Intervention de Jean-Luc Mélenchon

Séance en hémicycle du mercredi 16 janvier 2019 à 15h00
Préparation au retrait du royaume-uni de l'union européenne — Motion de rejet préalable

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Luc Mélenchon :

Défendre une motion procédure reste, à cette heure, le seul moyen dont nous disposions pour maintenir l'expression de notre opposition aux principes qui fondent les traités européens. Quoi qu'il en soit, madame la ministre, soyez assurée que nous avons apprécié la qualité du point d'étape que vous venez de présenter. Il nous permet de comprendre ce qu'il en est, et de savoir à quoi nous pouvons éventuellement nous attendre après le Brexit.

Nous avions de nombreuses raisons de ne pas aimer l'accord de sortie, mais nous avions avant tout une interrogation essentielle : pourquoi diable les Anglais veulent-ils sortir de l'Union européenne ? Cette question est aujourd'hui occultée. J'ai entendu l'un de nos collègues expliquer que les Britanniques s'étaient prononcés sur la base d'un flot de mensonges et d'ignorances. Supposer que les peuples ne sont pas assez intelligents pour comprendre ce qu'on leur demande reste une solution de facilité pour les gouvernants qui n'obtiennent pas la « bonne réponse ». La vérité, c'est que les Anglais, comme les Français et bien d'autres qui réagissent de manière très différente, ont parfaitement compris que l'Union européenne est entrée dans une impasse en raison même des principes qui l'organisent, principes énoncés dans les traités, en particulier dans les traités budgétaires.

La grande utopie européenne qui a empli le coeur de tant de générations – et cela remonte à fort loin – se fondait sur une union créant une coopération entre les peuples, une aide mutuelle, une union dessinant un horizon de progrès social et de progrès dans tous les domaines de la vie humaine. C'est l'inverse qui s'est produit en raison d'une méthode particulière d'organisation de l'Union, méthode fondée sur des traités budgétaires rédigés sous l'empire de la pression et de l'hégémonie de la pensée politique des gouvernements de la CDU-CSU allemande. Ces traités ont instauré l'ordolibéralisme comme la doctrine sur laquelle repose la totalité du fonctionnement de l'Union.

Que l'on ne nous dise pas que c'est faux, car, depuis le début et depuis les premières négociations, la question est sur le tapis, si bien que les premiers négociateurs allemands, à l'époque où l'Europe se construisait à six, qualifiaient déjà les Français de « romantiques » parce que ces derniers voulaient mettre sur la table la nécessaire convergence sociale qui n'était pas dans les projets des gouvernements allemands de l'immédiat après-guerre. Il s'agit donc bien du sujet qui nous divise depuis l'origine, même si l'on pensait à l'époque que le problème finirait par se résoudre grâce à une intégration progressive des nations réunies dans une union à six et dans une convergence comparable à celle qui avait permis à l'Allemagne de se constituer à partir du Zollverein, qui n'était initialement qu'un accord douanier. Ce n'est pas ce qui s'est produit, et les traités budgétaires ont introduit une bifurcation dans l'histoire dont nous sommes en train de payer le prix. Vous ne pouvez pas dire le contraire !

L'Union européenne, en tant qu'organisation politique et économique particulière scellée par des traités, est entrée dans une phase de décomposition. Pourquoi cette décomposition ? Tout simplement parce qu'elle a placé au coeur de son fonctionnement non la coopération mais la compétition de chacun contre tous dans tous les domaines. Lorsqu'on sème de la compétition et que l'on érige l'autre en adversaire, on récolte la colère des peuples et le refus de vivre ensemble. Voilà ce qui a motivé le vote des Anglais qui ne sont ni des imbéciles ni des ignorants, mais, au contraire, un très grand peuple auquel nous devons beaucoup, il faut toujours s'en souvenir !

Vous comprenez fort bien que nous ne pouvions pas accepter la phrase suivante inscrite dans l'accord de retrait : « L'Union et le Royaume-Uni conviennent de l'importance d'une concurrence libre et non faussée dans leurs relations en matière de commerce et d'investissement. » Cette même phrase était déjà au coeur du débat de 2005 sur le traité établissant une Constitution européenne. À l'époque, le principe de la « concurrence libre et non faussée » devait devenir le sommet absolu de la hiérarchie des normes de l'Union ; retrouver cette notion à l'identique dans l'accord de sortie revenait à la valider alors que nous avions voté l'inverse par référendum.

L'accord précise également que « l'Union et le Royaume-Uni reconnaissent que les pratiques commerciales anticoncurrentielles » – vues par l'Union européenne – , « les concentrations entre entreprises et les interventions de l'État sont susceptibles de perturber le bon fonctionnement des marchés et d'amoindrir les avantages de la libéralisation des échanges ». Voilà un manifeste de la pensée libérale que l'on ne peut pas présenter comme une loi de la nature. Il s'agit d'un choix politique parmi d'autres.

Je rappelle que, lorsque le premier accord à six pays avait été présenté devant l'Assemblée nationale, Pierre Mendès France avait expliqué, à la tribune d'où je vous parle, que la République française ne pouvait pas accepter une intervention extérieure aux lois humaines pour réguler les activités humaines. Il disait en quelque sorte : ni Dieu ni marché ! Je vous renvoie au texte de son intervention dans laquelle il évoquait ce marché dont l'action mystérieuse, dès lors qu'elle serait libre, aurait régulé harmonieusement les activités humaines.

En même temps que l'on négociait sur le Brexit, commençait une négociation sur ce que seraient les relations entre les pays de l'Union européenne et l'Angleterre après le Brexit. Sur ce sujet nous ne pouvons pas davantage être d'accord. Au mois d'octobre 2018, l'association CEO, Corporate Europe Observatory, a déposé une plainte dénonçant le manque de transparence dans les négociations.

Elle disait même : « Ce qui ressort clairement du travail d'investigation que nous menons depuis plusieurs mois, c'est qu'aussi bien du côté de Bruxelles que du côté britannique, on cherche délibérément à maintenir l'omertà sur les échanges entre les négociateurs et le secteur financier. En ce qui concerne l'UE, il s'agit même d'un recul majeur en termes de transparence : jamais auparavant les autorités européennes n'avaient ainsi refusé de révéler ne serait-ce que les propos tenus par les lobbyistes. »

Nous avions donc de solides raisons d'être opposés à ce texte, non pas du fait de notre relation avec les Anglais mais au regard du résultat qu'il en adviendrait pour nous Français. Et c'est ainsi que je vais examiner ce qui est en train de se passer.

La vérité est que la tentative d'accord sur le Brexit s'est brisée notamment sur la question de l'Irlande. Je ne fais de reproche ni au Gouvernement ni au rapporteur sur ce sujet, mais j'invite chacun à la réflexion sur un point auquel je reviens souvent, y compris à cette tribune : les frontières ne sont plus une question que nous pouvons laisser au bord de la table en attendant de savoir comment, dans le futur, les peuples d'Europe pourront évoluer ensemble dans le cadre d'accords politiques du type Union européenne.

Le cas de l'Irlande le montre. Je mets de côté mes sentiments personnels – je crois à l'Irlande républicaine une et indivisible, mais c'est mon affaire et la raison en est peut-être que je projette sur un autre pays des sentiments que j'applique au mien – , mais il faut bien constater qu'il y a deux pays et donc une frontière, que celle-ci a été l'objet d'une bataille sans fin, et que, même si le cadre de l'Union européenne l'a fait disparaître dans les faits, permettant ainsi de résorber progressivement les tensions, on voit aujourd'hui que la question des frontières reste posée puisque c'est à cause de la frontière en Irlande que l'accord proposé a été rejetée hier. En effet, les conservateurs l'ont repoussé pour des raisons nationales. Certes, des travaillistes ont également voté contre, mais, étant donné le point de vue des conservateurs et l'idée qu'ils se font de l'unité du royaume, ils ne voulaient pas entendre parler d'un statut qui remettrait en cause d'une certaine façon l'unité du royaume.

J'ajoute qu'on devrait bien réfléchir à ce que l'on fait. On avait proposé deux statuts : un pour la partie irlandaise, qui serait restée dans l'Union, et un autre pour le reste de la Grande-Bretagne, qui aurait été dans une union douanière. Je tiens à marquer ce moment d'une pierre blanche : on va bientôt reparler des districts transfrontaliers, auxquels il est proposé d'appliquer une législation différente du reste du pays – cela concerne l'Allemagne. Mais, dès le lendemain se posera la question suivante : que fait-on des régions transfrontalières mitoyennes de régions qui ne le sont pas ? Et, par effet de contagion, on verra la loi du moindre s'appliquer partout.

La question des frontières a également failli être soulevée à propos de l'indépendance de la Catalogne. On en pense ce qu'on veut, mais je rappelle que l'Union européenne avait commencé par dire : « Si vous êtes indépendants, vous n'êtes plus dans l'Union. » Dont acte. Mais s'ils ne sont plus membres, il faudra expliquer pourquoi ceux qui n'en avaient jamais été membres – je pense à l'Allemagne de l'Est – ont été intégrés à l'Union européenne sans autre forme de procès ni aucun vote populaire. Maintenant, c'est la Catalogne et, il y a peu encore, c'était l'Écosse. Je vous fais grâce du reste, c'est-à-dire des frontières de l'est de l'Europe, car ce serait mettre la main dans un nid de frelons comme le savent tous ceux qui connaissent un tant soit peu la longue histoire des pays de l'Europe de l'Est.

Je me dois dès lors de souligner à nouveau à cette tribune la nécessité de disposer d'une conférence des frontières qui permette aux différentes nations de l'Union européenne de prendre en amont les questions qui peuvent se poser à propos des frontières. Dois-je souligner que nous aurions, nous autres Français, un rude problème si un problème de ce type finissait par se dénouer dans un sens qui n'arrangerait pas nos affaires par rapport à nos voisins ? Je pense en particulier à ce qui se passe en Belgique : si les Flamands, dont on connaît l'animadversion contre les Wallons, décidaient de remettre en cause l'unité du royaume, pensez-vous que nous autres Français n'aurions strictement rien à dire sur le statut de notre voisin ? Bien sûr que si. Ayons la prudence d'organiser avant de devoir subir.

Dans ces moments de décomposition, je voudrais citer deux points qui me chagrinent, madame la ministre, profitant de la circonstance pour élargir le propos, comme vous voyez bien que je suis déjà en train de le faire.

Le premier, c'est qu'il est très choquant pour la représentation nationale d'apprendre que notre pays va bientôt signer un nouveau traité avec l'Allemagne sans que nous n'en sachions rien. Nous sommes au courant de l'accord avec le parlement allemand, mais rien du traité avec l'Allemagne elle-même, sinon un article paru dans un quotidien qui en critique telle ou telle clause. Je trouve que ce n'est pas bon signe que de franchir une étape aussi importante sans que le Parlement y ait au préalable consenti. Il me semble qu'un tel préalable faciliterait l'acceptation éventuelle de ce traité. Mais ce ne sera pas le cas pour notre groupe, du fait du caractère délétère d'un certain nombre de mesures, si j'en crois la presse.

Et puis, chers collègues, vous vous souvenez du traité appelé « Merkozy », ce traité budgétaire conclu par M. Sarkozy et Mme Merkel, ratifié ensuite sous M. Hollande, lequel avait d'abord déclaré qu'il comptait le renégocier, avant de l'accepter en contrepartie d'un prétendu plan de relance européen de 120 milliards, financé pour moitié par des crédits déjà existants et pour l'autre par l'emprunt. Personne n'a oublié ce moment magnifique de l'échec de la diplomatie française, puisque, à la fin, on a signé le traité en l'état et qu'on a tout avalé.

Figurez-vous que ce traité contenait une disposition qui prévoyait une sorte de date de péremption : il deviendrait caduc le 1er janvier 2018 si, à cette date, ses dispositions n'avaient pas été introduites dans le droit communautaire. Surprise : au 1er janvier 2018, rien n'avait été fait ni prévu. Horreur ! La Commission européenne prépare donc une directive et, à la vitesse qui est celle de toutes les bureaucraties, celle-ci parvient aux alentours du mois de novembre à la commission ad hoc du Parlement européen. Deuxième surprise : alors que personne n'y était préparé, la commission vote contre. La transposition dans le droit communautaire du traité Merkozy n'a donc jamais été réalisée. Il y a dès lors un vide juridique qui n'a l'air de soucier personne et j'entends dire : « Ma foi, la Commission européenne finira bientôt par proposer une autre directive. » Elle avait d'ailleurs clamé : « J'arrive dès le mois de janvier 2019 ! »… Personne n'a vu arriver quoi que ce soit, ni en commission ni en séance plénière du Parlement européen.

Par conséquent, mes chers collègues, il est important de se rendre compte que ceux-là mêmes qui passent leur temps à nous demander une stricte application de toutes sortes de mesures, ne manquant jamais de nous rappeler les impératifs du traité Merkozy, ne s'imposent pas à eux-mêmes la même rigueur pour faire vivre les textes juridiques, et ce alors que ledit traité ne devrait plus s'appliquer si l'on respectait exactement ce que lui-même avait prévu.

J'espère que mes explications sont assez claires pour que chacun ait compris pourquoi notre groupe a le sentiment que quelque chose est en train de se décomposer sous nos yeux. Je veux bien, monsieur le rapporteur de la commission mixte paritaire, que vous vous réjouissiez de l'unité des nations européennes dans la discussion sur le Brexit. Pourquoi pas ? Mieux vaut être unis que désunis. Mais on est bien obligé de constater aussi la ressemblance extraordinaire entre les conditions dans lesquelles ce débat échoue et ses conditions initiales, lorsque le général de Gaulle s'était opposé à l'entrée des Anglais dans le Marché commun, disant en substance : « Ces Anglais sont incroyables, ils veulent à la fois être dans le Marché commun et ne rien abandonner de leur propre manière de faire. »

C'est très exactement ce que contenait l'accord proposé par l'Union européenne, à savoir qu'ils feront ce qu'ils veulent tout en restant dans l'union douanière. Mais, si c'est le cas, tout le monde sera embêté, car cela ferait d'eux le hub des marchandises du reste du monde à destination du continent et, de leur côté, ils protesteront, car ils ne pourront accéder au marché unique qu'aux conditions de l'Union, avec ses règlements et sa cour de justice, et ils diront : « Comment serions-nous une nation indépendante si nous participons à un marché où c'est vous seuls qui décidez des règles ? » Soit dit entre parenthèses : ce n'est pas nous. Vous voyez l'imbroglio dans lequel on se trouve.

Je ne sais pas plus que vous, madame la ministre, comment cela finira, mais il est très clair qu'entre l'appartenance et la non-appartenance à l'Union européenne, il est extrêmement difficile de parvenir à trouver un entre-deux. C'est pourquoi il ne peut y avoir d'autre choix, si on veut vraiment construire une union politique de l'Europe, que d'adopter une démarche assurée à partir certes d'une union, mais d'une union qui repose sur la coopération et non sur la compétition. Le mal qui ronge l'Union européenne actuelle, ce sont les traités budgétaires, car ceux-ci placent au sommet de la hiérarchie des normes la « concurrence libre et non faussée » au lieu de la coopération.

Voilà pourquoi le groupe La France insoumise a choisi de présenter cette motion de rejet préalable. Je sais qu'on m'a déjà dit à d'autres occasions que j'étais hors sujet. Il m'est arrivé de l'être dans ma vie d'étudiant, mais cela ne m'empêchait pas de tenir des propos remarqués.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.