Intervention de Gérald Darmanin

Réunion du jeudi 29 novembre 2018 à 10h30
Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi habilitant le gouvernement à prendre par ordonnance les mesures de préparation au retrait du royaume-uni de l'union européenne

Gérald Darmanin, ministre de l'action et des comptes publics :

Merci, monsieur le président, de vos propos introductifs, que je partage. Merci également de cette invitation devant votre commission dont le rôle est essentiel, puisqu'elle permettra de préparer le texte qui sera présenté par le Gouvernement sur la question, essentielle pour notre continent et pour notre pays, du Brexit.

Tout le pays est impacté par le Brexit, qui concerne de fait l'ensemble du Gouvernement, mais il n'est pas faux de dire que le ministère de l'action et des comptes publics y a une responsabilité particulière, en premier lieu parce qu'il est le ministère qui gère les douanes – et je suis accompagné par le directeur des douanes et droits indirects, qui pourra, si vous le souhaitez, répondre à vos interrogations lors d'une audition ultérieure ; c'est le sujet sur lequel portera l'essentiel de mon intervention. Ce à quoi viennent s'ajouter d'autres questions, qui ont trait à la fiscalité et à la fonction publique.

Au-delà des aspects européens, aussi essentiels soient-ils, et de la longue histoire de nos relations avec nos amis britanniques, c'est, à ma connaissance, la première fois dans l'histoire de l'humanité et depuis que la Méditerranée a connu les premiers échanges internationaux, que nous n'assistons plus à une accélération de la mondialisation et à une convergence de normes vers un marché commun, qu'il soit construit par des traités internationaux ou qu'il soit subi : il faut savoir que depuis 1990 les échanges de containers sur les mers du monde se sont accrus de 300 %, ce qui montre que la mondialisation et l'échange de marchandises et de normes pour établir un marché commun mondial sont devenus une réalité, et au sens historique, comme l'a montré Fernand Braudel. Et voilà que, pour la première fois, nous allons au contraire connaître une divergence de normes. Certes, il y avait la Manche, une frontière linguistique, et les Anglais n'étaient pas des membres de l'Union européenne comme les autres, nos amis belges par exemple, mais c'est la première fois qu'une telle divergence se manifeste.

Pour l'administration des douanes dont j'ai la charge, la plus vieille administration française, la question des échanges de marchandises et celle des frontières sont essentielles. Il y a quelque chose d'étonnant à voir renaître des frontières, et ce pas seulement sous l'effet de migrations de populations, qui concernent davantage le ministre de l'intérieur, le contrôle des personnes et la police aux frontières ne relevant pas du travail de la douane, à quelques exceptions près, dans certains aéroports de Bretagne ou à La Rochelle. Mais pour ce qui est des marchandises, la recréation de frontières est un défi pour mon administration.

Avec la multiplication des colis, les douanes ont certes compris que les trafics ne passent pas que par la frontière physique entre deux pays. Il existe toujours à Tourcoing un quartier qui s'appelle le Risquons-Tout. Vous savez que l'on compte dans cette ville dix-sept points d'échange avec la Belgique. Quand j'étais petit, il existait le chemin du douanier, celui où l'on risquait tout au moment de passer, qui du chocolat, qui des diamants en provenance d'Anvers. Mais le « Risquons-Tout » n'est plus tellement à la frontière physique, puisque les colis permettent de faire du trafic directement de Chine ou des Pays-Bas. Toujours est-il que c'est la première fois que l'administration douanière va constater la recréation d'une frontière physique et administrative. C'est un défi qui l'appellera à faire preuve de tout son professionnalisme.

Les échanges sont très nombreux avec les Anglais, et dans les deux sens ; mais ce qui est important pour nous, administration douanière, ce ne sont pas les deux sens, et il faut à ce sujet lever d'emblée un quiproquo. Le défi pour l'administration française n'est pas de contrôler 30 000 entreprises françaises qui exportent en Grande-Bretagne : c'est le problème des Anglais. Nous n'allons pas bloquer les camions des entreprises françaises à Calais, au Havre ou à Dunkerque pour vérifier à leur place ce qu'il y a dans les conteneurs. Nous continuerons bien sûr à échanger des informations, et bien avant les points de frontière, par exemple lorsqu'une entreprise située à Grenoble exporte des marchandises en Angleterre : les bornes numériques de dédouanement automatiques comme celles de Roissy, que j'ai inaugurées le jour même de mon installation comme ministre, et d'autres grands aéroports, évitent les files d'attente. Vous pouvez quasiment de chez vous acheter votre smartphone aux Galeries Lafayette et le dédouaner avant de repartir. C'est tout notre travail en amont, y compris sur le plan du conseil aux entreprises.

Le problème, ce sont, par définition, les marchandises qui entrent, les importations. Notre travail sera de contrôler, pour le compte du marché commun, les marchandises qui entrent dans l'Union par les ports, les aéroports ou le tunnel. La question essentielle est de savoir comment contrôler ces marchandises en provenance de Grande-Bretagne, et donc où se situe la frontière des marchandises, de même qu'il y a quelques années se posait la question de la frontière des hommes, conséquence des traités du Touquet et de Cantorbery. La France acceptera-t-elle que les Anglais contrôlent les marchandises une fois arrivées sur le sol français, dans ses ports ? Cela peut créer un petit sujet d'engorgement. Et la question se posera pour tous les pays ayant un lien avec la Grande-Bretagne. Ce qui fait que le Brexit nous pose un double problème : il ne faudrait pas non plus porter atteinte à la compétitivité de nos ports vis-à-vis des ports dits flamands, de Belgique et des Pays-Bas, Anvers, Rotterdam et, dans une moindre mesure, Zeebruges. Autrement dit, la question de la frontière ne doit pas être mésestimée.

Ensuite, il faut savoir de quelles marchandises on parle. Il y a de ce point de vue une affaire dans l'affaire. Le point le plus sensible, me semble-t-il, est celui qui relève des marchandises sanitaires et agricoles, un sujet qui concerne essentiellement le ministère de l'agriculture. Nous avons un passé compliqué, pour ne pas dire plus, avec l'arrivée de marchandises agricoles anglaises – chacun pense à la vache folle. Notre travail sera de veiller, pour le compte de l'Union européenne, à ce que le marché commun soit protégé de produits problématiques. Une question que doit, me semble-t-il, se poser le Parlement français est de savoir si les Anglais mettront à notre disposition des contrôles sanitaires qui puissent nous donner des assurances. Il se dit, mais le ministre de l'agriculture pourra vous en parler mieux que moi, que les Anglais connaissent des difficultés, du fait d'avoir dénaturé leurs services de contrôle sanitaire : nous aurons donc à conduire un travail particulièrement approfondi de contrôle des marchandises agricoles arrivant sur le territoire national.

Dans certains points d'entrée, à Calais notamment, mais pas seulement, l'essentiel de nos échanges agricoles tourne autour des produits de la pêche. Mme Loiseau a dû vous parler des zones de pêche, je ne reviendrai donc pas sur ce point, mais se pose également la question de la transformation du poisson. Qui dit Calais dit Boulogne-sur-Mer ; or c'est à Boulogne-sur-Mer que se trouve la plus grande partie de l'activité de transformation des produits de la pêche. Nous devons transformer notre administration pour contrôler l'arrivée de ces marchandises, qui arrivent de nuit – les pêcheurs sont, nous le savons, des gens courageux. Nous pouvons imaginer de transformer l'administration des douanes pour qu'elle travaille la nuit à Calais et Boulogne-sur-Mer, ce que nous avons déjà annoncé lors d'un récent déplacement, mais il faut surtout que la Commission européenne nous autorise à assurer un contrôle de ces marchandises sur le lieu de leur transformation afin de ne pas mettre en péril des activités économiques importantes, en particulier dans la région des Hauts-de-France, mais également, quoique dans une moindre mesure, en Normandie et en Bretagne. Aujourd'hui, la Commission nous dit que l'union douanière oblige les pays frontaliers à contrôler aux points d'arrivée. Nous n'avons pas encore reçu de réponse de sa part pour savoir si elle autoriserait, compte tenu du volume des échanges, un transit sur le sol européen avant contrôle.

Ce qui est vrai pour la pêche l'est aussi pour les marchandises. Nous devons procéder à des aménagements. Il faut savoir que les douanes ne contrôlent pas toutes les marchandises, tous les camions, tous les containers, qui arrivent sur le territoire, car ce serait impossible ; elle procède par ciblage afin de vérifier si la marchandise correspond aux normes, et s'il n'y a pas de contrebande, de contrefaçons, de stupéfiants. Mais elle ne contrôle pas tous les containers qui arrivent d'Amérique du Sud, par exemple : le port de Dunkerque est notamment spécialisé dans les fruits et légumes, pour lesquels la logistique doit être très rapide : il faut cibler, ce que les douanes françaises, dont on connaît le professionnalisme, savent très bien faire. Il n'y a aucune raison de penser que la Grande-Bretagne subira plus de contrôles que n'en subit aujourd'hui l'Argentine ou le Chili ; mais la question est de savoir où auront lieu ces contrôles. Et ce point pratique ne m'a pas échappé.

Le port du Havre a sans doute la capacité de les assurer sur son site ; c'est moins vrai pour des ports bretons ou dans d'autres ports normands tels que Dieppe et Ouistreham, et ce n'est pas vrai du tout à Dunkerque et à Calais. Je rappelle qu'à Calais plus de 4 millions de containers sont échangés chaque année, par le tunnel et par le port. Nous ne disposons pas, ni à Dunkerque ni à Calais, d'infrastructures qui nous permettent de contrôler ces camions et containers sur place.

Deux questions se posent donc. Premièrement, que faire en cas de Brexit « dur » ? Je m'inscris dans la perspective où il n'y aurait pas d'accord. Si un accord est trouvé, tant mieux, mais le Premier ministre m'a demandé de travailler comme si, le 29 mars prochain, il n'y avait pas de deal avec nos amis anglais. La date du 29 mars est donc une date fatidique qui nous demande de réaliser des opérations d'achat de terrains et d'aménagement à brève échéance. À Dunkerque, il faut 25 millions d'investissements pour aménager le port de façon à accueillir les camions et voitures. Aujourd'hui, le ferry arrive, quatre fois par jour, les voitures descendent et partent directement ; il n'existe aucun lieu physique pour procéder à des contrôles douaniers.

Il faut procéder à ces investissements et nous devons également nous doter de moyens, fussent-ils un peu dérogatoires au regard des canons de la Commission européenne, et notamment de moyens humains pour assurer les contrôles. J'ai eu l'occasion de dire plusieurs fois devant le Parlement que nous avions recruté 700 douaniers supplémentaires.

Deuxième question, la difficulté calaisienne : quatre millions de conteneurs et de poids lourds à contrôler chaque année, une économie régionale et nationale, un port de premier ordre. Le tunnel et le port ne sont pas très éloignés, mais pas pour autant l'un à côté de l'autre. La question est de savoir s'il faut centraliser les contrôles de l'agriculture et des douanes, autrement dit faire sortir les conteneurs du tunnel et du port pour les contrôler quelques kilomètres plus loin. C'est plutôt ce que proposent les élus locaux, avec un terrain dont nous sommes en train d'examiner les caractéristiques. Encore faut-il que la Commission européenne accepte l'idée que le camion soit contrôlé au bout de trois ou cinq kilomètres d'autoroute, avec une sorte de corridor numérique pour vérifier qu'il ne quitte pas la zone de contrôle. Nous n'avons toujours pas reçu de réponse de la Commission, et surtout, ce ne sera pas réalisable d'ici au 29 mars. Il faudra donc sans doute des contrôles sur place en attendant. J'en ai discuté avec le président de région – il faut savoir que le port de Calais est régional, alors que le port de Dunkerque est national.

Les choses seront différentes selon qu'il y aura un accord sur le Brexit ou pas. J'ai cru comprendre que l'accord négocié entre l'Union européenne et la Grande-Bretagne prévoyait un rallongement de la période transitoire. Un prolongement de l'union douanière serait naturellement très positif en permettant aux douanes de s'organiser. Mais si le Parlement britannique n'accorde pas sa confiance à la Première ministre, nous nous préparons à faire face à des difficultés d'aménagement le 29 mars.

Au titre des autres sujets, se posent les problèmes des flux financiers et du sort des fonctionnaires. On dénombre 1 715 fonctionnaires français qui sont soit Britanniques soit Franco-Britanniques, et, de mémoire, 900 conseillers municipaux britanniques qui ont été élus dans les communes françaises. Se posent d'autres problèmes qui relèvent de la vie quotidienne, par exemple l'achat de maisons, notamment en Bretagne et en Languedoc, qui font que certains Britanniques ont besoin d'un passage aux frontières plus rapide. Mais cela concerne le ministre de l'intérieur.

Là où nous sommes rassurés, c'est que j'ai compris que la Grande-Bretagne, indépendamment de l'accord sur le Brexit, avait demandé à la Commission un accord de transit. Ce n'est donc pas parce qu'il n'y aura pas de lien juridique, si jamais le Parlement britannique refusait le deal, qu'il n'y aura pas d'accord de transit. Cet accord de transit nous permet d'imaginer un échange avec nos amis britanniques, certes difficile mais pas impossible. D'après ce que m'a dit Michel Barnier, la Commission européenne n'a d'autres solutions que d'accepter cet accord de transit ; elle le confirmera d'ici au 15 décembre. Ce qui est de nature à nous rassurer.

En conclusion, des moyens budgétaires supplémentaires sont prévus : 30 millions d'euros par an, en plus des 700 ETP supplémentaires des douanes qui seront affectés intégralement aux contrôles du Brexit, 20 millions d'euros d'investissement déjà engagés, grâce au vote du Parlement, que je remercie, et notamment votre rapporteur spécial Laurent Saint-Martin, sur les questions de numérisation des processus pour faire passer les frontières avant la frontière et gagner du temps, et plus de 30 millions d'euros que doivent dégager pour l'aménagement des sites les gestionnaires des ports, et l'État pour les ports d'État tels que le port de Dunkerque. Le coût du Brexit pour mon ministère serait, à première vue, de l'ordre d'une centaine de millions d'euros.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.