Intervention de Antoine Savignat

Séance en hémicycle du mardi 15 janvier 2019 à 15h00
Programmation 2018-2022 et réforme de la justice — Motion de rejet préalable (projet de loi ordinaire)

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAntoine Savignat :

Prenons ensemble nos responsabilités, mes chers collègues, offrons aux Français le débat qu'ils demandent et rejetons en l'état ce texte sur lequel nous aurons tout loisir de revenir, forts des souhaits émis par nos concitoyens. Ne minimisons ni l'enjeu de ce texte, ni l'importance de la justice dans notre société.

« Dans notre démocratie, la justice remplit une mission fondamentale de l'État qu'il ne saurait ni concéder ni aliéner. Nul ne peut se faire justice à lui-même. La justice est un service public, elle est rendue au nom du peuple français. Gardienne des libertés individuelles et de l'État de droit, elle veille à l'application de la loi et garantit le respect des droits de chacun. C'est à elle seule qu'il appartient de trancher, en toute neutralité, les conflits entre les personnes et de sanctionner les comportements interdits. Pour assurer l'impartialité nécessaire à ses missions, la Constitution affirme l'indépendance de l'autorité judiciaire par rapport au pouvoir exécutif et au pouvoir législatif ». Ces mots, que j'approuve, sont extraits du site du ministère de la justice.

Et pourtant, nombreux sont les coups que porte votre texte aux principes fondamentaux régissant le fonctionnement de notre justice.

Ainsi, la justice serait une « mission fondamentale de l'État qu'il ne saurait ni concéder ni aliéner » ? Pourtant, nombreuses sont les atteintes à ce principe fondamental : installation de plateformes de résolution des litiges ou de saisine des juridictions, renvoi à la médiation au bon vouloir des magistrats, même si les justiciables ont choisi de les saisir pour régler leur différend…

Toutes ces dispositions, que vous expliquez comme une volonté de recentrer le juge sur son office, sont en réalité sources d'inégalités. Elles limiteront, voire empêcheront l'accès au juge pour les plus petits, elles éloigneront le justiciable du juge. Ce texte voté, la justice, service public rendu au nom du peuple français, ne sera plus. Nous n'aurons alors qu'un service parmi d'autres de résolution des litiges, à la légitimité entachée par la mise en concurrence avec d'autres services privés.

Il n'est pas ici question de faire le procès des modes alternatifs de règlement, mais bien celui de la volonté affichée par votre gouvernement d'en faire un mode imposé et non librement consenti du règlement des litiges. Les exemples sont nombreux et je n'aurai pas de mal à vous convaincre que les atteintes au principe d'inaliénabilité de la justice ne manquent pas, comme en témoigne la compétence du directeur de la caisse d'allocations familiales en matière de pension alimentaire.

En réalité, ce n'est pas une réforme de la justice que vous proposez mais bien une réforme de l'institution de la justice, portant gravement atteinte aux principes fondamentaux régissant notre système judiciaire.

En faisant disparaître les tribunaux d'instance – parce que, ne vous en déplaise, ils disparaissent pour fusionner dans le nouveau tribunal judiciaire – , en leur ôtant leur nom, leur identité, leur compétence matérielle et territoriale, en les transformant en simples succursales de la juridiction mère, vous exposez l'ensemble de nos concitoyens à un profond bouleversement de l'accès au droit et à la justice sur le territoire.

Nous avons entendu que vous ne fermeriez aucun tribunal. Dont acte. Mais il n'y a pas que vous, et le système que vous mettez en place permettra à n'importe quel chef de juridiction, en fonction de ses besoins et des effectifs dont il dispose, de fermer un site sur lequel était auparavant exercée l'activité de tribunal d'instance, sans concertation et au détriment des Français. Vous le nierez, comme vous l'avez toujours fait depuis le début de ce débat. Les chefs de juridiction ne vous le diront évidemment pas, et pourtant nombreux sont ceux qui, d'ores et déjà, annoncent de prochaines fermetures de site si le texte est adopté. L'affirmer n'est pas manquer à la vérité, madame la ministre, mais faire preuve de lucidité.

Moins d'accès au juge, plus de déplacements pour y parvenir : voilà ce que nous retenons de ce texte et ce qui sera la réalité, s'il est adopté en la forme, pour les justiciables de demain.

L'expérimentation des cours d'appel spécialisées en est une autre démonstration. Vous-même n'avez aucune idée de l'intérêt de la chose. Après avoir proposé un test sur deux régions, vous avez fait adopter l'extension à cinq, pour finalement revenir à deux après avoir proposé quatre. À l'heure où nous parlons, nous n'avons aucune idée des régions qui seront concernées – le savez-vous seulement ? – ni des matières sur lesquelles ces spécialisations porteront.

Approximation, tâtonnement, bricolage, là où la justice se doit d'être rigueur, fermeté et surtout stabilité. Le justiciable et les Français ne sont pas des cobayes. Derrière chaque procédure, des femmes et des hommes attendent du juge qu'il règle leur contentieux de la même manière sur l'ensemble du territoire national. Vous ne pouvez prendre en otage deux régions pour tester ce que vous êtes incapable d'évaluer.

Pis, car ce texte ne représente finalement qu'une série d'atteintes aux principes fondamentaux régissant tant la justice que nos institutions, vous avez décidé, au milieu de son examen, alors même que vous n'aviez cessé de dire le contraire, de vous faire habiliter à réformer par ordonnance la justice des mineurs.

Par ordonnance, en six mois, sans concertation et sans consultation, vous voudriez tirer les conséquences de plus de soixante-dix ans d'application de l'ordonnance de 1945 et proposer une réforme de la justice des mineurs sans débat parlementaire. La mission d'information parlementaire créée ne pourra, avec toute la bonne volonté du monde, vous éclairer utilement dans un laps de temps si court. Cette ordonnance, vous la voulez à effet différé. Mais, puisqu'il n'y a ni urgence, ni encombrement du Parlement, que ne respectez-vous le fonctionnement de nos institutions en soumettant un projet de loi au Parlement ?

Ce mépris des pouvoirs du Parlement n'est pas le seul, car nous discutons de ce texte depuis près de trois mois, après son examen par le Sénat. Vous nous avez expliqué qu'il était le fruit d'un long travail et d'une interminable concertation.

Vous noterez, soit dit en passant, que cette concertation derrière laquelle vous entendez vous réfugier ne fait pas l'unanimité puisqu'à cet instant, l'ensemble des professions judiciaires se trouvent à quelques mètres d'ici, sur l'esplanade des Invalides, pour manifester leur rejet en totalité du texte que vous nous soumettez. Ces professionnels estiment ne pas avoir été entendus. Ils ont été écoutés, mais ils n'ont pas été entendus.

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