Intervention de Hervé Saulignac

Séance en hémicycle du jeudi 31 janvier 2019 à 9h30
Expérimentation territoriale pour un revenu de base — Présentation

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaHervé Saulignac, rapporteur de la commission des affaires sociales :

Vous connaissez la cohorte des chiffres suivants : 9 millions de Français vivent sous le seuil de pauvreté ; parmi eux, 3 millions d'enfants, 1,2 million de retraités et 600 000 mères isolées ; 46 % des étudiants sont obligés de travailler pour financer leurs études ; 20 % des artisans et commerçants n'atteignent pas le SMIC ; 20 % des agriculteurs ne peuvent pas se verser de salaire et 30 % d'entre eux touchent moins de 350 euros par mois.

Ces chiffres sont tellement connus qu'ils ont fini par se banaliser : ils ne scandalisent plus, ils émeuvent à peine. Pour beaucoup, ils sont devenus une fatalité, puisque tout aurait été essayé. Plus personne ne s'étonne de vivre dans un pays qui a si bien réussi économiquement et beaucoup moins bien socialement.

Personne n'a fêté, en décembre dernier, les trente ans du revenu minimum d'insertion, RMI, devenu revenu de solidarité active, RSA, peut-être par refus de regarder la réalité en face : celle de notre incapacité à inventer, en trois décennies, des solidarités nouvelles. Depuis trente ans, on bricole : contrats aidés, primes plus ou moins ponctuelles, allégements de charges plus ou moins conditionnés, des curseurs que l'on déplace, des dispositions que l'on ajoute, que l'on combine. Et l'on se retrouve pour finir avec un système de protection sociale que plus personne ne comprend, telle une jungle impénétrable.

Certains s'offusquent des milliards dépensés pour si peu de résultats ; les bénéficiaires, eux, se résignent et parfois se révoltent, au point de vouloir renverser le système qui les protège pourtant un tant soit peu. C'est ainsi que la rue nous a parfois offert ces dernières semaines le spectacle paradoxal de ceux qui réclamaient moins de prélèvements, marchant main dans la main avec ceux qui réclamaient plus de protection. Sur le sujet qui nous intéresse aujourd'hui, je sais que nous ne partagerons pas les mêmes solutions. Mais jusqu'à quand va-t-on partager le même constat d'échec sans autre réaction ?

Ce constat, vous en connaissez la teneur : des procédures administratives si lourdes que certains préfèrent renoncer à leurs droits ; la France classée au rang de très mauvais élève en Europe pour l'accompagnement social des jeunes ; des ruptures de droits qui dissuadent certains de prendre un emploi à durée déterminée pour ne pas perdre ce qui leur a été accordé ; des stratégies qui consistent à cumuler minima sociaux et petits boulots non déclarés pour s'en sortir à peu près ; des travailleurs sociaux parfois découragés. Dans le pays de l'innovation et de l'expérimentation, la lutte contre la pauvreté reste le parent pauvre – pas d'agence nationale de l'innovation en la matière. Nous sommes enfermés dans un système de protection sociale qui reproduit les inégalités plus qu'il ne les corrige : enfermés, parce qu'il ne peut y avoir de grande réforme sociale sans une grande réforme fiscale.

À défaut de réformer tout le système sociofiscal, cette proposition de loi vise plus modestement à poser une première brique par l'expérimentation, mais une brique ambitieuse. Il s'agit de faire plus juste et plus simple, de rendre le dispositif automatique et réactif. Il s'agit surtout de le tester avant d'envisager de le déployer.

Cette proposition de loi n'a pas vocation à éradiquer la pauvreté ou à régler les questions de pouvoir d'achat – la lutte contre la pauvreté ne se résume pas au versement d'un revenu de base – , pas plus qu'à créer un revenu de substitution qui viendrait remettre en cause la valeur du travail et l'objectif ultime, celui de permettre à chacun de vivre dignement des fruits de son travail. Tout au contraire, il s'agit de repenser l'accompagnement vers l'emploi, de reconnaître des activités actuellement non reconnues et d'améliorer l'incitation au travail.

Cette proposition de loi vise à expérimenter un revenu de base et non à le décréter. Nous croyons en l'intelligence territoriale et pensons que c'est d'elle que peut venir l'innovation sociale. Par conséquent, au moment de vous prononcer sur cette proposition de loi, ne vous demandez pas si les deux scénarios qui vous sont soumis sont bons ou mauvais. Demandez-vous si l'on peut raisonnablement refuser à dix-huit départements – dont les représentants, que je salue, assistent aujourd'hui à nos débats – d'aller au bout d'une démarche commencée il y a près de trois ans.

L'État peut-il encore, en 2019, écraser l'initiative locale et brider la capacité créatrice des collectivités, alors que ce même État viendra chercher ces mêmes collectivités pour appliquer ce qu'il aura décidé et peut-être pour financer ce dont il aura pris l'initiative ?

Ces dix-huit départements, qui représentent 12 millions d'habitants, ont produit un travail de fond considérable, dont la rigueur n'est pas contestable : il y a eu d'abord une grande consultation citoyenne qui a donné lieu à plus de 15 000 contributions ; puis une étude approfondie réalisée par des experts, des économistes, des chercheurs de l'Institut des politiques publiques, IPP, pour élaborer des simulations précises et retenir deux scénarios qui doivent désormais être soumis à expérimentation.

Le texte inscrit à l'ordre du jour n'a donc pas été écrit à la va-vite pour répondre à l'actualité sociale ou pour doubler le Gouvernement, mais a fait l'objet d'un travail de long terme.

Le revenu de base qu'il est question d'expérimenter n'est pas un revenu universel versé à tous, sans condition de ressources. Il reste néanmoins audacieux socialement, soutenable financièrement et crédible scientifiquement. Il ne relève pas d'une approche dogmatique, mais d'une analyse fine faite par des acteurs de terrain qui mesurent l'urgence sociale mieux que quiconque. L'annonce d'un revenu universel d'activité par le Président de la République démontre, s'il en était besoin, la nécessité d'agir vite. Il existe une France sans emploi ; peut-on la laisser sans ressources et sans espoir ?

Le revenu de base, qui fusionne différents dispositifs, présente trois avancées majeures. La première est l'ouverture des droits aux personnes de moins de 18 ans. Les jeunes, vous le savez, sont particulièrement touchés par la pauvreté, et cette situation tend à s'aggraver : plus de 16 % d'entre eux vivent en dessous du seuil de pauvreté et seuls 1 300 foyers ont accès au RSA jeunes actifs. En créant un droit nouveau, on s'adapte aux réalités sociales : des familles parfois éclatées où les solidarités s'exercent moins bien ; des jeunes sans soutien financier, y compris parfois dans des familles aisées ; ou, au contraire, des jeunes issus de familles défavorisées, qui nourrissent le sentiment d'être condamnés à subir les inégalités sociales que leurs parents ont déjà subies.

La deuxième avancée tient à l'automaticité du versement du revenu de base. Vous connaissez l'importance du non-recours aux droits : 36 % des personnes éligibles au RSA n'en bénéficient pas. Le droit, lorsqu'il n'est pas accessible à tous, crée des laissés-pour-compte. C'est pourquoi la proposition de loi instaure un versement automatique du revenu de base à toutes les personnes qui y sont éligibles. Ce procédé est désormais techniquement possible et a fait l'objet d'un travail approfondi de l'IPP.

Enfin, la dernière grande avancée renvoie à l'inconditionnalité du versement du revenu de base. L'inconditionnalité, telle que nous l'entendons, signifie que le versement de ce revenu ne serait pas conditionné à un contrôle de l'effectivité de la recherche d'emploi. Non seulement elle n'exclut pas l'accompagnement vers l'emploi, mais elle doit au contraire permettre de conforter le temps mobilisable par les référents pour cet accompagnement. L'inconditionnalité, nous le savons tous, fait débat depuis toujours. Tranchons ce débat ; et, pour cela, expérimentons.

Il y a au moins trois arguments à considérer. Premièrement, nous entretenons un système hypocrite, puisque les sanctions possibles ne sont pas prises ou restent très peu appliquées. À vrai dire, sont-elles applicables et peut-on jeter à la rue des femmes et des hommes déjà dans la précarité ?

Deuxièmement – je pense que chacun partagera cet argument – , jusqu'à preuve du contraire, il est difficile de s'épanouir et d'être heureux avec 550 euros par mois, et l'immense majorité des allocataires souhaite intégrer le monde du travail sans qu'on lui en fasse obligation.

Enfin, le fait de ne pas conditionner le versement du revenu de base permet de valoriser d'autres formes d'engagement : je pense aux aidants familiaux, qui doivent cesser leur travail pour s'occuper de leurs proches sans recevoir d'aides de la société ; je pense bien sûr aux étudiants, auxquels un revenu de base permettrait d'envisager sereinement la poursuite d'études sans être contraints de travailler en parallèle pour les financer.

Le revenu de base que dix-huit départements français vous demandent d'expérimenter constitue donc une arme nouvelle à la fois pour lutter contre la pauvreté, compléter des bas revenus, faciliter l'accès aux droits et en ouvrir de nouveaux pour la jeunesse française. En 2016, le Sénat a adopté à l'unanimité l'excellent rapport du sénateur Percheron, qui concluait à la nécessité d'expérimenter un revenu de base. Serons-nous à la hauteur du Sénat ? Ou allez-vous tenter de nous faire croire que vous pouvez faire mieux et plus vite ? Allons-nous considérer que le temps compte peu et qu'il est possible de passer par pertes et profits le travail remarquable de dix-huit départements ? Je vous invite une dernière fois à vous saisir de cette occasion et à faire droit à l'initiative de ces départements qui ont un temps d'avance. Mais peut-on parler d'un temps d'avance quand il s'agit de faire face à l'urgence ?

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