car les jurés ne connaissent pas le fond de l'affaire. Ce qui se passe à l'audience est pourtant essentiel, car on ne s'y contente pas de ce qui a été fait pendant l'instruction : cela prend du temps, mais c'est un temps nécessaire. Cette proposition est un camouflet à l'égard d'un des plus beaux acquis de la Révolution française. Ce n'est ni plus ni moins que la correctionnalisation des crimes passibles de quinze à vingt ans de réclusion.

Je souhaiterais soulever le sujet de l'indépendance des magistrats, absent de votre projet de loi organique, alors que celle-ci sous-tend la confiance de nos concitoyens à l'égard de la justice, qu'il convient de rétablir. Vous m'avez indiqué, en commission des lois, que cette question serait traitée ultérieurement, mais il ne me paraît pas inutile d'en débattre dans le cadre de ce texte. Ce principe d'indépendance des magistrats est souvent examiné sous le prisme de leur éventuelle distance avec l'exécutif, mais je crois que le risque d'influence doit être entendu de façon plus large. Pour garantir une totale indépendance des magistrats, nous pourrions réfléchir à des règles d'inéligibilité plus strictes – y compris, pendant une durée restant à déterminer, pour ceux qui ont après quitté la profession – , et au principe de non-appartenance à un parti politique, une organisation syndicale voire une association philosophique ou religieuse.

En définitive, nous estimons que les mesures diverses de simplification, en matière civile ou pénale, vont dans le bon sens. En revanche, nous considérons que le budget consacré n'est pas à la hauteur des objectifs et des enjeux. L'objectif de créer 7 000 places de prison d'ici à 2022 est à la fois très insuffisant et inatteignable. La fusion des TI et des TGI, et la numérisation des procédures éloignent le citoyen d'une justice humaine ; la dématérialisation des plaintes est inadaptée en matière pénale pour nombre de crimes et de délits.

En conséquence, je suis au regret de vous dire que Les Républicains sont enclins à voter contre ce texte. J'ai parlé dix minutes et une seconde, je vous remercie de votre attention.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.