Intervention de Jean-Luc Mélenchon

Réunion du mercredi 13 février 2019 à 9h30
Commission des affaires sociales

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Luc Mélenchon, rapporteur :

Je commencerai par remercier Mme Obono et M. Dharréville d'avoir exprimé un point de vue convergent avec celui adopté dans mon rapport. Je reprends à mon compte leurs remarques sur le choix des mots, si souvent important. Platon ne disait-il pas que la corruption de la cité commence par celle des mots ? Le travail n'est pas un coût, il a un prix, qui s'établit selon toute une série de paramètres. Il existe plusieurs doctrines à ce sujet. La nôtre n'a pas varié : nous avons toujours été contre l'externalisation des coûts sociaux – santé, formation, transport des travailleurs – et environnementaux. L'évolution de la civilisation a rendu ces questions plus sensibles qu'elles ne l'étaient il y a encore trente ou quarante ans, lorsqu'on pensait qu'un progrès spontané viendrait régler tous les problèmes.

Madame Grandjean, je vous remercie pour votre participation aux auditions et l'intérêt des questions que vous avez posées ; elles m'ont permis non seulement de prévoir ce que vous diriez aujourd'hui et ce que vous direz en séance publique, mais aussi et surtout de prendre en compte des angles auxquels je n'avais pas pensé. Vous partez de l'idée, que j'entends, selon laquelle il se construirait progressivement un droit social et que mon initiative agirait tel un éléphant dans un magasin de porcelaine. Je viendrais ainsi tout bloquer, tout paralyser. Mais c'est précisément le but ! Il s'agit d'empêcher la dégradation de la construction de ce droit social européen qui, pendant des décennies – j'ai été membre du Parti socialiste, j'en connais donc tous les mots d'ordre de l'époque –, fut le projet de tous ceux qui bâtissaient l'Europe : réalisons d'abord l'unité juridique et puis, ma foi, le progrès social suivra. Or, il n'a pas suivi, et nous en sommes ainsi venus à construire nous-mêmes une mystification collective.

Pourtant, madame Grandjean, il ne se construit pas un droit social progressiste en Europe – c'est même le contraire ! Je viens de vous démontrer – et je le referai autant de fois qu'il le faudra – que le socle social adopté à Göteborg est inférieur à la Charte des droits sociaux votée en 1989 ; c'est un fait, et non une invention de ma part, et vous vous en rendrez compte en comparant les textes en question. De même, le statut du travail détaché a permis la régression des droits sociaux, qui n'étaient déjà pas très importants en Roumanie et en Bulgarie. Croire qu'un accord conclu autour d'une table suffit à constituer un progrès relève d'une vision idéologique. Non, la directive de 1996 n'a pas été un progrès mais une régression.

Plusieurs d'entre vous se sont réjouis des progrès observés au cours de la nouvelle négociation. Soit, pourquoi pas puisque l'on demande que les gens soient au moins facialement traités de la même manière. Remarquez cependant que je n'aborde pas le problème du travail détaché sous le seul angle de la fraude mais dans son essence. Pour quoi faire du travail détaché ? Pour qui ? Dans quelles conditions ?

Quant au traitement des travailleurs détachés, madame Grandjean, vous ne pouvez pas prétendre que vous observez des progrès. Ce n'est pas parce que la nouvelle directive ferait facialement apparaître des progrès qu'elle effacerait la véritable entaille contre laquelle nous autres, Français, devons nous défendre plus que tous les autres – à savoir que les cotisations sociales ne sont pas payées en France. Nul ne songe évidemment à abandonner les personnes qui travaillent en France en cas de maladie, mais la sécurité sociale perd l'équivalent de 500 000 déclarations dans les secteurs hors transport routier et 800 000 dans le secteur du transport routier. Je comprends votre enthousiasme et les illusions qu'il déchaîne mais croyez quelqu'un qui a longtemps répété qu'il fallait faire l'Europe sociale sans jamais la voir arriver : mieux vaut se méfier et prendre des garanties.

Nous partageons en partie le même diagnostic, monsieur Cherpion, mais pas la conclusion qui en découle. Permettez-moi néanmoins d'aller dans votre sens pour achever de brosser le tableau. Sans doute mes arguments ne vous auront-ils pas surpris : vous aurez entendu l'écho des propos de certaines fédérations syndicales mais aussi patronales. La confédération de l'artisanat et des petites entreprises du bâtiment (CAPEB), qui a toujours été un partenaire loyal pour les ministères de l'éducation nationale qui se sont intéressés à la question, a fait part lors de son audition d'un désarroi total car la question du travail détaché commence même à se poser dans ce secteur. Les cas d'embauche en intérim par une entreprise située à l'étranger d'un employé habitant le village voisin finissent par s'ébruiter et sont arrivés jusqu'aux oreilles de la CAPEB, dont les représentants font preuve d'un certain sens moral et même patriotique car ils n'acceptent pas que leurs compatriotes en arrivent à être traités de la sorte. La question se pose dans le milieu des petites entreprises et personne n'y a qualifié ma proposition d'excessive.

D'autre part, cher collègue, une fois le doigt pris dans la déchiqueteuse, tout y passe ! Nous avons accepté le principe de la différence de cotisations sociales mais qui peut croire que nous soyons les seuls à rencontrer des problèmes ? Qu'arrive-t-il donc à la Roumanie, à la Bulgarie, à la Pologne et à tous les autres pays fournisseurs de main-d'oeuvre détachée dans des pays comme le nôtre ? À la moindre période de développement et de croissance, il leur manque des bras pour occuper les emplois de maçons, de peintres, d'électriciens – métiers dont les membres de cette commission savent qu'ils sont qualifiés, car n'est pas maçon celui qui se contente de tenir une truelle par le bon bout ; encore faut-il savoir la manier ! Dans une telle situation, ces pays se mettent à leur tour à importer de la main- d'oeuvre, d'où cette histoire de fous que l'on nous explique très bien : les Ukrainiens vont travailler en Bulgarie parce que les Bulgares sont partis travailler en France ! Or, le salaire minimum ukrainien correspond au tiers du salaire minimum chinois. C'est dire si avant de remonter une pente pareille, il s'écoulera des décennies de travailleurs mal payés.

Je dis à Mme Elimas et à M. Aviragnet que la libre circulation n'est pas en cause dans ma proposition de loi. Je ne propose pas de rétablir les contrôles de passeports ou de créer un passeport de travail : tout le monde pourra continuer de circuler librement dans toute l'Union européenne et d'y travailler n'importe où. Si vous souhaitez aller travailler en Australie, cher collègue, libre à vous : personne ne vous en empêchera. De même, personne ne s'opposera à ce qu'un Bulgare ou un Roumain vienne travailler en France s'il se trouve un employeur pour l'embaucher. Nous dirons simplement ceci : nous n'acceptons pas la concurrence déloyale consistant à faire payer les cotisations sociales dans le pays d'origine.

La question s'est posée dans le débat européen, madame Elimas. Cette proposition de loi ne vise pas à déterminer si l'on est pour ou contre l'Union européenne et les traités européens ; ce n'est pas le sujet. Je n'aurais pas l'impudence de vous proposer de changer votre opinion sur l'Europe en trois articles. En revanche, le débat a eu lieu, y compris parmi les plus fervents partisans d'une réglementation européenne dont ils souhaitent qu'elle améliore la situation des travailleurs. Voici ce qu'ont notamment demandé certains collègues chrétiens-démocrates, madame Elimas : que les deux droits – le droit de la concurrence dans le secteur des services et le droit social – s'appliquent, et non pas seulement le premier. En effet, la situation que nous connaissons résulte tout entière du fait que nous n'appliquons qu'un seul aspect du droit, à savoir le principe de concurrence libre et non faussée dans le commerce, sans tenir compte du droit social – selon l'interprétation qu'en fait la Commission. Nul n'est obligé d'approuver et le fait d'être d'accord pour n'appliquer que la moitié du droit européen sur un sujet qui comprend deux dimensions ne fait pas de vous un bon ou un mauvais Européen ! D'autres sujets pourraient nous séparer sur la question européenne, mais pas celui-là.

Je m'étonne tout autant que M. Aviragnet excipe de la liberté de circulation : je vous répète calmement qu'elle n'est pas en cause dans cette affaire ! Vous la considérez comme une liberté européenne fondamentale ; soit, moi aussi, et j'ai assez protesté avec vous, dans le passé, contre le fait que les capitaux circulaient librement alors que les personnes ne le pouvaient pas. Ce n'est plus le sujet d'aujourd'hui : nous parlons des protections sociales. Comment le parti socialiste peut-il estimer que le paiement des cotisations sociales non dans le pays d'accueil mais dans le pays d'origine est une question secondaire ? Les socialistes belges s'y sont opposés au point qu'ils ont obtenu un vote majoritaire pour condamner une pratique représentant à leurs yeux une fraude sociale. Que leur a répondu la Commission ? Qu'il n'appartenait pas à la Belgique de déterminer si les mauvais traitements sociaux des travailleurs détachés en Belgique constituaient ou non une fraude. C'est la Commission qui a dit cela, contre l'avis des socialistes belges et de leurs collègues qui s'étaient prononcé dans le même sens. La législation a donc renvoyé au pays d'origine. De ce fait, je m'étonne que vous m'opposiez cet argument.

Je dis très solennellement que la discussion est encombrée par les considérations laissant croire que je cherche à discréditer le brave homme et la brave femme qui vont travailler ailleurs. Ce fut le cas de mes grands-parents et je sais ce que signifie le fait de monter sur un bourricot, poussé à migrer pour gagner sa vie et vivre autrement que comme un misérable. Je n'ai jamais rendu les pauvres responsables de leur pauvreté ni les travailleurs exploités de leur exploitation. Je ne le fais pas plus aujourd'hui qu'à tout autre moment de mes explications. Il ne s'agit pas de discréditer les travailleurs détachés ni même les entreprises qui les embauchent, mais de discréditer un système qui se présente avec la bonne mine d'une vertu européenne alors qu'il en est le contraire – à condition, naturellement, de considérer que l'esprit européen devrait être la coopération et non la mise en compétition systématique de tout le monde.

M. Christophe prétend que ma proposition n'est pas pragmatique. Je veux bien vérifier s'il existe plus pragmatique que moi sur ces sujets, mais il s'agit tout simplement d'un rapport de force. Dans un rapport de force, la France peut dire non et d'autres, s'étant bravement tus, finissent par convenir que l'on ne peut pas s'opposer à toutes les positions françaises. Permettez-moi tout de même de donner une preuve de ma bonne volonté sur ce sujet : lorsque j'étais ministre de l'enseignement professionnel, les uns et les autres discutaient à perte de vue sur des équivalences. Sans doute est-il possible d'établir une équivalence entre la licence française et la licence allemande de poterie Ming, mais pour ce qui est d'un travail très qualifié sur des machines de pointe utilisant des matières premières qui valent un bras, alors non : mieux vaut convenir d'emblée de ce que l'on va faire. Nous avons donc créé des qualifications communes – par « nous », j'entends moi-même et le gouvernement de M. Jospin auquel j'appartenais. Quatre pays d'abord puis douze ensuite ont créé une qualification commune dans trois métiers différents – la logistique, l'hôtellerie et la mécanique automobile – donnant lieu à des diplômes communs. Les seuls diplômes européens qui existent sur le marché du travail actuel seraient donc dus à quelqu'un à qui l'on accroche une pancarte d'anti-européen ! Non ! Cette mesure a permis de garantir une juste rémunération. Lorsque vous obtenez un diplôme assis sur un référentiel commun qui a fait l'objet d'un accord unanime, vous pouvez le faire valoir devant une fédération patronale, qu'elle soit allemande ou bulgare, et il est indiscutable puisqu'il relève de la convention collective. Je dis à ceux de nos collègues qui se réclament le plus de l'Europe que l'on ne saurait conclure des conventions collectives européennes alors que l'article 153 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne interdit l'harmonisation sociale et qu'aucun article ne décrit les qualifications communes – lorsque le texte n'est pas en anglais et que le terme « qualifications » est traduit en français par « compétences », ce qui transforme les ouvriers en robots plutôt qu'en personnes ayant la maîtrise d'un métier. Pardonnez mon enthousiasme : j'ai aimé ces sujets.

En somme, je récuse l'argument du manque de pragmatisme. Il me semble au contraire être très pragmatique. D'autre part, dans cette affaire, la liberté de circulation n'est aucunement en cause. Ce qui est en cause, c'est la protection de la sécurité sociale et des droits sociaux des travailleurs.

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