Intervention de Jean-Luc Mélenchon

Réunion du mercredi 13 février 2019 à 9h30
Commission des affaires sociales

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Luc Mélenchon, rapporteur :

Madame la présidente, mes chers collègues, je veux tout d'abord vous dire le plaisir que j'ai de participer, en cette circonstance, aux travaux de la commission des affaires sociales, dont je connais l'importance car j'ai siégé au sein de commissions analogues dans d'autres assemblées.

La proposition de loi que nous examinons vise à interdire le travail détaché ou, pour être plus précis, l'application du régime européen actuel du travail détaché, sur le territoire français. Son objectif est, tout d'abord, de faire barrage au processus ordinaire de nivellement par le bas que permet le Traité de fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), dès lors qu'il interdit, par son article 153, toute harmonisation sociale. Nous devons donc être très vigilants quant aux processus qui encouragent un tel nivellement. Et nous devons y veiller avec d'autant plus d'acuité que le modèle de construction européenne défendu, par exemple, par M. Barroso prévoyait que, les fonds structurels n'étant plus assez importants pour consentir en faveur des nouveaux entrants – en particulier les dix pays qui ont adhéré en même temps en 2004 – les mêmes efforts que ceux qui avaient été consentis dans le passé en faveur de l'Espagne, du Portugal ou de la Grèce, chacun de ces pays devait pouvoir tirer avantage du différentiel de législation sociale ou fiscale pour élaborer un mécanisme de financement de son développement.

Ce texte a également pour objectif de mettre un terme aux mauvais traitements dont font l'objet les travailleurs détachés et de tarir la source de fraude que représente ce dispositif.

Je m'empresse de préciser qu'il ne s'agit pas de critiquer les travailleurs détachés, non plus que les syndicats qui les défendent et font valoir leurs droits, mais le système lui-même. Car si quelque chose doit être dénoncé, c'est bien l'incurie des autorités chargées de planifier les formations, car elle est responsable du manque de main-d'oeuvre dont souffrent certains secteurs. Les régions notamment, fortes des pouvoirs qui leur sont reconnus dans ce domaine, en lien avec l'éducation nationale, devraient en effet éviter que ne s'installent durablement des tensions dans tel ou tel secteur de travail qualifié.

Partons d'un bon préjugé, d'une pensée aimable : admettons qu'au départ, le statut de travailleur détaché ait eu pour objectif de faciliter la vie de ceux qui travaillent dans différents pays d'Europe – il arrive en effet que, dans certaines circonstances, il faille se procurer certaines qualifications très pointues, absentes du pays – et donc de faire fonctionner les protections sociales de manière efficace. Nous n'en sommes clairement plus là.

Je ferai deux observations préalables, à cet égard. Tout d'abord, des personnes travaillaient déjà dans différents pays d'Europe avant la première directive de 1996. Ensuite, les chiffres montrent qu'il ne s'agit plus d'attirer les qualifications rares issues d'un autre pays en choyant particulièrement les travailleurs concernés. De fait, depuis 2008, le nombre des travailleurs détachés a quintuplé, le nombre de déclarations atteignant 516 000 – je mets, ici, de côté les 800 000 déclarations de travail détaché concernant le transport routier puisque ce secteur n'est pas inclus dans la nouvelle directive. Autant vous le dire franchement, ces 1,3 million de déclarations ne correspondent pas à 1,3 million de personnes, et ce pour deux raisons. Premièrement, on ne prend en compte que les déclarations de travail détaché. Or, plusieurs déclarations peuvent concerner une même personne, détachée à plusieurs reprises. On discutera le fait que cette pratique est à la limite de la légalité, puisqu'à l'instar des CDD, l'utilisation du travail détaché est limitée et ne peut excéder une durée maximale. Deuxièmement, il existe nombre de fraudes à la déclaration : des travailleurs sont détachés sans être déclarés comme tels.

En tout état de cause, les déclarations permettent de savoir où se trouvent les personnes ainsi détachées. Or, on constate qu'elles sont employées dans des secteurs dont on ne peut pas prétendre qu'ils manquent de main-d'oeuvre. Étant donné le nombre de chômeurs que compte notre pays, il n'est pas vrai qu'on ne trouverait personne pour accomplir ces tâches. Au demeurant, les qualifications mentionnées dans les déclarations sont de faible niveau. Je ne l'indique pas pour méjuger le travail accompli par ces personnes, car tout travail suppose une qualification : un faible niveau de qualification ne signifie pas une absence de qualification.

Toujours est-il que, sur ce point non plus, nous ne sommes pas capables d'apprécier la vérité de la déclaration. On a en effet observé à de très nombreuses reprises que des personnes étaient déclarées comme moins qualifiées qu'elles ne le sont en réalité. Elles sont donc payées au SMIC, alors qu'elles effectuent une tâche correspondant à leur véritable qualification. Cependant, elles ont un intérêt personnel à travailler dans ces conditions car, même ainsi, elles restent mieux rémunérées que dans leur pays d'origine. Ce phénomène ample est mal connu puisque nous ne disposons pas encore des outils nécessaires pour l'apprécier finement. Quoi qu'il en soit, le dispositif n'est plus utilisé pour parer à des manques occasionnels, circonstanciels, de main-d'oeuvre qualifiée. On a, au contraire, le sentiment, attesté par les fraudes découvertes, qu'il est une manière de contourner les législations nationales.

La dernière modification de la directive peut apparaître comme plus favorable dans la mesure où elle prévoit – elle n'a pas encore été adoptée et fait l'objet d'un recours de la part de deux pays – une même rémunération pour le même travail, au même niveau de qualification. Ce concept, on vient de le voir, est cependant assez relatif, car si l'on déclare un niveau de qualification moindre que celui qui est utilisé, on n'est pas tout à fait dans l'égalité – mais passons. Le point névralgique, c'est que le paiement des cotisations sociales et les autres avantages sociaux – primes d'hébergement, de transport, de nourriture, qui relèvent toutes des régimes sociaux – ne sont pas pris en compte dans l'égalité de traitement réclamée « facialement » par la nouvelle directive.

Bien entendu, c'est là que s'opère la distorsion de concurrence, car il est bien évident qu'un salarié dont le salaire est exempt de cotisations sociales coûte moins cher. Mettons de côté la question morale, même si elle est légitime car, après tout, la vie sociale comporte des règles qui fondent une morale collective. Il faut bien comprendre la pression qui s'exerce sur une entreprise lorsqu'elle sait que, pour un même travail, elle peut parvenir à abaisser son devis de 20 % ou 30 %. Ce sont, du reste, les petites entreprises qui sont le plus sensibles à cette forme de concurrence car elles ont déjà à pâtir de la pression que les très grandes exercent sur elles. Ajoutez-y cette distorsion, et le mécanisme est implacable : toute une série de petites entreprises sont condamnées à mort.

Ne croyez pas que ce soit là une pure vue de l'esprit. Une grande entreprise du bâtiment, que je ne citerai pas, a embauché, d'un coup, 460 travailleurs détachés sur le chantier d'une centrale nucléaire. Cet exemple me conduit à évoquer les difficultés qu'on rencontre pour réprimer la fraude. Les services spécialisés que nous avons auditionnés – qui font preuve d'un sérieux et d'un professionnalisme absolus ; il n'est pas question de mettre en cause leur travail – disent eux-mêmes que la cascade, l'empilement des moyens utilisés pour détourner la loi, est tel qu'imaginer résoudre le problème par un quelconque règlement dissuasif est une vue de l'esprit. De fait, la gendarmerie, l'Inspection des affaires sociales et les inspecteurs du travail ne peuvent pas faire face à cette cascade. Dans le cas de ces 460 salariés, le montage juridique faisait intervenir une entreprise située en Irlande, qui elle-même agissait par l'intermédiaire d'une succursale chypriote, laquelle employait des travailleurs polonais. Trois nationalités différentes, donc trois niveaux de recherche : je me demande comment on est parvenu à les coincer…

Dans un très grand nombre d'autres cas, entre le déclenchement de l'enquête, sa conclusion et les châtiments, les délais sont tels qu'il y a au moins deux types de victimes : ceux qui ont pâti d'une concurrence déloyale et les travailleurs eux-mêmes, qui ne récupèrent aucun de leurs droits. Il faudrait en effet qu'après avoir été payé au SMIC, le travailleur venant de Pologne ou de Roumanie se tienne informé de ce qui se passe en France pour pouvoir engager des poursuites judiciaires et réclamer la reconnaissance de ses droits. Ce n'est pas possible !

Le fait, établi, que les fraudeurs passent ainsi le plus souvent entre les mailles du filet est une incitation à frauder. Quant à ceux qui se font attraper, à peine 30 % d'entre eux payent effectivement les amendes qui leur sont infligées. Qui plus est, permettez-moi de le dire, celles-ci ne sont pas à la hauteur des contrats concernés. L'affaire que j'évoquais s'est en effet soldée par une amende de 20 000 euros : imaginez-vous ce que cela représente par rapport au contrat qui avait été conclu ! On objecte que ce ne serait pas si grave ; je crois que si.

Cette pratique a des effets destructeurs sur le budget de la sécurité sociale. De fait, le concept même de sécurité sociale suppose que l'on prélève une cotisation sur le salaire et la production de richesses. Une cotisation est un salaire différé, qui correspond, comme le salaire lui-même, à un partage de la valeur ajoutée entre l'actionnaire et le travailleur. Le dispositif sort de cette logique, puisque ce sont autant de cotisations que ne perçoit pas la sécurité sociale française. Dans l'autre sens, nous sommes passés à une étape où les pays d'origine, parce qu'ils sont en concurrence, abaissent leur niveau de protection sociale et d'exigence en la matière concernant les travailleurs détachés. Ainsi, en 2017, la Roumanie a adopté une réforme réduisant à 2 % le taux des cotisations patronales et, en 2018, la Bulgarie a supprimé de sa législation tout barème minimal concernant les indemnités de transport, de nourriture et d'hébergement. Non seulement vous devez leur courir derrière parce que les cotisations ne sont pas payées mais, une fois que vous les avez rattrapés, on vous dit que tout a été supprimé !

Dans ce cas précis, on observe une dérive supplémentaire puisque des sociétés dites d'intérim basées à l'étranger embauchent parfois des travailleurs du pays dans lequel s'effectue le travail. C'est ainsi que l'on retrouve des travailleurs français, vivant en France, employés sous le statut de travailleur détaché. Leur nombre a été évalué à une quarantaine de milliers par la Cour des comptes. On arrive là à un niveau de fraude et de concurrence déloyale absolu, car nous parlons bien de travailleurs français qui peuvent être employés sur de petits chantiers. Il n'y a pourtant aucune fatalité à ce qu'il en soit ainsi. On m'a cité l'exemple d'une entreprise de l'Ariège qui embauche des travailleurs détachés sous le régime des travailleurs français. Certaines entreprises ont donc à coeur de ne pas tricher et de faire les choses dans les règles.

Le régime des travailleurs détachés tel qu'il est conçu nous place, par ailleurs, dans une situation assez étrange. En effet, nous autres, Français, avons signé pratiquement toutes les conventions de l'Organisation internationale du travail ; la France est un pays assez avancé, respectueux du droit international en la matière. Or, l'article 6 de la convention n° 97 de l'OIT, que nous avons signée, stipule en toutes lettres que tous les travailleurs doivent être traités de la même manière, qu'il s'agisse du niveau de rémunération, des cotisations ou des droits sociaux. Par conséquent, ceux-ci ne sauraient être différents pour des travailleurs appelés à effectuer la même tâche dans la même entreprise et dans le même pays. Nous sommes donc en contradiction avec le droit international. La France n'est pas, du reste, le seul pays d'Europe à se trouver dans cette situation ; il y en a sept autres. À ce propos, il est assez étrange que la Commission ait exercé des pressions sur certains pays en leur faisant savoir qu'il ne serait pas bon qu'ils signent cette convention car ils seraient ainsi soumis à des obligations qu'on leur demanderait de ne pas respecter par la suite.

On nous demande même de ne pas respecter la Charte des droits sociaux, puisque le socle social qui a été adopté l'an dernier, à Göteborg, revient sur certaines de ses dispositions. J'ignore pourquoi tous ces gens ont éprouvé le besoin de réécrire ce qui avait été parfaitement bien écrit en 1989 dans cette charte, qui prévoit explicitement que tous les droits sociaux doivent être reconnus aux travailleurs et appliqués à chacun d'entre eux.

Telles sont les raisons qui me conduisent à dire qu'il faut, cette fois, taper du poing sur la table et envoyer un signal. La France est l'un des rares pays capables de le faire, parce que sa puissance, celle de son économie, son recours au travail détaché – elle est, avec la Belgique, l'un des pays qui y font le plus appel – lui permettent d'afficher ses intentions et de les voir respecter par tout le monde, dans des conditions qui favorisent l'égalité de traitement sur notre sol et l'idée que nous nous faisons des droits sociaux.

C'est pourquoi notre proposition de loi comporte un troisième article, qui tend à donner mandat à la France de renégocier et d'exiger, comme l'ont fait à plusieurs reprises d'autres pays européens, un opt-out en matière de droit social. On se rappelle en effet que les Anglais en avaient obtenu un à propos de la durée maximale du temps de travail, dont ils n'acceptaient pas qu'elle puisse être limitée à 48 heures hebdomadaires. Mais ce n'est pas la seule disposition sur laquelle je voudrais appeler votre attention. En effet, nous proposons également une clause de mieux-disant social, afin que la personne qui viendrait travailler chez nous, qu'elle ait un statut de travailleur détaché ou se voie appliquer le droit français, soit soumise au droit social de son pays d'origine si celui-ci est plus avantageux.

Cette proposition de loi n'a donc pas pour objet d'interrompre la libre circulation des travailleurs ou d'empêcher la mise en valeur de leurs qualifications lorsque celles-ci sont rares et peuvent leur permettre d'avoir une bonne paye, bien au contraire.

Tels sont les arguments essentiels que je tenais à vous présenter pour défendre notre proposition de loi. Le moment est venu, je crois, d'envoyer le signal d'un retour de la force du droit social. Voyez-vous, j'ai été très alarmé par l'adoption du socle social car, pour la première fois, on a vu disparaître certains éléments présents dans les textes fondateurs de l'Union européenne, tels que l'objectif de la réduction du temps de travail. Dans le même temps, on a introduit le droit pour les employeurs de faire de bons profits, alors que personne ne s'attend, dans le régime économique qui est le nôtre, à ce qu'ils cherchent autre chose. Il ne viendrait pas à l'esprit de le leur reprocher On a pourtant estimé nécessaire de le préciser. Surtout, on a retiré de ce socle social une disposition qui figurait dans la charte des droits sociaux et qui reconnaissait à tout travailleur le droit d'exercer, au sein de la Communauté, toute profession ou tout métier selon les principes de l'égalité de traitement pour l'accès au travail, les conditions de travail et la protection sociale du pays d'accueil – à l'époque, on précisait : « du pays d'accueil ». Après tout, ce principe s'applique dans des dizaines d'autres pays : si vous allez travailler en Australie ou au Québec, on vous appliquera le droit du travail du pays, et personne n'y trouve à redire. Il y va de l'intérêt des travailleurs et aussi d'une certaine manière de vivre, car nous ne pouvons pas accepter que de mauvais traitements soient réservés aux plus pauvres. De fait, je vous ai fait grâce, car je n'ai pas voulu brosser un tableau trop noir, des conditions dans lesquelles sont souvent accueillis, logés, nourris et traités les travailleurs détachés.

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