Intervention de Michel Larive

Séance en hémicycle du jeudi 21 février 2019 à 21h30
Fonds de soutien à la création artistique — Présentation

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaMichel Larive, rapporteur de la commission des affaires culturelles et de l'éducation :

La défense des outils symboliques intrinsèquement inquantifiables qui vont des arts plastiques au théâtre, de la poésie à la littérature en passant par le cinéma ou la musique, est un combat de société majeur, aussi essentiel que celui de l'écologie. Nous parlons là des outils qui servent à construire l'humanité en nous. Le geste de l'art est partout négligé en tant que réalité politique. Il n'aura bientôt plus de place dans cette civilisation, en dehors du marché.

L'abandon de l'art et de la culture dans les programmes politiques de la plupart des partis s'inscrit dans cette logique. Mais si l'art n'est plus possible, alors cela veut dire que le monde n'est plus l'espace de l'être humain. Si l'on veut qu'une politique culturelle soit forte, elle doit être portée par toute la société. La création est essentielle et constitutive de notre humanité, elle est ce qui peut faire bouger l'art, la culture, les sciences, les biens immatériels. Et ce sont les créateurs qui fabriquent l'art. Ils nous apprennent à considérer les frontières au sens où les Indiens d'Amérique l'entendent : non pas comme une séparation, mais comme une zone de contact, le fil ténu de la rencontre et de l'échange avec les autres. La création est cet endroit, cet espace d'intranquillité, de collisions signifiantes, de débats. Je suis sûr, monsieur le ministre de la culture, mes chers collègues, que nous partageons cette idée de la nécessité de l'art.

Notre proposition de loi aborde la question des moyens de vie des créateurs, répond à l'exigence de sortir ces métiers d'une précarité et d'une pauvreté massives. Les artistes-auteurs vivent très souvent en dessous du seuil de pauvreté et certains sont contraints de prendre un emploi alimentaire, qui devient très vite leur activité principale au détriment de la création artistique. C'est ce que l'on constate à la sortie des écoles d'art : peu d'élèves parviennent à s'insérer professionnellement dans leur discipline et nombre d'entre eux sont même contraints d'abandonner leur pratique pour prendre un emploi dans un autre domaine.

La moitié des écrivains gagnent moins de 1,6 SMIC et sont, dans 88 % des cas, obligés d'exercer une autre activité professionnelle ; 20 % d'entre eux vivent sous le seuil de pauvreté alors que ce taux s'établit pour la population dans son ensemble à 14 %. La situation des auteurs de bande dessinée est pire encore : 53 % sont en dessous du salaire minimum et 50 % des femmes auteurs de bande dessinée vivent en dessous du seuil de pauvreté ; une oeuvre qui nécessite un an de travail à temps plein est ainsi souvent rémunérée moins de 7 000 euros. Les plasticiens ont, eux aussi, un taux de pauvreté extrêmement élevé, bien loin des quelques stars du milieu qui peuvent prétendre vendre leurs toiles à prix d'or : 53 % d'entre eux vivent avec moins de 8 700 euros par an.

Il ne s'agit pas ici d'une culture du don, mais d'une culture de la démarche, pas d'une culture de l'excellence, mais d'une culture de l'exigence. Il s'agit de promouvoir la culture des potentialités à développer, en créant les conditions et en donnant à chacun l'égalité des moyens pour y parvenir.

Je rappelle que quand nous parlons de nécessité de l'art, nous ne parlons pas évidemment de tout ce qui l'instrumentalise. Il ne s'agit pas non plus d'un pansement social destiné à créer du lien là où l'on fait disparaître le service public et où la pauvreté réduit les vies, d'une roue de secours pour des politiques défaillantes.

À travers la recherche de politiques publiques pour l'art, nous avons à voir avec une conception de civilisation : c'est de la construction de notre humanité qu'il s'agit. Et comme l'écrit Walter Benjamin, « Chaque mot de notre langage contient, comme enroulée sur elle-même, une pelote de temps constituée d'opérations historiques. Alors que le prophète et le politicien s'efforcent de sacraliser les mots en occultant leur historicité, il appartient à la philosophie et à la poésie la tâche profane de restituer les mots sacralisés à l'usage quotidien : défaire les noeuds du temps, arracher les mots aux vainqueurs, pour les remettre sur la place publique, où ils pourront faire l'objet d'une resignification collective. »

Il existe des aides, publiques et privées dans le domaine de la création artistique. Mais si l'on regarde leurs critères d'octroi, on s'aperçoit très vite qu'elles n'ont pas vocation à remédier à la situation de pauvreté dans laquelle vit la majorité des artistes. De fait, elles ne concernent généralement qu'un très petit nombre d'artistes, ayant de surcroît déjà fait leurs preuves : ceux qu'on appelle les « repérés ». Un seul exemple : l'aide du Centre national des arts plastiques – CNAP – a été distribuée à dix-neuf artistes en 2018, pour une population totale de 61 223 personnes…

Par ailleurs, ces aides sont généralement conditionnées au fait d'avoir un projet concret à soutenir : elles ne permettent donc pas de faire vivre les artistes dans les moments de latence entre deux projets, ne sont nullement pérennes, et leur montant est de toute façon trop faible pour pouvoir en vivre. À l'évidence, le système actuel n'a ni pour objectif ni pour effet de remédier à la précarité des artistes. Finalement, le seul dispositif pérenne qui existe pour eux est celui du droit commun : le RSA.

Vous l'aurez compris, j'ai à coeur, avec cette proposition de loi, de trouver des solutions concrètes et pérennes à la situation sociale que rencontrent aujourd'hui beaucoup d'artistes. Elle vise, et c'est probablement l'un des points les plus importants, à instituer un droit social nouveau à destination des artistes-auteurs. Car un droit n'est pas discrétionnaire et ne dépend pas du niveau des ressources publiques : il est appliqué quoiqu'il advienne. C'est une différence majeure avec les aides actuelles.

Ce droit reviendrait à subvenir aux besoins d'un artiste pendant neuf mois maximum, sur une période de trois ans renouvelables, afin de lui permettre de se consacrer tout entier à la création. Ce dispositif permettrait également de remédier à la reproduction des inégalités sociales qui touchent le milieu artistique : ceux qui viennent d'un milieu aisé, à même de les soutenir financièrement, sont libres de créer, quand ceux qui viennent de milieux modestes sont de facto évincés, situation qui ne peut qu'appauvrir la création française. Il s'agit également de mettre en place une aide, là aussi différente des aides actuelles, de soutien à la première création : elle serait ponctuelle et concernerait les jeunes artistes – il ne s'agit pas de faire du jeunisme mais d'aider ceux qui démarrent une carrière, quel que soit leur âge. Elle serait attribuée sur la seule base du projet artistique, sans tenir compte du curriculum vitae du bénéficiaire.

Ainsi, nous aiderions les artistes à deux moments charnières de leur vie professionnelle : le tout début, pour les aider à démarrer, et les moments de latence entre deux projets ou durant les phases de production de projets qui requièrent du temps. C'est pourquoi le droit nouveau qu'instituerait cette proposition de loi vise à doter tous les artistes d'un véritable statut social, reconnaissant ainsi l'importance de leur activité dans la construction de nos sociétés.

Nous avons choisi d'asseoir financièrement le dispositif sur ceux qui tirent profit du travail des artistes et en particulier des oeuvres entrées dans le domaine public, soit soixante-dix ans après la mort de l'artiste, qui ne sont donc plus soumises au droit d'auteur. Ainsi, dès que sont réalisés des bénéfices sur l'utilisation lucrative d'une oeuvre entrée dans le domaine public, il serait dû 1 % à l'État, destiné à ce fonds de soutien à la création artistique. Ce serait une forme de soutien intergénérationnel entre les artistes qui ont réussi et ceux à qui on donnerait ainsi les moyens de réussir.

L'art et la culture sont consubstantiels à notre humanité et à notre capacité à faire société. Or, il ne saurait y avoir de diffusion artistique sans artistes créateurs pour lui donner un sens.

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