Intervention de Hélène Vainqueur-Christophe

Réunion du mercredi 23 janvier 2019 à 17h15
Commission des affaires sociales

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaHélène Vainqueur-Christophe, rapporteure :

En préambule, je souhaite remercier l'ensemble des collègues ici présents et, si vous le permettez, saluer la présence de mes collègues ultramarins de tous les groupes politiques et n'appartenant pas à cette commission, pour discuter ensemble de cette proposition de loi, grâce au groupe Socialistes et apparentés qui a choisi d'inscrire ce texte dans sa niche parlementaire. Cette inscription marque, une fois encore et un an après l'adoption de la proposition de loi de mon collègue Serge Letchimy sur l'indivision successorale, l'intérêt et l'engagement résolu de notre groupe dans la défense des intérêts et des problématiques relatives à nos territoires.

Cette proposition de loi est la conséquence d'une catastrophe environnementale et sanitaire qui aurait pu être évitée. Elle est aussi l'aboutissement d'un long combat mené par de nombreux acteurs engagés de la société civile pour faire reconnaître ce scandale. Elle est enfin la continuité d'initiatives engagées avec force depuis une quinzaine d'années par nombre de responsables politiques qui, notamment au Parlement, se sont attachés à faire toute la lumière sur cette pollution.

Sans ces personnalités, sans ces experts et scientifiques qui travaillent assidûment sur cette problématique, cette proposition de loi n'aurait sans doute pas pu être conçue. Elle s'inscrit ainsi dans la continuité du texte déposé par notre collègue sénatrice Nicole Bonnefoy en 2016, que nous avons examiné ce matin, mais également dans celle de la proposition de loi déjà déposée en 2017 par notre collègue Victorin Lurel.

À l'image de la proposition de loi visant à créer un fonds d'indemnisation des victimes des produits phytopharmaceutiques, cette proposition de loi est un texte puissant visant à permettre enfin une indemnisation intégrale des préjudices subis par les victimes du chlordécone.

Chlordécone, paraquat, de quoi parle-t-on vraiment ? J'imagine que nombre d'entre vous ici présents ont fait des recherches sur ce sujet avant la réunion de cette commission. Je ne reviendrai donc pas de manière exhaustive sur l'intégralité de cette affaire, mais tiens à vous rappeler synthétiquement les faits.

À partir de 1958, la molécule du chlordécone est commercialisée et utilisée comme pesticide à usage agricole. En juillet 1975, l'usine de production du pesticide, implantée aux États-Unis, interrompt brusquement sa fabrication suite à une pollution importante des abords immédiats de l'usine et aux multiples cas d'empoisonnement constatés chez les ouvriers et sur les personnes habitant à proximité.

À partir de ces événements, toutes les études commanditées font état de graves atteintes neurologiques. Sans tarder, les autorités fédérales américaines décident de l'interdiction pure et simple de la commercialisation du pesticide. Ainsi donc, dès 1976, un des pays les plus libéraux du monde à l'époque a délibérément choisi de fermer une usine et d'interdire l'usage d'un pesticide au nom du principe de précaution. Saluons d'autant plus cette sage et courageuse décision qu'ici même en France, ces mêmes règles ont été sciemment piétinées par les pouvoirs publics au nom des intérêts économiques de quelques-uns.

En France en effet, le pesticide chlordécone connaît un tout autre sort. La France autorise d'abord une autorisation provisoire de commercialisation en 1972, puis, en 1981, décide de l'homologation officielle du chlordécone – cinq ans après l'interdiction américaine et trois ans après la classification du chlordécone par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) comme cancérogène possible. Il faudra attendre juillet 1990 pour que le chlordécone soit enfin interdit par la France !

Pourtant, et c'est bien là que résident la dette morale et la responsabilité coupable de la puissance publique dans le préjudice subi, les autorités françaises autorisent par deux fois des dérogations à cette interdiction, tant et si bien que l'utilisation du chlordécone a perduré aux Antilles plus de trois ans après son interdiction au niveau national !

Au total, en vingt et un ans, près de 300 tonnes de poison auront été déversées sur les sols de Guadeloupe et de Martinique afin de lutter contre le charançon du bananier.

L'autre pesticide visé par cette proposition de loi – le paraquat – a été déversé pendant des années sur les cultures antillaises jusqu'à une époque très récente. Une fois de plus, la France a usé de tous les moyens de pression pour que l'Union européenne autorise le paraquat par une directive. Ce n'est que trois ans plus tard, grâce à l'action en justice d'autres États membres, que le tribunal de première instance de l'Union européenne annulera cette autorisation et que la France interdira définitivement son usage.

Chlordécone et paraquat, voilà donc le nom de ces poisons, à défaut de connaître encore le nom de toutes leurs victimes.

En tout état de cause, nous savons que l'intégralité de la quatrième circonscription de la Guadeloupe que je représente est polluée, tout comme des milliers d'hectares en Martinique ; 90 % des habitants de ces territoires sont contaminés par le chlordécone ; les nappes phréatiques sont polluées, les eaux littorales sont polluées, les eaux continentales sont polluées, nos aliments sont contaminés : poissons de rivière ou de mer, bétail, volailles, tubercules, racines et tout autre produit local élevé ou au contact avec ces sols empoisonnés.

Oui, vingt-cinq ans après l'arrêt de l'épandage du chlordécone, tout est contaminé. Car, mes chers collègues, nous parlons là d'un pesticide dont la rémanence dans les sols, contrairement aux autres pesticides, peut atteindre trois cents à sept cents ans !

Différentes études médicales ont été menées : l'étude Karuprostate, l'étude Kannari, l'étude Ti-Moun et d'autres recherches scientifiques tendent toutes à prouver que la contamination est réelle et qu'elle pourrait être la cause de pathologies sévères. L'expertise collective réalisée en 2013 par l'INSERM a montré la présomption d'un lien fort entre l'exposition au chlordécone et le cancer de la prostate. L'empoisonnement est donc bien réel.

Mais soyons honnêtes : depuis la révélation du scandale, on ne peut pas dire l'État et les collectivités n'ont rien fait.

Depuis 2002, par l'intermédiaire de plusieurs plans, l'État a mobilisé des moyens, qui ont conduit notamment à la sensibilisation et à la protection de la population, au soutien des professionnels impactés, mais aussi à l'amélioration des connaissances sur ces produits. Nous en sommes ainsi à la troisième génération du plan chlordécone. De leur côté, nombre de collectivités ont agi, notamment la Région Guadeloupe qui a permis par ses investissements de sécuriser la qualité de l'eau courante. Des initiatives du même type ont été prises en Martinique.

J'affirme pourtant que, par son attentisme, l'État n'a pas pris les décisions en rapport avec la psychose collective qui s'est emparée de nos compatriotes. Les études, notamment épidémiologiques, sont insuffisantes et parcellaires ; les plans chlordécone I, II et III sont sous-dotés : quatre millions d'euros par an pour la période 2018-2020. Résultat, la traçabilité des produits est inopérante et les actions de prévention insuffisantes.

Au-delà des questionnements, peut-être légitimes, sur l'existence d'un lien direct de causalité entre développement de pathologie et exposition au chlordécone, la principale question qui se pose aujourd'hui à nous, législateur, est la suivante : que fait-on ?

Que fait-on des terres polluées pour des siècles ? Que fait-on pour nos ruisseaux, de nos cours d'eau, qui charrient chaque jour ce poison jusque sur nos côtes ? Que fait-on pour nos agriculteurs, mis dans l'impossibilité d'exploiter leurs parcelles ? Que fait-on pour nos pêcheurs frappés d'interdits de pêche dans des zones de plus en plus vastes et contraints d'investir massivement pour aller pêcher toujours plus loin du rivage ?

Continuons-nous donc à faire l'autruche en organisant des colloques entre experts ? Quelle réponse apportons-nous aux malades ? Continuerons-nous à soutenir que le mal dont ils sont atteints n'a absolument rien à voir avec cette pollution ?

La pollution au chlordécone est « un scandale environnemental, dont souffrent la Martinique et la Guadeloupe depuis quarante ans », du fait d'un « aveuglement collectif ». C'est le président de la République qui l'a lui-même déclaré en Martinique. Dans ce cadre, il a invité alors l'État à « prendre sa part de responsabilité dans cette pollution » et à « avancer dans le chemin de la réparation ».

Je crois, mes chers collègues, que nous sommes à un moment de vérité, à un moment où le présent nous questionne, nous met face à nos responsabilités et où l'avenir appelle une réponse à la hauteur des drames et des vécus de milliers de nos compatriotes.

Cette proposition de loi est, selon moi et pour l'ensemble des personnalités auditionnées, une des réponses indispensables à apporter.

Ce fonds est l'outil qui marque une volonté politique forte : celle d'indemniser les victimes, qu'elles soient professionnelles ou non, celle aussi de reconnaître une faute et la souffrance de certains de nos concitoyens. Nous parlons potentiellement de plus de 720 000 personnes contaminées et donc demain peut-être malades. Jusqu'où donc sommes-nous prêts à aller ?

Je vous rapporte ces propos entendus lors des auditions tenues la semaine dernière : finalement, le chlordécone, il faut apprendre à vivre avec… Oui, certains vivront avec, mais d'autres, et je crois qu'ils seront nombreux, vont mourir avec. J'ai entendu aussi des cabinets ministériels se renvoyer dos à dos ou nous demander d'attendre encore les rapports qui seront remis dans les tout prochains mois. Je vous le dis, mes chers collègues, nous ne pouvons plus attendre. Les recherches scientifiques doivent certes se poursuivre pour préciser les pathologies à prendre en charge, mais la création de ce fonds est une première étape incontournable.

Si nous ne nous engageons pas dans cette voie, au motif peut-être – de ce que j'ai pu comprendre – d'arguties budgétaires, le coût de ce scandale sera demain infiniment plus élevé. Qui empêchera demain que des actions en justice soient intentées contre l'État pour manquements, pour défaillance et pour fautes ? Quel sera alors le coût de ce contentieux ? Les jugements rendus à l'étranger peuvent faire redouter le pire.

Le dispositif qui vous est proposé aujourd'hui est plus que raisonnable. Il reconnaît l'ensemble des préjudices subis par les populations et les territoires mais également par les acteurs économiques. Il prévoit de mettre en place un fonds d'indemnisation de l'ensemble des préjudices, doté d'une gouvernance collégiale, d'une commission médicale et d'une commission scientifique, instruisant les dossiers. Il sera financé par la mise à contribution des responsables des dommages subis, et en particulier les producteurs de produits phytopharmaceutiques, en portant à 1,5 % le taux de la taxe existante. Devraient s'y ajouter une contribution de l'État, indispensable au titre de sa responsabilité et une contribution des régimes des accidents du travail et des maladies professionnelles (AT-MP), au titre de la solidarité nationale.

Ce n'est pas une boîte de Pandore que nous ouvrons : c'est un outil pensé en efficacité pour réparer le mal sans dédouaner les responsables.

Mes chers collègues, nous pouvons comprendre les réticences de certains groupes ici mais nous ne légiférons pas pour le court terme. Avec un pesticide dont la rémanence atteint des siècles, comment ne pas considérer que nous prenons un risque sur l'avenir ? Le vote qui interviendra bientôt est un vote de responsabilité, un vote de conscience.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.