Intervention de Catherine de Kersauson

Réunion du jeudi 21 février 2019 à 9h15
Commission des affaires européennes

Catherine de Kersauson, présidente de la deuxième chambre de la Cour des comptes :

Madame la présidente, Mesdames et messieurs les députés, je suis heureuse de présenter devant votre commission le référé issu de l'enquête menée par la deuxième chambre de la Cour des comptes sur les aides agricoles européennes du FEAGA et je tiens à vous remercier de l'intérêt que vous portez à nos travaux. Je suis d'autant plus heureuse de répondre à votre demande d'audition que votre commission a travaillé récemment sur les aides de la politique agricole commune. Je pense en particulier au rapport d'information de MM. les députés Alexandre Freschi et André Chassaigne sur une agriculture durable pour l'Union européenne.

Si la Cour s'est régulièrement penchée sur la gestion des aides agricoles européennes, dont il a été rendu compte, encore récemment, dans un rapport de juin 2018 sur la chaîne de paiement des aides agricoles, préparé à la demande de la Commission des finances du Sénat, elle a décidé de s'intéresser ici aux objectifs et aux effets des aides directes du FEAGA. Ces aides représentent plus de 7 milliards d'euros par an. De plus, la part élevée des aides dans le résultat des exploitations agricoles justifiait cet intérêt. En 2015, les concours publics à l'agriculture représentaient en effet, 82 % du résultat net de la branche agricole, une proportion sans équivalent dans aucune autre branche de l'économie nationale.

Le FEAGA ou fonds européen agricole de garantie, est le principal fonds de la PAC. Il finance les aides dites du premier pilier. Il se distingue du FEADER ou second pilier, qui concerne plutôt le développement rural et l'environnement. Le FEAGA finance essentiellement trois types de mesures : des aides directes, annuelles, versées aux agriculteurs, qui sont des aides au revenu (5,5 milliards d'euros), elles sont dites découplées car indépendantes de la production ; des aides directes couplées, en soutien à certaines productions, principalement animales, pour environ un milliard d'euros ; enfin, des interventions de marché, des aides à l'organisation des filières et à leur modernisation et aux organismes de producteurs, pour environ 550 millions d'euros.

Notre enquête a essentiellement porté sur les deux premières catégories, c'est-à-dire les aides directes couplées et découplées, avec une attention particulière pour les aides directes découplées qui en constituent la majeure partie. Nous n'avons pas examiné les aides de marché ou celles liées à l'organisation commune de marché (OCM). Certaines orientations (OTEX) sont donc exclues de notre champ (viticulture, arboriculture, horticulture, fruits). En France métropolitaine, en 2010, sur 491 000 exploitations, 350 000 percevaient des aides du 1er pilier. J'organiserai mon propos en trois temps : je rappellerai tout d'abord la méthode suivie. Je présenterai ensuite les principaux enseignements de cette enquête. Puis, je reviendrai sur les points qui nous ont semblé susceptibles de contribuer à améliorer l'évaluation, la mesure des effets, et renforcer ainsi l'impact du FEAGA.

Concernant tout d'abord la méthode, cette enquête s'est déroulée durant toute l'année 2017. Elle a porté sur les années 2008 à 2015, période marquée par la succession de deux régimes pour le FEAGA. L'année 2015 a été la première année de mise en oeuvre effective de la nouvelle PAC (2014-2020). L'objet de cette enquête était d'étudier à la fois les objectifs assignés aux aides, les modalités de leur évaluation par le ministère, les effets réels pour les bénéficiaires et l'atteinte des objectifs. Le contexte était la mise en oeuvre d'une importante réforme du FEAGA votée par le Parlement européen en décembre 2013, appliquée à partir de l'année 2015 et qui court jusqu'en 2020.

Pour objectiver les effets des aides, la Cour a exploité les ressources statistiques disponibles « sur étagère » et a dépouillé la littérature scientifique et les rapports publics existants. Il faut souligner, compte tenu du nombre de bénéficiaires (350 000), du nombre d'orientations techniques (OTEX), des spécialisations concernées (une dizaine) et de l'extrême diversité de l'agriculture française que ce travail ne prétendait ni à l'exhaustivité, ni à un caractère définitif. Après l'analyse de la répartition des aides, un certain nombre d'objectifs publics ont été identifiés, et la Cour a cherché, par la construction d'indicateurs statistiques simples, à vérifier s'ils étaient atteints, et à identifier les effets des aides sur l'agriculture française. Quand des corrélations suffisamment significatives ont été relevées, elles ont été mises en évidence dans le rapport. Il s'agit bien de corrélations, et la Cour n'en a pas inféré des liens de causalité simples et directs, ces mécanismes étant complexes et les évolutions multifactorielles.

Les principaux constats de cette enquête sont de trois ordres : d'une part les objectifs sont multiples et les aides directes agricoles souffrent d'un sérieux manque d'évaluation par le ministère ; d'autre part la répartition des aides est très inégale et n'a plus de justification pertinente aujourd'hui ; enfin, les effets sur les revenus sont incertains, les effets sur l'économie des filières et des exploitations sont contre-productifs, et les effets pour l'environnement sont nuls ou négatifs.

Malgré l'ampleur des financements consacrés aux aides directes du FEAGA, les outils de suivi et d'évaluation font défaut. Une multiplicité d'objectifs généraux sont assignés par le règlement (UE) 13072013 de manière indiscriminée à plusieurs dispositifs relevant du FEAGA, ce qui ne permet pas d'isoler et mesurer les effets de chacun. Bien qu'il y ait deux objectifs identifiés d'amélioration du revenu des agriculteurs et de protection de l'environnement, il n'existe pas, en France, de modélisation de l'effet des aides sur l'économie des exploitations agricoles et sur le revenu des agriculteurs. Le suivi du revenu des ménages agricoles n'est pas effectué avec suffisamment de régularité et de précision par le ministère de l'agriculture. Enfin, la mesure de l'impact des dispositifs dits de verdissement sur l'environnement est très lacunaire.

Le ministère de l'agriculture invoque le caractère européen de cette politique pour justifier l'absence d'évaluation nationale, cette responsabilité incombant à la Commission européenne. Or cette évaluation n'est réalisée qu'à l'échelon des 28 États membres, sans mesure suffisante de l'effet des dispositifs au niveau national. De plus, elle est qualifiée de « très insuffisante » par la Cour des comptes européenne d'un point de vue qualitatif. Elle est de surcroît trop peu fréquente puisque le premier bilan de la PAC 2015 a été publié par la Commission le 5 décembre 2018 alors que les discussions pour la prochaine PAC ont commencé au début de l'année 2018. Le ministère se prive ainsi des éléments indispensables au pilotage de sa politique et à la détermination des axes de négociation de la future PAC.

Notre enquête a également constaté une répartition très inégale des aides, fondée sur des situations historiques révolues. En 2015, 10 % des bénéficiaires environ (33 000 exploitants) ont perçu moins de 128 euros par hectare d'aides directes découplées (droits à paiement de base) alors qu'à l'autre extrémité de la distribution 10 % des bénéficiaires ont perçu plus de 315 euros par hectare. Ces écarts sont l'héritage de situations historiques qui ont été cristallisées en 2006 sur la base des montants moyens des déclarations PAC des années 2000 à 2002. Les montants à l'hectare des aides ont été déterminés, en 2006, pour chaque exploitant agricole et leurs montants sont restés stables et acquis à leurs détenteurs. Ces aides sont découplées de la production : leur versement est opéré sans considération de la nature des cultures pratiquées ou des quantités produites depuis 2006.

Les modalités de répartition des aides directes avantagent les grandes exploitations et celles dont les activités sont les plus rentables. Ainsi, en 2015, le montant de l'aide directe moyenne par exploitant (par unité de travail annuel non salarié) pour les structures les plus grandes (22 701 euros) était supérieur de 37 % à celui des exploitations les plus modestes (16 535 euros), toutes spécialisations confondues.

L'analyse des montants moyens d'aide par exploitant, pour les plus grandes exploitations (production brute standard supérieure à 250 000 euros), sur la période 2006-2015, illustre ces inégalités entre les principales orientations culturales. Ainsi en « grandes cultures », en moyenne, le montant des aides directes découplées par exploitant est de 40 900 euros, pour un résultat courant de 78 900 euros, alors que pour la spécialisation « bovins laitiers » les aides directes moyennes par exploitant s'élèvent à 19 100 euros pour un résultat courant de 28 500 euros. Quant aux aides directes moyennes dans la spécialisation « céréales, oléagineux, protéagineux », elles s'élèvent à 49 000 euros pour un résultat courant de 61 000 euros. Cette situation tient au fait que, jusqu'en 2015, les aides directes découplées ont été versées sans considération de la spécialisation des exploitations ou de leurs caractéristiques en matière d'emploi, de résultat ou d'empreinte environnementale. Les droits acquis au versement d'aides directes découplées, c'est-à-dire les droits à paiement unique (DPU) puis les droits à paiement de base (DPB), ont constitué, pour certains bénéficiaires, une rente ou un actif patrimonial négociable, sans contrepartie pour la collectivité, ni nécessité économique.

J'en viens aux principaux constats relatifs aux effets de ces aides qui sont, au mieux, incertains sur le revenu, l'économie des exploitations et l'environnement. En matière de revenus des ménages agricoles, aucune analyse n'est menée par le ministère chargé de l'agriculture, alors qu'elle serait indispensable, pour apprécier l'effet de ces transferts considérables. Au vu des statistiques disponibles, il apparaît que, malgré les aides, le revenu annuel de 30 % des agriculteurs a été inférieur à 9 500 euros chaque année de 2008 à 2015 (sauf en cultures céréalières et industrielles). Pour 20 % des agriculteurs, les revenus ont diminué de 2008 à 2015. Les « mauvaises années », plus du quart des exploitants ont des revenus agricoles négatifs. La dégradation de la situation de certains agriculteurs est illustrée par le triplement du nombre de bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA) de 2010 à 2016. On peut, de surcroît, constater, pour les agriculteurs, une diminution du montant moyen des 10 % des patrimoines les plus modestes entre 2012 et 2015, alors que le montant moyen des 10 % des patrimoines les plus importants a progressé et est nettement supérieur à celui du décile correspondant de l'ensemble des ménages français. Ces aides directes ont également bénéficié à des exploitations déjà profitables pour lesquelles elles ont constitué un revenu supplémentaire.

En ce qui concerne l'économie des exploitations, un certain nombre d'effets pervers ont été identifiés. D'une part, on constate une capitalisation de la valeur des aides dans les prix du foncier et des fermages. D'autre part, pour les orientations bénéficiant des montants les plus importants (en particulier « céréales oléagineux protéagineux » et « grandes cultures »), des incitations à des investissements excessifs au regard des gains de productivité (notamment en machines), ainsi qu'un accroissement des consommations intermédiaires, notamment d'intrants de synthèse (engrais et pesticides), avec une faible rentabilité marginale. Les aides n'apparaissent pas non plus avoir un effet positif sur l'emploi, et auraient plutôt contribué à une substitution du capital au travail. Enfin, dans certaines filières comme l'élevage, la littérature scientifique met en évidence qu'une part de la valeur des aides aurait été captée par l'amont et l'aval des filières.

J'en viens maintenant à nos constats en matière d'impact sur l'environnement. Ils sont malheureusement eux aussi négatifs. Les aides du FEAGA ont, en 2015, davantage soutenu les systèmes agricoles qui avaient les pratiques les plus défavorables à l'environnement en matière de simplification, de spécialisation, d'intensité culturale, d'utilisation d'intrants de synthèse. À l'inverse, les exploitations les plus vertueuses du point de vue environnemental – cultures diversifiées avec rotations longues, modèles agricoles extensifs avec peu d'intrants, grandes surfaces de prairie – bénéficiaient en moyenne des montants d'aide à l'hectare les plus faibles.

Depuis la mise en oeuvre de la nouvelle PAC en 2015, les règles européennes visent à un verdissement des aides. Celui-ci s'est d'abord traduit par des contraintes administratives supplémentaires. Le montant des aides versées au titre du verdissement est corrélé au droit à paiement de base qui ne prend pas en considération les charges supplémentaires découlant des nouvelles exigences environnementales ni les externalités positives ou négatives. Enfin, il ressort des travaux menés par la Cour des comptes européenne, le Conseil général de l'alimentation et le monde académique que les effets des aides au verdissement sont limités, voire nuls, du fait d'exigences trop faibles et d'exemptions.

J'en viens enfin aux préconisations de la Cour, qui considère que les négociations pour la PAC 2021-2027 étaient l'occasion d'améliorer la pertinence et l'efficacité des mesures du FEAGA. Pour la France, l'un des enjeux est d'améliorer l'évaluation des mesures, de leur effet et, plus globalement, la connaissance du revenu des agriculteurs et de ses déterminants. Les objectifs du FEAGA doivent être explicités, précisés et assortis d'indicateurs de résultat. Dès lors que l'évaluation européenne des mesures est insuffisante et qu'elle ne peut être assez précise à l'échelle de chaque État membre, un dispositif national d'évaluation devrait être mis en place, en particulier en ce qui concerne l'économie des exploitations et les revenus des agriculteurs. Il faut comprendre, par exemple, comment un euro d'aide se transforme ou non en revenu supplémentaire pour le ménage agricole selon les OTEX, selon les régions et selon la taille des exploitations.

Le rapport identifie qu'il y a une réflexion évaluative à mener sur les différences entre une subvention d'exploitation, à vocation économique, et une aide au revenu, à vocation sociale. Ce sont deux logiques d'intervention différente qui appellent des outils différents. Il faut également mieux connaître le revenu des agriculteurs, son évolution, sa décomposition et bien identifier les différences entre le revenu agricole et le revenu des ménages agricoles, qui sont deux choses distinctes. Il y a là un ambitieux travail à mener pour le ministère de l'agriculture, ses instituts de recherche, l'INSEE, la DGFIP pour rapprocher les données dont ils disposent. Les montants individuels d'aide directe devraient être totalement harmonisés à l'échelle nationale. Rien ne justifie désormais les importantes inégalités du montant d'aide à l'hectare entre exploitants héritées des années 2000.

Dans leur réponse au référé, les ministres de l'Économie et des Finances, et de l'action et des comptes publics, ont souscrit à ces recommandations. Le ministère de l'agriculture a fait valoir que depuis 2015, la convergence était en marche et que le paiement redistributif avait un effet d'harmonisation. La Cour constate toutefois que l'objectif final de la convergence des valeurs des aides laissera subsister un écart de 1 à 1,86 en 2020 et que des dérogations permettront des écarts plus importants encore. L'ambition environnementale devrait également être renforcée. Le FEAGA, du fait de sa masse budgétaire et de sa capacité d'orientation, peut constituer un levier efficace de verdissement de la PAC et de conversion des systèmes agricoles dans un sens plus respectueux de l'environnement. La Cour recommande ainsi de rechercher dans la négociation un mode d'allocation des aides orientant davantage les systèmes agricoles vers la performance environnementale. La détermination des paiements versés au titre des mesures environnementales devrait être davantage incitative et proportionnelle aux services environnementaux rendus par les agriculteurs et ainsi prendre en compte les efforts consentis et la valeur des bénéfices collectifs produits.

Les ministres de l'Économie et des Finances et de l'Action et des Comptes publics ont souscrit à cette dernière recommandation. Le ministre de l'Agriculture a pour sa part indiqué, je cite, que « la France défend une architecture environnementale consolidée et simplifiée, proche de la proposition de la Commission européenne organisée autour des composantes suivantes : une conditionnalité englobant les aides de verdissement, socle commun des pratiques pour tous les agriculteurs de l'Union européenne, un éco-schème obligatoire pour les États membres et facultatif pour les agriculteurs permettant de rémunérer sur le premier pilier les pratiques favorables à l'environnement, incitant les agriculteurs à s'engager sur la durée en faveur de pratiques favorables à l'environnement et au climat. » Je ne ferai pas de commentaire sur cette citation.

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