Intervention de Didier Migaud

Réunion du mercredi 12 décembre 2018 à 18h00
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Didier Migaud, président du Conseil des prélèvements obligatoires :

C'est avec grand plaisir que je me trouve à nouveau devant votre commission, cette fois en ma qualité de président du CPO pour vous présenter notre dernier rapport intitulé Les taxes affectées : des instruments à mieux encadrer, qui rend compte de travaux effectués à la suite de la saisine de la commission des finances du Sénat.

Ce rapport d'une centaine de pages s'appuie sur trois rapports particuliers, qui n'engagent pas le CPO, mais qui ont toutefois été mis en ligne en même temps que celui-ci après sa présentation aux sénateurs.

Nous nous étions déjà exprimés sur ce sujet de la fiscalité affectée, notamment dans un rapport publié il y a cinq ans, intitulé Fiscalité affectée : constats, enjeux et réformes qui avait été établi cette fois-là à la suite de la saisine du Premier ministre.

Il nous a été demandé, d'une part, de faire un bilan de la mise en oeuvre de ces quatorze propositions que nous avions eu l'occasion de faire il y a cinq ans et qui visait à rationaliser l'usage de la fiscalité affectée alors insuffisamment maîtrisée, et d'autre part d'analyser le dispositif de plafonnement des taxes affectées et ses conséquences à la fois pour les organismes bénéficiaires de ces taxes pour le budget de l'État.

Afin d'établir des comparaisons utiles, nous avons repris le même périmètre d'analyse qu'en 2013, celui des impositions de toutes natures affectées à des tiers autres que les collectivités locales et les organismes de sécurité sociale. Deux ensembles n'ont donc pas été pris en considération : les taxes affectées aux organismes de sécurité sociale et les taxes affectées aux collectivités territoriales ainsi qu'à leurs groupements.

Au total, le champ de notre analyse est constitué de 150 taxes sur 350, pour des recettes de près de 30 milliards d'euros sur plus de 250 milliards d'euros, affectées aux agences de l'État aux organismes techniques professionnels, consulaires, gestionnaires des fonds de la formation professionnelle, aux agences de l'eau ainsi qu'aux dispositifs de péréquation et de solidarité nationale.

Une fois de plus, si nous avons retenu ce périmètre, c'est afin de pouvoir établir des comparaisons pertinentes avec nos travaux d'il y a cinq ans.

Les taxes affectées sont des instruments durablement installés dans le système fiscal français. Le développement de la fiscalité affectée correspond au souhait des pouvoirs publics d'individualiser des ressources au profit de politiques publiques particulières, le plus souvent afin d'assurer une meilleure acceptation des prélèvements correspondants : sans remonter au Moyen Âge et aux impôts affectés au financement des guerres, je peux citer en exemple le financement des chambres de commerce, de la production cinématographique ou des politiques environnementale et énergétique.

L'expansion, parfois mal maîtrisée, de la fiscalité affectée avait inspiré au CPO, en 2013, des orientations visant à restreindre le périmètre de ces taxes et à en rationaliser l'usage. Cinq ans après, les taxes affectées apparaissent globalement en voie de stabilisation. Leurs recettes, qui avaient fortement augmenté entre 2007 et 2011, de 27,6 %, se sont depuis stabilisées à + 4,1 % entre 2011 et 2017.

Le nombre de taxes reste toutefois élevé, au nombre de 150 dans le périmètre de l'étude, pour un montant de 28,6 milliards d'euros en 2016. La plupart d'entre elles ont un rendement limité : 87 taxes ont un rendement inférieur à 150 millions d'euros. Six seulement, principalement dans la sphère sociale, ont un rendement supérieur à 1 milliard d'euros.

Les taxes restent concentrées sur un petit nombre de secteurs bénéficiaires : transition écologique, intérieur, culture et agriculture.

Malgré leur ancienneté, les taxes affectées ne font pas l'objet d'une définition juridique précise, même si l'article 2 de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) encadre leur création en la soumettant à quatre conditions : l'affectataire doit être une personne morale autre que l'État, exerçant des missions de service public ; la création de l'imposition, qui peut être prévue par une loi ordinaire, doit être autorisée par la loi de finances de l'année ; si l'imposition concernée a été établie au départ au profit de l'État, une loi de finances doit procéder à sa réaffectation ; enfin, le projet de loi de finances doit être accompagné chaque année de la liste et de l'évaluation de ces impositions – c'est un des chapitres du fascicule Voies et moyens qui vous est remis.

Pourtant, des imprécisions nombreuses demeuraient sur le statut juridique des impositions affectées. Des décisions juridictionnelles récentes ont contribué à stabiliser le cadre juridique : dans sa décision du 29 décembre 2014, le Conseil constitutionnel a reconnu la conformité à la Constitution du plafonnement des taxes affectées instaurées par l'article 46 de la loi de finances pour 2012. Ce mécanisme prévoit la possibilité de fixer une limite au-delà de laquelle les sommes collectées au profit d'un organisme affectataire doivent être reversées au budget de l'État. Le Conseil constitutionnel a également prononcé plusieurs censures successives sur des taxes affectées qui poursuivaient des finalités proches. Enfin, dans le cadre de la procédure des questions prioritaires de constitutionnalité, il s'est prononcé à onze reprises sur des taxes affectées à des tiers.

De son côté, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) s'est prononcée sur les conditions dans lesquelles les ressources issues des taxes affectées sont compatibles avec le régime européen des aides d'État ou avec d'autres règles de droit européen, notamment les directives relatives aux accises ; le contentieux sur l'appréciation de la conformité de la contribution au service public de l'électricité (CSPE) avec les directives européennes en matière de fiscalité de l'énergie est toujours pendant devant la Cour de justice.

Le rapport du CPO de 2013 mettait aussi en lumière un certain nombre de dérives parallèles à l'augmentation de leur nombre et de leur montant : perte de contrôle, opacité du dispositif, difficultés de gouvernance et de gestion des organismes affectataires, complexification du système fiscal.

Ces constats avaient justifié la formulation de quatorze propositions, visant à mieux quantifier la fiscalité affectée, en restreindre le recours et à rebudgétiser celles dont l'affectation ne se justifiait pas. De surcroît, il était proposé de supprimer les « microtaxes » ou les taxes les plus inefficientes d'un point de vue économique, ce qui manifestement continue de vous préoccuper, comme le montrent les propositions régulièrement formulées.

Les correctifs appliqués depuis 2013 ont permis d'atténuer certains défauts des taxes affectées. Au cours des cinq dernières années, la situation a heureusement évolué, notamment avec la prise en compte de plusieurs recommandations du CPO.

Tout d'abord, la loi de programmation des finances publiques (LPFP) pour 2014-2019 comportait un objectif de rebudgétisation des taxes affectées. La LPFP pour 2018-2022 s'est ensuite concentrée sur la définition de critères de création de ces taxes, abandonnant l'objectif précédent de rebudgétisation – qui n'avait d'ailleurs pas été mis en oeuvre.

Le plafonnement des taxes a également évolué. Créé en 2012, ce dispositif a progressivement pris de l'ampleur : il ne concernait en 2013 qu'un périmètre de 5,2 milliards d'euros de taxes affectées, pour des reversements au budget général de l'État de 218 millions d'euros. En 2018, il porte sur plus de 9 milliards d'euros de taxes, pour des reversements de 1 milliard d'euros. Ces reversements, souvent appelés « écrêtements », sont aujourd'hui contestés ; du reste, de plus en plus d'amendements parlementaires sont présentés, qui ont pour objet d'élever un plafond ou de le supprimer.

Il faut toutefois reconnaître au plafonnement, malgré ses défauts, quelques mérites concernant la qualité de gestion des organismes auxquels il s'applique. Ainsi, certaines des dérives dans la gestion des organismes affectataires, constatées en 2013, ont depuis été atténuées. L'exemple le plus frappant de cette évolution concerne les dépenses de ces organismes : alors qu'elles avaient augmenté plus vite que celles des opérateurs non affectataires de taxes pendant la période 2007-2011, elles ont progressé moins vite que celles de ces derniers pendant la période 2012-2017.

L'analyse peut être affinée selon que le plafonnement est « mordant », c'est-à-dire lorsque, en cas de dépassement, le différentiel est reversé au budget général, ou non.

Sans surprise, c'est le plafonnement mordant qui a le plus efficacement contribué à la modération des dépenses et des recettes, puisque les charges et les produits des opérateurs affectataires de taxes plafonnées ont diminué plus vite que ceux des opérateurs avec des taxes non plafonnées. Toutefois, dans ce cas, les restrictions ont porté essentiellement sur les dépenses d'intervention et les investissements.

Cette analyse met en évidence à la fois l'utilité et les limites du plafonnement : son impact sur les dépenses est réel, mais il frappe essentiellement les dépenses d'intervention, objet même de l'affectation, et participe peu à la modération des frais de structure.

Il n'en reste pas moins que la situation financière des opérateurs affectataires a été rationalisée, comme en témoigne l'évolution de leur fonds de roulement : surabondant pendant la période 2007-2011, il a été fortement réduit entre 2012 et 2017, pour revenir aux alentours des normes prudentielles qui prévalent en matière de gestion des deniers publics.

Ainsi, le CPO dresse un bilan de l'usage de la fiscalité affectée plus nuancé aujourd'hui que celui de 2013 puisque les mesures prises depuis, notamment le plafonnement d'un nombre croissant de taxes affectées, ont limité certains des dysfonctionnements relevés ; cela nous a conduits à réévaluer l'intérêt de ces instruments.

Il ne faut pas nier toutefois que des difficultés demeurent. Ainsi, la liste des taxes affectées présentée dans l'annexe VII des Voies et moyens n'est ni exhaustive ni exempte d'erreurs ; et leurs modalités de recensement restent entièrement déclaratives, ce qui pose problème.

De plus, les taxes affectées accentuent certaines caractéristiques du système fiscal français souvent critiquées par le CPO : l'émiettement en un grand nombre de taxes, dont certaines ont un rendement très faible ou d'autres présentent des coûts de collecte élevés – 400 % du montant de la « taxe radioamateurs » collectée par l'Agence nationale des fréquences (ANFR) ; l'instabilité normative, du fait des nombreuses créations et suppressions de taxes, respectivement dix et onze depuis 2014, et des modifications relatives à leur régime ; le poids de ces prélèvements sur certaines assiettes : l'assiette des taxes affectées est constituée essentiellement des revenus du travail lorsque l'on considère le nombre de ces taxes ; mais si l'on considère le rendement, c'est le capital qui est la principale assiette sollicitée.

Enfin, et c'est devant vous qu'il est le plus pertinent de soulever cette question, la fiscalité affectée permet trop souvent le contournement de la procédure budgétaire de droit commun. L'information dont le Parlement dispose sur ces taxes est encore parcellaire et imprécise. Par ailleurs, une fois instituées, les taxes ne suscitent plus de vrai débat au sein de la représentation nationale, ce qui pose un problème démocratique sérieux au regard de la réalité du consentement à ce type de prélèvement.

Pour autant, l'analyse de la fiscalité affectée ne saurait se limiter à ces seuls défauts, même s'ils sont importants. À côté des difficultés, qui sont réelles, l'utilité des taxes affectées pour certains secteurs ne doit pas être sous-estimée.

Certains affectataires de taxes mettent en avant la meilleure acceptation de l'impôt par les redevables, qui auraient l'assurance que le produit de l'impôt finance des dépenses sectorielles dont ils peuvent directement bénéficier. Ce lien entre dépenses et recettes n'est pas toujours établi, même s'il existe pour les centres techniques et industriels (CTI) ou encore des agences spécialisées telles que l'Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS). Ces dispositifs sont d'ailleurs très soutenus par les acteurs des secteurs concernés, bien entendu.

Les comparaisons internationales – et c'est là un des apports de l'étude du CPO – montrent d'ailleurs que la France n'est pas la seule à recourir aux taxes affectées.

Ainsi, le système français de soutien au cinéma, fait de taxes affectées et de financements publics, existe également dans une dizaine d'autres pays européens. Le Royaume-Uni et l'Allemagne se sont dotés d'organismes dont les missions et le financement sont proches de ceux du Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC), même si les moyens mis en oeuvre dans ces pays n'ont pas la même ampleur qu'en France, mais c'est un constat que nous sommes souvent conduits à faire... Comme en France, les taxes affectées y sont assez largement utilisées dans les secteurs de l'environnement et de l'énergie. Là aussi, la spécificité française tient à la part importante que ces taxes représentent dans le budget des agences affectataires plutôt qu'au principe lui-même, largement partagé.

La dérogation au principe d'universalité que constitue l'affectation d'une taxe à un opérateur ne se justifie selon nous que si elle est utile et efficace, ce qui doit pouvoir être démontré et encadré.

Elle doit également s'accompagner de contreparties de transparence vis-à-vis du Parlement d'une part, et d'encadrement de la dépense et d'ajustement de la recette d'autre part. Ces contreparties ne sont aujourd'hui qu'imparfaitement réunies ; c'est ce qui nous a amenés à formuler plusieurs propositions visant à renforcer la transparence de ces taxes affectées et mieux les encadrer.

Nous ne pouvons que constater l'installation durable des dispositifs de taxes affectées dans le système fiscal français et les difficultés d'une rebudgétisation de grande ampleur.

C'est pourquoi le rapport ne reprend pas toutes les propositions de 2013, mais en formule huit, qui visent à mieux encadrer la fiscalité affectée, groupées autour de trois axes.

Le premier axe consiste à améliorer l'information du Parlement. Il s'agit d'une exigence de transparence démocratique, indispensable pour rendre plus légitime le dispositif de la fiscalité affectée. Le CPO propose deux pistes : la première, à la charge de l'administration, consisterait à organiser la centralisation des données pour améliorer la fiabilité et la qualité des informations communiquées au Parlement, aujourd'hui limitées à un inventaire des cas d'affectations d'impositions de toute nature ; la seconde serait à la charge des organismes affectataires, qui devraient rendre public, chaque année, un « compte d'emploi » des ressources fiscales qui leur sont affectées, comme au Royaume-Uni par exemple.

Deuxième axe d'adaptation possible : mieux encadrer les taxes affectées. Trois pistes peuvent être explorées.

La première consisterait à prévoir, chaque année, un vote du Parlement sur les taxes affectées à des tiers autres que les collectivités locales et les organismes de sécurité sociale, dans le cadre du débat budgétaire. Ce vote serait éclairé par les travaux d'un rapporteur spécial analysant ces taxes et leur évolution. Ce vote pourrait à terme être rendu obligatoire par une disposition nouvelle de la LOLF.

La deuxième piste pourrait viser à rendre plus contraignantes les conditions de création d'une taxe affectée : même si l'article 36 de la LOLF, qui prévoit qu'une taxe affectée ne peut résulter que d'une loi de finances, est généralement respecté, sa portée est limitée par le fait que la décision de création de la taxe a été prise dans une loi ordinaire. L'article 36 de la LOLF pourrait prévoir que la création d'une taxe affectée à un tiers autre que les collectivités locales ou les organismes de sécurité sociale ne peut résulter que d'une disposition de loi de finances.

La troisième piste consisterait à supprimer certaines taxes affectées, notamment celles à faible rendement, celles à coûts de collecte élevés et celles qui pourraient être transformées en contributions volontaires obligatoires (CVO), qui présentent l'avantage de ne constituer ni des prélèvements obligatoires au sens de la comptabilité nationale ni des aides d'État au sens du droit européen, et d'être d'un usage souple. En outre, les lois de programmation des finances publiques pourraient fixer un objectif de réduction du nombre de ces taxes.

Troisième et dernier axe de réforme possible : renouveler et enrichir les outils de pilotage des taxes affectées.

Pour améliorer la gestion de la fiscalité affectée, nous formulons trois propositions.

D'abord, faciliter un ajustement par les taux comme alternative à l'écrêtement. Si la recette est plus importante, plutôt que de la reverser au budget, il faut baisser le taux. La modulation à la baisse des taux des taxes affectées peut être envisagée comme un substitut au plafonnement lorsque les ressources affectées à un organisme sont supérieures à ses dépenses pendant deux ans au moins par exemple.

Ensuite, l'État pourrait être doté de moyens de pilotage infra-annuels des taxes affectées lorsque celles-ci connaissent des augmentations importantes et imprévues. Une telle régulation peut être utile lorsque les ressources d'un organisme affectataire connaissent une évolution brusque et non anticipée, ce qui est le cas du CNC avec la taxe sur les services de télévision distributeurs, qui a pratiquement représenté un effet d'aubaine.

Enfin, il peut être pertinent de confier la collecte à l'État ou aux unions de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales (URSSAF), sauf si l'affectataire recouvre des taxes dont les bénéficiaires ne sont pas des bénéficiaires des interventions financées par ces taxes : cette proposition permettrait de diminuer les coûts de recouvrement de certains affectataires, les risques de fraude fiscale et les potentiels conflits d'intérêts.

Au total, vous noterez une certaine évolution de la tonalité du rapport du CPO concernant la fiscalité affectée. En réalité, ce n'est pas tant la position du CPO qui a changé que la situation observée. Les dérives les plus manifestes mises en évidence il y a cinq ans apparaissent mieux maîtrisées, même si elles n'ont pas encore toutes disparu ; d'où les propositions que nous formulons.

Par ailleurs, le constat de la difficulté politique à rebudgétiser les taxes affectées ainsi que celui de l'utilité économique de certaines d'entre elles plaident pour une conservation de ce dispositif, à condition bien entendu que la fiscalité affectée soit rendue plus transparente, plus démocratique et mieux pilotée. Le CPO s'est efforcé de faire des propositions dans ce sens, que nous avons voulues réalistes, concrètes et pragmatiques.

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