Intervention de Danièle Obono

Séance en hémicycle du lundi 18 février 2019 à 16h00
Programmation 2018-2022 et réforme de la justice — Motion de renvoi en commission (projet de loi ordinaire)

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaDanièle Obono :

C'est suffisamment rare en ce moment, avec une justice et des magistrats surchargés, pour ne pas le rappeler.

La suppression du tribunal d'instance et celle de la fonction de juge d'instance – remplacés par des tribunaux de proximité sans existence juridique autonome, et donc plus facilement déplaçables et déménageables – va aggraver les inégalités territoriales et l'accès à la justice.

Vous n'avez eu de cesse d'affirmer, madame la ministre, mesdames et messieurs les membres de la majorité, que vous ne vouliez pas faire le Grand soir de la carte judiciaire, et que vous ne feriez que répartir les fonctions et les matières entre les juridictions. Nous, membres des diverses oppositions – les membres de la majorité semblent surpris que des groupes ayant des stratégies et des objectifs différents puissent se retrouver dans la défense de l'intérêt commun, alors que cela fait partie de la démocratie et du sens de la chose publique – ainsi que de nombreux professionnels du droit, estimons que votre réforme entraînera probablement des fermetures de tribunaux d'ici à 2022, donc la création de déserts judiciaires dans des zones peu peuplées, la fin de l'égalité entre territoires devant l'institution judiciaire, avec l'émergence de tribunaux à la carte un peu partout dans le pays, l'accroissement des difficultés pour effectuer des démarches, car là où il y a des tribunaux uniques et identifiables aujourd'hui, il faudra peut-être se déplacer dans trois ou quatre endroits différents demain en fonction des matières.

De la même manière que l'on ne peut justifier un État à la carte selon les départements, on ne peut créer des tribunaux différents selon les territoires. Ce serait non seulement une atteinte à l'unité de l'autorité judiciaire, totalement illisible pour les citoyens et les citoyennes, mais aussi l'annonce de futurs déserts judiciaires.

À l'heure où vous vous gargarisez de la grande opération de communication qu'est devenu le pseudo-débat national, qui était censé répondre aux attentes des citoyens et des citoyennes, vous passez, là encore, à côté des demandes, portées par le mouvement des gilets jaunes et largement soutenues par la population, d'un meilleur accès et d'un meilleur accompagnement humain aux droits sociaux, économiques et politiques, et à la justice.

Voici un exemple, pris parmi de nombreux autres, qui justifie de voter en faveur de cette motion de renvoi en commission. Depuis quelques jours, l'importance de la lutte contre le racisme et les discriminations reprend une acuité toute particulière : la faiblesse des prises en charge judiciaires et humaines des personnes victimes illustre de manière criante l'un des graves manques de notre système judiciaire. C'est notamment ce que relève le dernier rapport de la Commission nationale consultative des droits de l'homme, consacré à l'année 2017. La CNCDH souligne que les auditeurs et les auditrices de justice ne sont sensibilisés qu'à la marge à la technicité du contentieux.

Dans sa vingt-huitième recommandation, la CNCDH encourage les pouvoirs publics à déployer, ou à réactiver, des pôles antidiscriminations. Le bilan de ceux déjà créés – leur existence montre que certaines mesures ont été prises avant votre arrivée au pouvoir – est décevant, leur activité étant inégale, voire inexistante dans certains ressorts. Cette recommandation est similaire à l'amendement no 316 que nous vous avions soumis tendant à la création de pôles judiciaires spécialisés dans la lutte contre les discriminations auprès de chaque cour d'appel. Ces pôles incluraient des magistrates et des magistrats du siège et du parquet, mais aussi des officiers et des officières de police judiciaire spécialisés, des associations et des justiciables tirés au sort. Comme quoi, nous avons déposé bien d'autres amendements que de suppression. Mais, comme toutes les autres, vous avez rejeté cette proposition.

Quelle ne fut pas notre surprise d'entendre, quelques semaines plus tard, en janvier 2019, la secrétaire d'État chargée de l'égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations, Marlène Schiappa, approuver, dans une émission télévisée, une idée similaire et s'engager à la mettre en oeuvre ! Mais nous ne sommes pas bégueules et vous disons « Chiche ! ». Travaillons-y ! Néanmoins, un tel sujet ne peut décemment se régler sur le coin d'un plateau de télévision et mérite toute l'attention ainsi que tous les efforts de la représentation nationale.

Au coeur de la grande révolte sociale et populaire qui secoue notre pays depuis plus de trois mois, nous avons entendu plusieurs fois, sur les ronds-points et dans les mobilisations et les actions des citoyens et des citoyennes en gilet jaune, une grande et saine soif de justice fiscale, environnementale, sociale, et de justice tout court.

Audre Lorde, poétesse états-unienne dont c'est aujourd'hui l'anniversaire, disait : « Si je ne peux pas exprimer cette douleur et la modifier, j'en mourrais certainement. C'est cela le début de la protestation sociale ». Sans justice, mesdames et messieurs les députés de la majorité, il n'y a pas de paix sociale possible ni souhaitable. Si vous voulez la paix sociale et républicaine, rétablissez la justice républicaine et votez en faveur de cette motion de renvoi en commission !

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