Intervention de Gilles Andréani

Réunion du mardi 29 janvier 2019 à 16h15
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Gilles Andréani, président de la quatrième chambre de la Cour des comptes :

Monsieur le président, c'est pour moi un plaisir et un honneur de présenter ce travail devant votre commission.

Votre demande partait de l'interrogation suivante : la justice connaît-elle ses coûts et a-t-elle les instruments de mesure et de gestion lui permettant d'utiliser au mieux les moyens qui lui sont alloués ?

Alors que ces moyens sont programmés pour augmenter de façon importante après une phase de hausse déjà significative, cette augmentation des moyens doit, en effet, aller de pair avec le souci de les utiliser au mieux et de maîtriser l'évolution des coûts de l'activité judiciaire.

À la suite d'une concertation menée avec vous, monsieur le président, et le rapporteur spécial, M. Patrick Hetzel, nous avons centré cette enquête sur ce qui était immédiatement à notre portée. Il s'agit donc d'une enquête sur la mesure de l'activité et l'allocation des moyens des juridictions judiciaires.

Les thèmes suivants ont été retenus à la suite de nos échanges : les conditions de la programmation budgétaire ; la qualité des données d'activité et des indicateurs utilisés pour répartir les moyens ; l'organisation et l'efficacité du dialogue budgétaire.

L'équipe de contrôle a travaillé à partir de trois sources : une analyse des documents budgétaires, des projets annuels de performances (PAP) et des rapports annuels de performances (RAP) sur la période étudiée, 2013-2017 ; une enquête sur pièces et sur place, conduite dans l'administration centrale du ministère de la justice ; de très nombreux entretiens sur place avec les services concernés dans les tribunaux d'instance, les tribunaux de grande instance (TGI) et les cours d'appel que nous avons sélectionnés. Au total, plus d'une centaine de personnes ont été entendues, et un accent particulier a été mis sur les bonnes pratiques, en France et à l'étranger – souvent en avance, s'agissant de la mesure de l'activité et l'allocation des moyens de juridiction financière.

Je rappellerai brièvement le contexte budgétaire dans lequel est intervenue cette enquête, avant d'en indiquer les principales conclusions.

D'abord, le contexte : une performance des juridictions qui ne progresse pas – au moins facialement –, voire se dégrade, malgré une hausse des moyens.

La mission Justice, de 2008 à 2017, a vu ses crédits augmenter de 31 % et ses crédits de personnel de 37 % ; elle est passée de 2,17 % à 2,59 % du budget général. Un effort a été réalisé, qui va se poursuivre avec la loi de programmation de la justice.

Le programme Justice judiciaire a progressé de 24 % dans la même période. De 2013 à 2017, ses crédits ont augmenté de 8,5 %. Cet effort a porté tout particulièrement sur les dépenses de personnel. Les emplois votés en loi de finances initiale (LFI) ont augmenté, quant à eux, de 3,5 % pour les magistrats et de 6,6 % pour les fonctionnaires. Mais les effectifs de magistrats réellement affectés en juridiction ont été quasi stables. Cela tient à plusieurs facteurs. L'un, qui peut être qualifié de normal, est le décalage entre l'embauche effectif de personnels et leur affectation en juridictions, compte tenu de la durée de formation – trente et un mois à l'École nationale de la magistrature (ENM) et dix-huit mois à l'École nationale des greffes (ENG).

Mais d'autres facteurs sont en cause : un réglage difficile à faire, et imparfait, des volumes des promotions de l'ENM et une mauvaise estimation, tant des départs que des embauches, pour le coup très imparfaite de la part du ministère de la justice.

Malgré tout, nous notons une légère augmentation des moyens humains : les effectifs de magistrats en juridictions ont augmenté de 0,5 % et ceux des fonctionnaires de 1,8 %.

Durant cette période, la performance – ou pour être plus précis – le volume d'activité des juridictions n'a pas connu d'amélioration significative. Au contraire, elle s'est légèrement dégradée. Je citerai quelques indices : allongement des délais de traitement – les TGI, par exemple, sont passés de 10,5 à 11,8 mois par affaire ; la stagnation du nombre d'affaires traitées par agent, qu'il s'agisse des agents administratifs ou des magistrats, particulièrement des magistrats du parquet ; la hausse des stocks d'affaires en cours – +10 % pour les TGI et cours d'appel ; enfin, la hausse du nombre des juridictions dites « en difficulté » – particulièrement suivie par le ministre – qui est passé de 19 % des TGI en 2013 et 58 % en 2017.

Avec toute la prudence qui est la nôtre et que la matière judiciaire exige, nous nous sommes posés la question de savoir comment l'utilisation des moyens, en hausse modérée, certes, mais qui va s'accélérer – avec l'effet de latence et la loi de programmation –, pourrait se traduire par des progrès effectifs sur le terrain. Quels sont les blocages à lever ou les leviers sur lesquels agir pour améliorer l'activité et les résultats, conformément aux indicateurs suivis par le ministère ? C'est l'objet du deuxième chapitre de notre rapport.

L'enquête de la Cour a identifié cinq principaux leviers : mieux mesurer l'activité des juridictions et les besoins qui en découlent grâce à des outils de gestion rénovés ; mieux organiser leur travail en consolidant les équipes autour des magistrats ; mieux anticiper l'évolution de la charge des juridictions, notamment celle qui découle des réformes législatives ; mieux mesurer leurs résultats ; attribuer les moyens grâce à un processus budgétaire plus transparent et plus efficace.

Premièrement, les outils d'analyse et de gestion à améliorer. Les outils informatiques expliquent principalement les difficultés à exécuter la loi de finances, notamment les outils de gestion du personnel mis en oeuvre pour rapporter les besoins en personnel à l'activité des juridictions. Deux outils principaux sont en cause, l'un concerne le personnel administratif, l'autre le personnel judiciaire.

Le premier, l'« Outil de gestion et de répartition des emplois de fonctionnaires » (OUTILGREF), un outil plutôt de bonne qualité, a le mérite d'exister et est fondé sur une quantification de l'activité des agents raisonnablement fiable. Ses lacunes – il ne prend pas en compte les stocks en instance, ni les temps partiels et les congés de longue durée, par exemple – peuvent être aisément comblées.

L'outil équivalent pour les magistrats, « Pilotage harmonisé pour l'organisation des services » (PHAROS), un centre de données, est entièrement déclaratif et peu fiable. Les juridictions l'informent en fin d'année et les résultats ne sont consolidés qu'au mois d'août suivant. Il doit être revu.

Cette dualité entre personnels administratifs et magistrats est structurante dans l'organisation de la gestion du ministère de la justice. Deux sous-directions sont compétentes au sein de la direction des services judiciaires (DSJ) – l'une pour les personnels administratifs, l'autre pour les magistrats. Nous avons suggéré à la DSJ de mettre fin à cette anomalie – elle nous a affirmé qu'elle y travaillerait.

Deuxièmement : une meilleure anticipation de l'évolution des charges de travail. Nous abordons-là un domaine sensible, puisque la « complexité croissante des affaires » est un argument souvent mis en avant par les magistrats et personnels rencontrés eux-mêmes, même s'il n'est pas vraiment démontré. De fait, menant une enquête sur la répression de la délinquance économique et financière, la Cour a pu en attester dans nombre de cas.

Cependant, cette considération peut être balancée par le fait que des mesures de simplification, des mesures de transfert des compétences – en matière de divorce, par exemple – ont allégé la charge des juges.

L'ensemble de ces facteurs est peu ou mal anticipé par le ministère de la justice. L'importance et la fréquence des évolutions législatives et réglementaires, dont l'impact sur la charge de travail des juridictions, sont rarement analysées à l'avance ; l'enquête souligne la faiblesse persistante, à quelques exceptions près, des études d'impact a priori et a posteriori.

Troisièmement : l'organisation du travail des juridictions et des magistrats et une absence historique de travail en équipe et en service. Plusieurs mesures ont été prises pour remédier à cette situation. D'abord, le développement de postes d'assistant aux magistrats, dont les plus récemment créés sont les juristes assistants qui facilitent leur travail dans le cadre d'équipes rassemblées autour d'eux. Ensuite, une aide à l'organisation collective des services, dispensée par un bureau qui a été créé au sein de la DSJ, « Via Justice », pour piloter des projets de réorganisation des juridictions. Mais cette aide est fournie sur la base du volontariat. Ce n'est pas un principe structurant de l'organisation judiciaire. Ensuite, la numérisation ; la numérisation des procédures, des interfaces avec les services d'enquête, les avocats. De nombreux travaux sont engagés en la matière. Nous ne les avons pas regardés en détail, cela relève d'une enquête que nous espérons pouvoir mener prochainement sur l'informatique du ministère de la justice. Cependant, les gains de productivité liés à la numérisation n'ont pas encore eu un impact sur les résultats.

Quatrièmement : la mesure des résultats. Cette mesure n'est pas assise sur une base suffisamment fiable et réellement partagée entre les juridictions et les services centraux. Les fiches de performance des juridictions établies par la DSJ recèlent souvent des écarts avec leurs données propres. Il en va de même des données servant de base au dialogue budgétaire. D'une façon générale, le recueil des données d'activité et les applications statistiques du ministère doivent être améliorées. La création systématique de cellules de recueil de données et de statistiques auprès des cours d'appel nous paraît indispensable.

Cinquièmement : même s'il s'est amélioré, le dialogue budgétaire demeure insatisfaisant. Il y a trop d'acteurs – j'ai parlé des deux sous-directions. Le calendrier interne de remontée des résultats d'activité et des besoins est disjoint de celui du dialogue interministériel : en d'autres termes, cette consolidation arrive après que le dialogue interministériel se soit engagé et que la préparation de la loi de finances ait été quasiment menée son terme. La circulaire de localisation des effectifs est un système opaque qui ne semble pas reposer sur des critères objectifs. Faisant apparaître systématiquement un taux de vacance élevé (6 % à 8 %), il favorise la mobilité des magistrats sans sélectivité suffisante du caractère prioritaire des postes ouverts. La prise en compte de la performance est à peu près absente du processus budgétaire.

Tels sont les leviers qui font la matière de ce chapitre 2. Ils sont relativement classiques. Notre dialogue avec la DSJ sur l'utilisation de ces différents leviers a révélé des zones d'accord avec le ministère, qui n'est pas hostile à nos propositions sur la plupart de ces leviers. Mais il ne s'agit que d'un préalable pour aboutir à ce qui fait le coeur de notre rapport, la matière des chapitres 3 et 4, à savoir, l'élaboration d'un référentiel d'activités clair, partagé par toutes les juridictions et susceptible de service de base à l'ensemble des discussions budgétaires, ainsi qu'à la mesure de la performance des juridictions.

Nous avons conduit notre analyse à partir de deux séries d'exemples, pour démontrer qu'un tel référentiel est tout à fait à la portée du système judiciaire français. Dans le chapitre 3, nous nous sommes intéressés à ce qui se passe depuis longtemps au sein de l'organisation judiciaire elle-même. Le rapport identifie plusieurs démarches d'objectivation des besoins des juridictions : la tentative de mettre au point des référentiels nationaux d'activité, qui n'a malheureusement pas abouti à ce jour ; et une série de bonnes pratiques à la suite d'initiatives locales, qui ont débouché sur des expériences positives.

D'abord, la démarche nationale. Des groupes de travail ont été mis en place par la DSJ à partir de 2010, en distinguant des groupes « généralistes » et des groupes « thématiques » – par nature de juridiction – juge d'instance, application des peines, parquet, etc. Il s'agissait de collecter des données d'activité sur un ou plusieurs ressorts test pour en conclure à un temps de travail par type d'affaires. Des normes ont ainsi été proposées.

Mais la démarche – qui a pris pas mal de temps et mobilisé beaucoup d'énergie – n'a pas été menée à son terme, compte tenu, selon la DSJ du « caractère incomplet et insatisfaisant du travail réalisé ». Les référentiels n'ont donc pas été publiés, bien qu'ils soient connus. Nous ne pouvons exclure que ces référentiels fassent apparaître des écarts trop grands entre les moyens disponibles et les besoins des juridictions et que la DSJ ait craint de mettre à jour des écarts excessifs.

Ensuite, les initiatives locales ont été nombreuses. Beaucoup de chefs de cour ont entrepris de mesurer, pour les besoins de leur propre gestion, leur activité et de définir des référentiels avec leurs magistrats.

Nous avons ainsi étudié le travail de deux cours d'appel, Rennes et Riom, et du TGI de Pointe-à-Pitre, que nous avons trouvé particulièrement intéressant. Ils ont montré plusieurs choses : la participation et le soutien de tous les personnels à l'exercice ; la faisabilité technique du calcul du temps de travail ; l'intérêt de prendre également en compte, non seulement l'activité juridictionnelle stricto sensu, mais l'ensemble des autres tâches de gestion.

Tout cela est faisable.

Nous nous sommes également intéressés à une initiative qui démontre que l'on peut, à la faveur d'une quantification du travail, réorganiser l'ensemble d'un service. C'est l'exemple du regroupement des tribunaux d'instance parisiens au sein du nouveau TGI. Il a été l'occasion de mettre au point, par un travail de consensus en amont, une quantification des besoins, une organisation rationalisée et une meilleure répartition des effectifs et, de fait, des économies non négligeables de postes.

Le chapitre 4 s'intéresse à des approches d'autres administrations ou d'autres pays. Il se penche d'abord sur des exemples d'institutions ou de modes d'allocation des moyens relativement plus perfectionnés que ceux du système judiciaire français.

Dans les juridictions administratives, il s'agit de la « norme Braibant » – le système d'allocation de la charge de travail des tribunaux administratifs, aux juges administratifs. Nous détaillons le degré de souplesse avec laquelle cette norme peut être appliquée et adaptée.

La tarification hospitalière offre l'exemple d'une allocation des moyens financiers et ceux consacrés à une activité de service au public qui ne repose pas que sur un critère de répartition budgétaire. Elle repose sur la tarification des actes suivant leur difficulté à partir d'un très grand nombre de catégories dans la nomenclature hospitalière. Nous l'avons mentionné pour mémoire. Elle va donc au-delà d'une prise en compte du temps de travail. Mais un système de ce type, qui repose sur une comptabilité analytique intégrale, apparaît cependant trop complexe pour être appliqué au système judiciaire.

L'essentiel du chapitre est consacré à l'étude des systèmes étrangers. Le travail a donné lieu à une visite sur place en Allemagne et à l'exploitation des travaux de la Commission européenne pour l'efficacité de la justice (CEPEJ). Les systèmes dits de « pondération des affaires judiciaires » – consistant à mesurer le temps nécessaire pour la réalisation des actes juridictionnels et du travail, plus généralement, des juridictions – ont fait l'objet de travaux au sein de la CEPEJ du Conseil de l'Europe.

L'exemple le plus intéressant, et le plus éprouvé parmi les trois que nous avons étudiés, est l'exemple allemand, le Personalbedarfsberechnungssystem, dit PEBBSY. C'est un système qui classe des affaires par catégorie homogène. Il existe depuis 2005. Il quantifie le temps nécessaire au traitement des affaires classées par catégorie. Un logiciel rapporte le nombre des affaires pendantes à la durée de traitement établi par PEBBSY et en déduit le niveau d'effectifs qui seront alloués l'année suivante à chaque juridiction. C'est un système quasiment automatique, dont le côté inflationniste est cependant à craindre.

Ce système est le fruit d'un travail associant les seize ministères de la justice des länder, en collaboration avec les organisations représentatives des magistrats. Il n'est plus contesté depuis longtemps. Les normes définies servent à allouer les moyens aux juridictions mais les chefs de cour restent libres dans son principe de leur emploi. Ces normes ne s'imposent pas individuellement aux magistrats.

La Cour des comptes décrit également deux autres systèmes. Le système norvégien est fondé sur une objectivisation de la complexité des affaires. À l'intérieur de grandes catégories de contentieux, le système détermine le temps moyen d'une affaire en fonction de paramètres – nombre de témoins, nécessité d'experts, de traducteurs, etc. Le système israélien est fondé sur un découpage par phases de procédure. Le système distingue le nombre de phases et leur complexité, ce qui permet de quantifier la charge de travail des juridictions à partir d'une nomenclature.

J'en viens à la fois aux conclusions et aux recommandations de la Cour.

Les premières séries de préconisations que j'ai évoquées – et qui sont de pures préconisations de gestion –, peuvent être prises en charge et assumées par le ministère de la justice dans un délai relativement court.

Le coeur de notre recommandation est d'inscrire ce processus de réforme dans la perspective d'un objectif plus ambitieux, qui est la réalisation d'un véritable système de pondération des affaires. La France ne participe pas à la CEPEJ – ce que nous regrettons – car elle a à apprendre des exemples étrangers et la réalisation d'un système de pondération, inspiré du modèle allemand, serait, non seulement de nature à faciliter et objectiver l'allocation des moyens aux juridictions, mais également, de marquer une première étape indispensable dans le calcul des coûts de la justice. Une fois que l'on peut déterminer le temps nécessaire pour le traitement d'une affaire et dès lors que le budget de la justice consiste en des dépenses de personnel, on peut approcher la réalité du coût des procédures et du fonctionnement de la justice.

Je conclurai en remerciant le ministère de la justice, avec lequel nous avons entretenu une relation cordiale. Il a compris que les recommandations que nous souhaitons voir mises en oeuvre étaient de nature pragmatique et non pas révolutionnaire. En revanche, elles doivent s'inscrire dans un processus de réformes assumé.

Nous avons été frappés, au cours de notre enquête, par la diversité et la qualité des expériences menées, à l'échelon national et localement, par le système judiciaire. Nous pensons que ce qui manque est une impulsion, une volonté de systématiser ces efforts et de les généraliser. Mais cela n'est pas hors de portée, le système judiciaire français peut aisément franchir cette étape, à l'image de la grande majorité des systèmes judiciaires européens.

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