Intervention de Michel Larive

Séance en hémicycle du mardi 20 novembre 2018 à 15h00
Lutte contre la manipulation de l'information — Motion de rejet préalable (proposition de loi)

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaMichel Larive :

Il faut admettre aussi que la concentration toujours plus importante des médias dans les mains de grands groupes industriels et financiers nuit grandement au pluralisme. Ces mastodontes de l'économie de marché, outre le fait qu'ils sont peu enclins à mettre en question le modèle socio-économique dans lequel ils s'inscrivent, sont presque tous plus ou moins dépendants de contrats passés avec l'État et avec les collectivités locales : ils ont donc intérêt à soigner leurs relations avec le pouvoir politique lorsque celui-ci peut servir leur cause. Ils peuvent aller jusqu'à influencer l'opinion publique dans le but de faire élire le candidat qui leur correspond le mieux.

Si ces grands groupes ont intérêt à pratiquer la plus grande proximité avec le pouvoir en place, ils disposent, de par leur mainmise sur les médias, d'un puissant moyen de pression. La maîtrise de l'information octroie aux propriétaires des grands médias un pouvoir d'influence incontestable sur la sphère politique. « Il y a des choses qu'un gouvernement ne fera pas à Bouygues sachant que Bouygues est derrière TF1 », écrivait très justement Pierre Bourdieu. Ce n'est pas une découverte : l'accès à l'information et son contrôle ont toujours été des instruments majeurs du pouvoir, et donc un enjeu capital. C'est vrai pour les États. C'est vrai aussi pour les entreprises. Mais si l'État oeuvre en principe avec le souci du bien commun, il arrive en revanche fréquemment que la recherche du profit par une entreprise privée ne coïncide pas du tout avec l'intérêt du plus grand nombre.

Il n'a échappé à personne ici, je suppose, que rumeurs et fausses nouvelles ont toujours circulé de par le monde. Combien d'émeutes populaires et de coups de force politiques tirent leur origine de rumeurs savamment distillées dans l'esprit des foules ? Assurément, les fausses informations n'ont pas attendu l'avènement d'internet et des réseaux sociaux pour se répandre. D'autre part, chacun en conviendra, il n'a jamais été, grâce aux progrès techniques, aussi facile et rapide de vérifier une information. Bien avant le développement du fact-checking et de sites tels que HoaxBuster ou CrossCheck, il était déjà possible pour n'importe quel internaute de se faire une idée du degré de sérieux d'une information trouvée sur le web en effectuant quelques recherches, et de déjouer ainsi facilement la majorité des rumeurs qui circulent sur la Toile.

Notre époque semble d'abord se caractériser par la perte de confiance de nos concitoyens et de nos concitoyennes envers les professionnels de l'information. Ce n'est pas tant que les gens se désintéressent des événements ni qu'ils dédaignent la connaissance, mais plutôt qu'ils remettent en cause l'impartialité des grands médias. Beaucoup cherchent au contraire à s'émanciper de l'information préformatée et s'enquièrent de tous les sujets qui les préoccupent. Cependant, bien que cette aspiration à connaître les choses par soi-même soit des plus saines, ne s'improvise pas enquêteur qui veut. Il n'est pas toujours aisé de séparer le bon grain de l'ivraie.

Depuis des années, de très nombreux journalistes déplorent la dégradation de leurs conditions de travail et appellent de leurs voeux les changements qui leur permettraient de renouer véritablement avec l'idéal de leur profession. C'est une des raisons pour lesquelles nous, parlementaires de la France insoumise, appelons à un renforcement de la protection du secret des sources des journalistes, protection très largement insuffisante dans notre pays. Car « s'il n'y a pas de protection des sources, les sources se tarissent, et donc il n'y a pas d'information », selon Louis-Marie Horeau, l'ancien rédacteur en chef du Canard enchaîné.

Par ailleurs, vous désirez l'extension des pouvoirs accordés au Conseil supérieur de l'audiovisuel, ce qui peut s'apparenter à une atteinte directe à la liberté d'expression. Il serait désormais possible pour cette entité ainsi renforcée de décider quelles sont les vraies informations et les fausses, ces dernières étant définies dans la proposition de loi comme toute allégation ou imputation d'un fait dépourvu d'éléments vérifiables de nature à la rendre vraisemblable. Ceci nous semble une définition suffisamment large pour que toute diffusion d'oeuvres artistiques, par essence subjectives, puisse être considérée comme une fausse information et donc prohibées. Il suffirait pourtant que le CSA applique les prérogatives qui lui sont attribuées, et sanctionne comme il en a déjà les moyens les médias contrevenant à l'éthique journalistique.

Vous pouvez aussi vous tourner vers l'histoire récente de la presse, notamment outre-Atlantique. Ainsi, les États-Unis d'Amérique, pour garantir la pluralité de l'information, ont choisi d'établir pour leurs médias entre 1949 et 1987 une doctrine dite Fairness – impartialité – , qui devait renforcer la diffusion pluraliste des opinions selon deux actions obligatoires : la première consistait à obliger les diffuseurs audiovisuels à consacrer une partie de leur temps d'antenne à des questions d'intérêt général propres à susciter des controverses, et la seconde en l'obligation de relayer les différents points de vue sur ces sujets. Vous pouvez, au minimum, tenter de distiller l'esprit de sérendipité dans notre paysage médiatique ! « La liberté de publier son opinion ne peut donc être autre chose que la liberté de publier toutes les opinions », disait Robespierre.

L'éducation et l'apprentissage du discernement sont objectivement les meilleures garanties de réussite dans la lutte contre les fausses nouvelles. Voilà ce sur quoi notre parlement doit se concentrer plutôt que de chercher à tout prix à légiférer pour trier les bonnes informations des mauvaises, ce qui constitue une insulte de plus faite à l'intelligence et s'apparente à la mise en place d'un ministère de la vérité – ou d'un ministère de la censure, au choix.

Sensibiliser au discernement, permettre de dissiper la confusion qui consiste à amalgamer l'interprétation et les faits, la croyance personnelle et le savoir scientifique, l'idéologie et la loi universelle... C'est avec la conviction profonde que cette proposition de loi ne correspond pas à la réalité des besoins du champ d'information et que les solutions que vous proposez sont fondées sur un diagnostic erroné que je propose à la représentation nationale de voter notre motion de rejet préalable.

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