Intervention de Sébastien Chenu

Séance en hémicycle du mardi 10 octobre 2017 à 21h45
Modification du règlement de l'assemblée nationale — Motion de rejet préalable

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaSébastien Chenu :

à moins que nous ne nous donnions la peine d'élargir le débat de ce soir au règlement tout entier, et donc de parler ici de ce à quoi nous sommes, je l'espère, tous attachés : la démocratie. Les Français seraient alors probablement attentifs et surpris. Tel est d'ailleurs l'objet de notre motion de rejet préalable.

Cette journée du 27 juin était, en réalité, non pas une nuit des longs couteaux, mais une journée des longues cuillères à soupe, qui reflétait bien un travers français admirablement dénoncé par le doyen Vedel : nos juristes et législateurs tentent trop souvent de résoudre une question personnelle en édictant une norme abstraite et impersonnelle.

Un exemple savoureux, rapporté par le même doyen Georges Vedel, illustre ce travers dont vous êtes désormais complices, à propos de la loi du 14 septembre 1941 – que vous connaissez certainement tous, mais que je vais vous rappeler. À cette date, Pétain signa un acte législatif autorisant pour la première fois en France la légitimation des enfants adultérins. L'Église s'en étonna et interrogea Pétain, qui la rassura en ces termes : la réforme de 1941 suppose que soit réuni un nombre si impressionnant de conditions qu'il n'existe en réalité qu'un seul bénéficiaire potentiel connu : le jardinier de Philippe Pétain lui-même, d'où l'appellation de « loi du jardinier ».

Eh bien, ce soir, mes chers collègues, nous débattons du règlement du jardinier. Ce serait drôle s'il n'y avait pas un danger : vous transcrivez par écrit une règle orale de la tradition parlementaire ; or, en vertu de l'article 61 de la Constitution, nous débattons d'une résolution qui sera automatiquement soumise à la censure du Conseil constitutionnel. Vous êtes donc en train d'ouvrir une boîte de Pandore, car, si le Conseil constitutionnel ne peut pas examiner une tradition orale, il peut en revanche censurer une norme écrite. D'autres motifs d'inconstitutionnalité pourraient d'ailleurs être exposés aux Sages de la rue de Montpensier.

N'oubliez pas, d'ailleurs, que, lors de la dernière révision du règlement, la résolution de Rugy-Pompili du 12 février 2013 instituant une coprésidence de groupe avait été balayée par une censure totale le 28 février 2013.

Croyez-vous que, après l'incident du 27 juin dernier, le Conseil constitutionnel continuera d'accepter le concept flou de « groupe d'opposition » ? Avez-vous comptabilisé le nombre d'articles fondés sur ce distinguo, qui peut demain être déclaré caduc ? Les articles 10, 16, 19, 31, 48, 49, 111, 132, 133, 141, 145 et j'en passe, tous ces articles du règlement mentionnent le concept soit de majorité, soit de minorité ou d'opposition.

Une question préalable peut avoir deux motifs : soit nous considérons que le texte de la présente proposition est contraire aux principes constitutionnels, soit nous estimons qu'il n'y a pas lieu d'en délibérer. Votre résolution coche les deux cases.

Tout d'abord, il existe un premier motif d'inconstitutionnalité, qui est d'ailleurs la source même du litige qui anime nos débats ce soir ; on retrouve cette faille démocratique dans l'alinéa 7 de l'article unique. En effet, l'un des postes de questeur serait réservé à un député appartenant à un groupe s'étant déclaré d'opposition. Cela signifie en clair que c'est à la majorité de l'Assemblée qu'il appartiendrait de choisir qui serait « l'opposition de Sa Majesté » : c'est une atteinte insupportable à la vie démocratique de notre assemblée, que vous ne cessez de fouler par ailleurs.

La République en marche a donc choisi son opposition : les Constructifs – autant dire qu'avec une opposition de cet acabit, elle n'a même plus besoin de majorité ! Curieuse conception de ce nouveau monde, qui choisit ses interlocuteurs, mais refuse de donner des moyens à ceux que lui désigne le peuple de France dans cette assemblée.

Il existe d'ailleurs une faille juridique majeure dans l'hypothèse ou, faute de consensus, les députés viendraient à élire deux questeurs appartenant à la majorité et un troisième questeur qui siégerait chez les non-inscrits. En pareil cas, l'article 10 nouveau serait inapplicable.

Deuxième motif de non-conformité : tous les membres de la représentation nationale siègent dans cet hémicycle à égalité de droits et devoirs. Mais tel n'est pas le sens du texte qui nous est soumis. Il nous est proposé ce soir de codifier une sorte de cuisine intergroupe, au sein de laquelle les prébendes seraient réparties suivant un nombre de points proportionnel aux effectifs de chaque groupe. Ensuite, en fonction de leurs points, les présidents de groupe pêcheraient dans leur vivier tel questeur, tel vice-président ou tel secrétaire. À cela s'ajoute, summum du non-droit, qu'il n'existe aucune procédure destinée à vérifier que les heureux élus étaient bien candidats – en clair, pour vous, les députés non inscrits sont invités à ne pas se porter candidat au bureau de l'assemblée.

Enfin, troisième problème juridique : il suffit qu'un député non inscrit rejette vos tripatouillages pour que nous ayons recours au scrutin plurinominal majoritaire prévu par l'article 10, alinéa 6, et l'article 26, alinéa 4, du règlement de notre assemblée. Or il existe ici une ambiguïté : rien n'empêche un député, non inscrit ou membre d'un groupe, de présenter sa candidature au poste de questeur, puis, en cas d'insuccès, au poste de vice-président et, en dernier lieu, à celui de secrétaire. Une telle hypothèse implique donc trois élections distinctes, avec, à l'article 10, alinéa 4, une incertitude résiduelle : à partir de quand le délai de trente minutes prévu pour s'inscrire est-il compté ? Notre député défait devrait donc attendre les résultats de l'élection à la vice-présidence pour se porter candidat à la questure. En clair, le texte qui nous est proposé ne répond pas à l'exigence d'intelligibilité constamment réaffirmée par le Conseil constitutionnel.

De ces failles juridiques, vous n'avez visiblement que faire, obsédés que vous êtes par la nécessité de bidouiller et tripatouiller le règlement pour l'adapter à vos désirs. Je le disais, les Français seraient probablement consternés par ces manoeuvres, d'autant plus lorsque l'on sait qu'il n'existe qu'une ou deux révisions de notre règlement par législature : on aurait pu imaginer qu'une version un peu plus ambitieuse s'imposerait, tant vous avez la bouche pleine de concepts démocratiques, de leçons, mais les bras vides de pratiques concrètes.

À quoi assistons-nous, finalement ? À un piteux partage du gâteau, à un marchandage peu reluisant auquel se livrent les acteurs d'un système déjà à bout de souffle, sans colonne vertébrale ni souci des équilibres démocratiques. Que se cache-t-il derrière ces arrangements et ces combines ? Quels enjeux matériels, financiers, compléments indemnitaires, frais de mandats, nombre de collaborateurs ou avantages en nature sont dissimulés derrière ces manipulations peu ragoûtantes ?

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