Intervention de Hervé Saulignac

Réunion du mercredi 23 janvier 2019 à 17h15
Commission des affaires sociales

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaHervé Saulignac, rapporteur :

Madame la présidente, mes chers collègues, la proposition de loi que je vous présente aujourd'hui s'inscrit dans un contexte particulier, celui de la crise sociale que notre pays traverse actuellement. Cette crise a mis en évidence les attentes de nos concitoyens en matière de pouvoir d'achat, de lutte contre la pauvreté et de réduction des inégalités. Nous avons tous échangé avec celles et ceux qui se sont mobilisés : ces échanges ont confirmé que les Français peinent à comprendre le fonctionnement de notre système de protection sociale, la multiplicité des dispositifs existants créant une grande confusion. C'est d'ailleurs ce qui conduit certains de nos concitoyens à rejeter ce système, censé les protéger.

Cette proposition de loi, qui vise à expérimenter l'instauration d'un revenu de base, n'a pas été élaborée pour la circonstance. Elle résulte d'un travail approfondi qui a débuté il y a plus de deux ans. Avant de préciser ce qu'est le revenu de base, je souhaite revenir sur les conditions particulières de l'élaboration de ce texte.

Ce sont d'abord treize départements, bientôt rejoints par cinq autres, soit dix-huit départements au total, qui ont manifesté leur souhait d'expérimenter un « revenu de base » – une dénomination plus appropriée doit encore être trouvée. Pour répondre à cette initiative et élaborer cette proposition de loi, nous avons tout d'abord procédé à une grande consultation citoyenne, qui a connu un réel succès, puisque nous avons reçu plus de 15 000 contributions. Des économistes de l'Institut des politiques publiques ont ensuite mené une longue étude, afin d'élaborer des simulations précises et différents scénarios de mise en oeuvre du revenu de base. Cette étude a permis d'évacuer par avance les scénarios jugés peu efficients, trop complexes ou trop coûteux. Vous le voyez, le texte que nous allons examiner n'a pas été écrit à la va-vite pour répondre à une actualité brûlante : il a fait l'objet d'un travail sur le long terme, associant des collectivités territoriales, des citoyens, des chercheurs et des parlementaires.

J'aimerais à présent préciser le dispositif qu'il s'agit d'expérimenter : cette précision est d'autant plus importante que la notion de « revenu de base » se rattache à des courants de pensées divers et recouvre des réalités très différentes. L'instauration d'un revenu de base, parfois qualifié de « revenu universel », a en effet été proposée par des penseurs, des philosophes, des économistes et des personnalités politiques de droite comme de gauche, avec des variantes nombreuses.

Le revenu de base, tel que nous l'entendons, n'est pas un revenu universel qui serait versé à tous, sans condition de ressources. Nous avons conçu et voulons expérimenter un revenu qui serait versé automatiquement et de manière inconditionnelle dès l'âge de 18 ans, sous condition de ressources. La proposition de loi du groupe Socialistes et apparentés relève ainsi d'une approche tout à la fois ambitieuse et réaliste. Nous entendons laisser aux départements expérimentateurs le choix entre deux options : ou bien une prestation simplifiée remplaçant le revenu de solidarité active (RSA) et la prime d'activité, ou bien une prestation élargie fusionnant le RSA, la prime d'activité et les aides au logement.

Ce revenu de base présente trois avancées majeures.

L'ouverture du revenu de base aux personnes âgées de 18 à 24 ans constitue la première de ces avancées. Le RSA, aujourd'hui, s'adresse essentiellement aux personnes de 25 ans et plus, même si deux situations permettent de bénéficier du RSA avant l'âge de 25 ans : le fait d'avoir un enfant à charge et celui d'avoir travaillé au moins deux ans au cours des trois dernières années qui précèdent la demande. Cette dernière condition, qui est liée à l'activité, est tellement restrictive que le RSA « jeunes actifs » ne bénéficie qu'à 1 300 foyers, bien loin de l'objectif attendu. Or les jeunes sont particulièrement touchés par la pauvreté et cette situation tend à s'aggraver : on estime que 16,1 % des jeunes âgés de 18 à 24 ans se trouvent en dessous du seuil de pauvreté, contre un taux moyen de 7,2 % pour les personnes âgées de 25 à 64 ans. Dans ce contexte, l'accès à un revenu de base dès l'âge de 18 ans permettrait de lutter contre la précarité et la pauvreté des jeunes. Ce droit nouveau permettrait également d'atténuer le recours aux solidarités familiales. Tous les jeunes ne peuvent pas compter sur le soutien financier de leur famille – y compris dans les familles aisées ; et dans les milieux sociaux défavorisés, l'absence d'aide perpétue les inégalités sociales.

La deuxième avancée importante de ce dispositif est l'automaticité du versement. Les travaux menés en 2016 par notre collègue Gisèle Biémouret et par notre ancien collègue Jean-Louis Costes sur l'accès aux droits sociaux ont mis en évidence l'importance du non-recours aux droits : 36 % des personnes éligibles au RSA n'en bénéficient pas. Si l'introduction de la prime d'activité a certes entraîné une amélioration importante du taux de recours par rapport au RSA-activité qu'elle a remplacé, 27 % des personnes éligibles à cette prime ne la perçoivent toujours pas. Personne ne peut se satisfaire d'une situation où les laissés-pour-compte sont si nombreux. C'est pourquoi la proposition de loi instaure le versement automatique du revenu de base à toutes les personnes qui y sont éligibles.

Je précise que ce versement automatique sera rendu techniquement possible grâce aux travaux de modernisation récemment engagés en matière de délivrance des prestations sociales. Pour mémoire, l'article 78 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2019 permet d'automatiser le processus déclaratif pour les bénéficiaires de prestations. La dématérialisation des procédures et les échanges de données systématisés entre administrations rendent possible cette automaticité. La mise en place d'une base des ressources commune aux organismes de sécurité sociale est par ailleurs prévue au plus tard le 1er janvier 2020, soit avant le début de l'expérimentation du revenu de base.

La dernière grande avancée est l'inconditionnalité du revenu de base, au sens où son versement ne sera pas conditionné à un contrôle de l'effectivité de la recherche d'emploi par ses bénéficiaires. Je sais que l'inconditionnalité ne fait pas l'unanimité et qu'elle risque même de cristalliser nos débats. Je vois pourtant au moins trois grands arguments en sa faveur.

D'abord, comme les représentantes de Pôle emploi nous l'ont rappelé lors de leur audition, il est évident que la participation au monde du travail reste la voie d'intégration sociale la plus valorisée : la très grande majorité des individus souhaite accéder à un emploi. Pour la minorité de personnes qui semble avoir décroché, la menace d'une suspension du RSA produit bien peu d'effets. Bien souvent, d'ailleurs, les travailleurs sociaux en charge de leur dossier ne cherchent pas à suspendre leur droit au RSA : ils savent très bien qu'une telle mesure, loin de les rapprocher de l'emploi, les fragiliserait encore davantage.

Ensuite, le versement inconditionnel du revenu de base permettra de créer une relation nouvelle entre l'allocataire et son conseiller. Aujourd'hui, le référent a deux missions : une mission d'accompagnement et une mission de sanction en cas de manquement au contrat. Cette organisation est contre-productive. Le versement inconditionnel du revenu de base favorisera la construction d'une vraie relation de confiance entre l'allocataire et le conseiller : celui-ci, déchargé de sa mission de contrôle, pourra accompagner beaucoup plus efficacement l'allocataire dans sa démarche d'insertion.

Enfin, le fait de ne pas conditionner le versement du revenu de base à une recherche active d'emploi permet de valoriser d'autres formes d'engagement, qui peuvent parfois être un premier pas vers l'emploi. Je pense en particulier aux personnes qui s'investissent bénévolement dans des projets associatifs ou à celles qui développent des services. Je pense également aux aidants familiaux, qui sont de plus en plus nombreux, qui doivent parfois cesser de travailler pour s'occuper de leurs proches âgés ou en situation de dépendance et qui ne reçoivent aucune aide de la société, alors même qu'ils jouent un rôle essentiel. Je pense enfin aux étudiants : s'ils recevaient un revenu de base, ils pourraient envisager sereinement la poursuite de leurs études sans être contraints de travailler en parallèle lorsqu'ils ne sont pas aidés par leur famille – je rappelle que 46 % des étudiants exercent un emploi salarié pour financer leurs études.

Bien entendu, tous les bénéficiaires du revenu de base feront l'objet d'un accompagnement social et professionnel, organisé par un référent unique. Déchargés de leur tâche de contrôle, du fait de l'inconditionnalité du versement, les travailleurs sociaux auront davantage de temps pour se concentrer sur leur tâche d'accompagnement social et professionnel.

Ouvert dès l'âge de 18 ans, versé automatiquement et de manière inconditionnelle, le revenu de base que je vous propose d'expérimenter constituerait à la fois une arme nouvelle pour lutter contre la pauvreté et un moyen de faciliter l'accès aux droits. Il résulte, comme je l'ai rappelé au début de mon intervention, d'un vrai travail partenarial engagé il y a près de deux ans et demi. Cela m'amène à réagir à l'annonce, qui a été faite au mois de septembre dernier par le Président de la République, de l'instauration d'un « revenu universel d'activité ». De ce revenu, nous ne savons pas grand-chose. Sera-t-il vraiment universel ? Sera-t-il vraiment favorable à la reprise d'activité ? En tout cas, en raison de cette annonce, on m'a reproché d'être en avance par rapport au calendrier politique du Gouvernement. Je rappelle que le Parlement est souverain et qu'il a aussi l'initiative des lois. Je ne sais pas ce que signifierait être à l'heure en la matière ; mais, à tout prendre, je préfère être en avance qu'en retard.

L'examen de cette proposition de loi s'inscrit donc dans un contexte particulier. On peut toujours trouver des raisons de repousser à plus tard l'introduction d'un nouveau dispositif d'aide sociale, mais l'urgence est là. L'expérimentation permet de tester des idées ambitieuses. Depuis l'instauration du revenu minimum d'insertion (RMI), rien n'a fondamentalement été entrepris pour résorber la précarité, mieux protéger la jeunesse et créer de nouveaux droits en faveur des travailleurs les plus modestes. L'adoption de cette proposition de loi serait un signal fort envoyé à celles et ceux qui pensent que notre système est irréformable et que c'est pour cette raison, entre autres, que les pouvoirs publics ont renoncé à combattre la pauvreté. Son adoption, enfin, contribuerait à valoriser l'initiative parlementaire, qui en a bien besoin.

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