Intervention de Michèle Victory

Séance en hémicycle du mercredi 6 février 2019 à 15h00
Débat sur l'école dans la société du numérique

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaMichèle Victory :

Le rapport d'octobre 2018 du président de la commission des affaires culturelles et de l'éducation sur l'école dans la société du numérique comporte nombre d'analyses et de propositions visant à prendre en compte la réalité nouvelle et sans cesse évolutive de l'utilisation du numérique à l'école. Dans ce domaine, l'écart entre les souhaits que nous déclinons en belles paroles et la réalité au quotidien est malheureusement immense.

Le rapport rappelle quelques évidences et fait des propositions pour tenter d'organiser les pratiques : vous nous direz, monsieur le ministre, celles que vous avez choisi de mettre en oeuvre rapidement.

La première de ces évidences est que l'école devient numérique parce que la société le devient. L'école n'est en effet pas un sanctuaire situé à l'écart du monde. C'est d'ailleurs justement la porosité grandissante entre la sphère privée et la sphère publique qui pose à notre jeunesse un problème majeur.

Nous le voyons tous les jours : la possibilité d'accéder à l'information, sans limites de temps ni d'espace mais d'une manière virtuelle, pose de nombreux problèmes. Il nous faut donc vraiment réfléchir aux modalités ainsi qu'aux conséquences de ces transformations.

En élargissant les champs du possible, le numérique offre certes un accès illimité à l'information. Mais en donnant aux élèves la possibilité d'entrer dans tous les mondes, sur tous les continents, il peut créer l'illusion de la connaissance, et souvent, aussi, celle d'une vie affective et sociale qui remplace peu à peu le tissu social réel – pour en définitive enfermer nos enfants dans une grande solitude, une fragilité inquiétante.

Michel Serres l'exprime avec justesse : « Petite Poucette, avec son téléphone portable, tient en main tous les hommes du monde, tous les enseignements du monde et tous les lieux du monde par GPS, elle peut donc dire : main-tenant, tenant en main le monde. ». Illusion ou réalité ?

Les jeunes, et surtout les plus fragiles d'entre eux, ont cependant besoin de limites. Ils ont besoin, pour être rassurés, de retrouver la confiance en leur propre potentiel et de pouvoir définir des horizons limités dans lesquels ils peuvent se projeter.

Pour donner du sens au déferlement d'images, d'informations et de discours qui leur parviennent dans le plus grand désordre, nos enfants ont besoin d'outils, à commencer par l'esprit critique et la capacité d'analyse. S'approprier les savoirs – apprendre par exemple à construire de fausses informations, en travaillant avec les professionnels de l'information, pour être mieux à même de décrypter les manipulations – revient à donner à chacun des compétences pour lutter contre la désinformation et contre les extrémismes et les radicalisations que le numérique a amplifiés de manière véritablement alarmante.

Que nous le voulions ou pas, les études qui se succèdent n'ont rien de rassurant, et ce n'est pas à mon sens la loi sur l'interdiction du téléphone portable à l'école qui changera la donne : les jeunes générations sont hyperconnectées. Le temps qu'elles passent devant les écrans ne cesse en effet d'augmenter, ce qui abîme leur capacité de concentration, met en péril leurs capacités de rêverie et d'imagination, pourtant nécessaires au développement de futurs adultes, et compromet leur volonté de chercher par eux-mêmes et d'accepter l'effort intellectuel, seule source d'une réelle émancipation.

Il est donc essentiel d'accompagner les enseignants afin de développer leur capacité à utiliser cet outil pour faire progresser les élèves. Mais si cette intention est largement développée dans les travaux de la mission d'information, elle se heurte à bien des difficultés. En 2014, 89 % des enseignants se disaient formés à l'utilisation du numérique par eux-mêmes, 57 % grâce à des collègues, 39 % grâce à la formation propre aux établissements et 36 % par le biais des plans académiques de formation, les PAF. Les cours d'enseignement moral et civique dont les différents ministres ont pris l'initiative et qu'ils ont développés sont évidemment indispensables : ils doivent être le pivot d'un travail partagé au sein de la communauté éducative. Mais le besoin en formation des enseignants est estimé aujourd'hui à 30 000 heures, soit 3 000 professeurs à recruter et à former !

Si les programmes ont largement intégré ces problématiques, le quotidien des équipes reste, dans ce domaine, souvent démoralisant.

Ainsi, l'espace numérique de travail, qui permet une gestion en temps réel des absences et du cahier de textes, peut avoir aussi des aspects négatifs, d'autant que l'attente de l'institution, des familles et des élèves quant à la disponibilité d'enseignants potentiellement connectés en continu ne semble désormais ne plus connaître de limites. À l'heure d'une forte diminution des personnels enseignants en collège, il y a pourtant urgence à mettre en phase les besoins avec la réalité du terrain.

Le numérique a-t-il réellement la capacité à transformer et à améliorer les processus de construction des savoirs, à consolider les acquis ? Permet-il d'enseigner autrement, d'accroître la motivation, de transmettre des savoirs et des valeurs ? Est-il au service de la réussite de tous les élèves ? On ne peut pas remettre en cause les possibilités formidables que l'outil numérique peut apporter aux pratiques pédagogiques. En revanche, il convient de nous demander si ces nouvelles technologies tiennent leurs promesses : venir en aide aux élèves les plus en difficulté par une pédagogie encore plus différenciée, permettre à tous de coconstruire les apprentissages, adapter des contenus pour les rendre plus attrayants, plus diversifiés, plus ancrés dans l'actualité et, par là, éveiller l'intérêt des enfants – bref, former des citoyens plus éclairés, renforcés dans leur libre arbitre. Sur le terrain, la réponse n'est pas si tranchée.

En d'autres termes, l'utilisation devenue massive du numérique à l'école sert-elle, comme l'affirmait le président de la commission tout à l'heure, à renforcer les piliers de notre démocratie que sont la liberté, l'égalité, la fraternité ? Nous porte-t-elle vers une égalité réelle grâce à une meilleure inclusion ? Est-elle un outil de réduction des inégalités sociales dans une société où, malgré l'effort de la nation et l'élévation du niveau de qualification, les origines sociales continuent d'être un marqueur de la réussite et où les écarts restent flagrants, au détriment des élèves en grande difficulté ? Parmi les 25-34 ans, 77 % des enfants de cadres ou professions intellectuelles supérieures sont diplômés, contre 26 % des enfants d'ouvriers.

Les réponses, nous le savons, ne sont ni simples ni satisfaisantes. L'outil, en même temps qu'il semble apporter des réponses, fabrique lui-même ses propres difficultés, déjà évoquées : à la dépendance aux écrans s'ajoutent le cyber-harcèlement et les violences psychologiques pouvant conduire à des actes dramatiques. Cela pose question.

L'outil est une chance, mais notre responsabilité est d'en faire le vecteur d'une école de la réussite et d'une société plus juste.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.