Intervention de Nicole Belloubet

Séance en hémicycle du jeudi 7 mars 2019 à 15h00
Intégrité des mandats électifs et de la représentation nationale — Présentation

Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice :

Une question mérite toutefois d'être posée : faut-il encore modifier nos textes, alors que les lois de 2017 sont entrées en vigueur il y a quelques mois seulement ? Plus généralement, une autre question se pose : doit-on aller toujours plus loin en la matière pour satisfaire une demande qui semble en quelque sorte inextinguible ?

Il est vrai que l'exigence de probité et d'exemplarité des élus découle d'une nécessité sociale, politique, éthique même, formulée dans un texte fondateur de notre nation, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, dont l'article 15 dispose : « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration. » Ce principe de responsabilité, qui est au fondement de notre démocratie républicaine, a structuré toute notre histoire politique.

Toutefois, depuis quelques années, des exigences nouvelles sont apparues, traduisant une modification de notre rapport au pouvoir, à la politique et à sa représentation. La société demande à chacun d'entre nous davantage de transparence, davantage de rigueur, davantage d'éthique.

Hier encore, par tradition ou par habitude, on acceptait de couvrir d'un voile plus ou moins opaque de petits arrangements avec les exigences éthiques. D'ailleurs, nos concitoyens eux-mêmes n'étaient pas toujours choqués par des pratiques qui leur semblent aujourd'hui intolérables. Cette époque est définitivement révolue, et c'est heureux.

Nous sommes tenus par la volonté des citoyens. Celle-ci doit naturellement trouver sa traduction dans l'État de droit et des principes de la démocratie représentative, notamment d'un principe fondateur de notre République : la séparation des pouvoirs.

Le législateur a pris la mesure de ces exigences nouvelles en adoptant plusieurs textes qui permettent de sanctionner plus sévèrement ceux qui manquent aux exigences de la probité, afin de les empêcher d'accéder aux fonctions électives.

La loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique a déjà porté de cinq à dix ans la durée de la peine d'inéligibilité pour les délits commis par une personne exerçant une fonction de membre du Gouvernement ou un mandat électif public au moment des faits.

La loi du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique a encore renforcé l'exigence de probité des candidats aux élections politiques, en permettant d'écarter des fonctions électives, de façon plus systématique, les personnes qui, en raison des infractions qu'elles ont commises, ne remplissent plus les conditions de moralité essentielles à l'exercice d'un mandat public.

L'article 1er de cette loi rend obligatoire le prononcé d'une peine complémentaire d'inéligibilité à l'encontre de toute personne coupable d'un crime ou d'un délit qui y est cité – leur énumération dans la loi avait fait l'objet de débats approfondis. La liste de ces crimes et délits couvre un champ extrêmement vaste. Les voici, pour mémoire : atteinte à l'intégrité de la personne, agression sexuelle, harcèlement moral, discrimination, escroquerie, abus de confiance, acte de terrorisme, atteinte à la confiance publique, manquement au devoir de probité, atteinte à l'action de la justice, fraude électorale, financement illégal de la vie politique, fraude fiscale, violation des règles de transparence de la vie politique, association de malfaiteurs, etc.

Les juridictions répressives sont donc tenues de prononcer une telle peine, sauf décision contraire spécialement motivée, afin de se conformer au principe d'individualisation des peines. Ainsi, quiconque – j'insiste sur le mot – n'ayant pas démontré qu'il remplit les conditions de dignité essentielles à l'exercice d'un mandat est écarté, par principe, des fonctions électives.

La proposition de loi que vous présentez, monsieur Brotherson, et que l'Assemblée nationale s'apprête à examiner, se donne pour objectif de renforcer les garanties de probité et d'intégrité des titulaires de fonctions gouvernementales ou de mandats électifs publics, en allongeant, pour ces personnes, la durée de la peine complémentaire obligatoire d'inéligibilité. Elle tend à porter de dix à trente ans la durée maximale de celle-ci, dès lors qu'elle est prononcée à l'encontre d'une personne exerçant une fonction de membre du Gouvernement ou un mandat électif public. Elle crée également pour ces personnes, dans certaines circonstances, une peine d'inéligibilité à vie.

Comme je l'ai indiqué à l'instant, on peut sérieusement s'interroger sur la nécessité d'introduire de nouvelles dispositions législatives, en matière de probité des élus et des membres du Gouvernement, dix-huit mois seulement après l'adoption de la loi du 15 septembre 2017, alors qu'elle poursuivait le même objectif. Il me semble qu'il est plutôt de bonne pratique de commencer par appliquer vraiment un texte, avant de l'évaluer et d'en tirer les conséquences. D'ailleurs, telle est la conception de l'élaboration de la loi et du travail parlementaire qui nous anime. Celle-ci nous a amenés à envisager le renforcement de la fonction d'évaluation des assemblées parlementaires, dans le projet de loi constitutionnelle déposé au printemps dernier par le Gouvernement, au nom du Président de la République.

Les aménagements que vous suggérez s'appliqueraient sans que l'on puisse s'appuyer, faute de recul suffisant, sur une évaluation de l'application des dispositions dont la modification est envisagée. Il est, je le répète, permis de s'interroger sur l'opportunité de modifier le régime de la peine complémentaire obligatoire d'inéligibilité, avant même d'avoir réellement pris la mesure de l'impact de la précédente réforme.

La fonction expressive du droit pénal comporte des vertus que je n'ignore pas. Toutefois, remettre l'ouvrage sur le métier afin principalement de modifier la durée de la peine complémentaire d'inéligibilité, sans démontrer l'insuffisance des dispositions adoptées il y a quelques mois, ne me semble pas permettre de légiférer de la façon la plus éclairée.

Je rappelle que notre droit autorise d'ores et déjà le prononcé obligatoire de l'inéligibilité, pour une durée de dix années, d'une personne exerçant une fonction de membre du Gouvernement ou un mandat électif public. À n'en pas douter, une telle durée constitue une peine efficace, permettant d'écarter pour un temps significatif les responsables publics dont le comportement n'est pas compatible avec l'exercice d'un mandat électif. Le caractère dissuasif de la mesure me semble assuré, compte tenu de ses effets sur ce que l'on appelle parfois le souhait de mener une « carrière politique ».

En l'absence de dispositions réellement novatrices, la présente proposition de loi aura pour seul effet de rouvrir les débats que nous avons eus au cours de l'été 2017. L'adoption d'une nouvelle loi, dix-huit mois seulement après la précédente, présenterait à mes yeux l'inconvénient d'être contre-productive au regard de ses objectifs mêmes.

Je sais que vous ne partagez pas ce point de vue, monsieur Brotherson, puisque vous l'avez indiqué en présentant le texte ; je souhaitais néanmoins vous en faire part.

La loi du 15 septembre 2017, qui fixe des règles strictes d'éligibilité, avait notamment pour ambition de faire en sorte que les élus, lesquels, dans leur écrasante majorité, démontrent au quotidien leur engagement, leur honnêteté et leur rigueur – vous l'avez remarquablement dit – , ne soient plus cloués au pilori en raison du comportement de quelques-uns.

J'estime qu'il ne faut pas ajouter de la défiance à la méfiance en légiférant sans cesse sur ce sujet. Il ne faudrait pas contribuer à laisser s'installer l'idée selon laquelle le problème de la probité des élus est d'une telle ampleur qu'il exige de légiférer année après année.

Enfin – nous aurons l'occasion d'y revenir lors de la discussion des articles – , certaines dispositions du texte proposé soulèvent des problèmes juridiques importants et ne peuvent être votées en l'état.

En particulier, les peines prévues n'étant manifestement pas toujours cohérentes. Elles ne respectent pas toujours le principe de proportionnalité. Ainsi, il pourrait résulter de l'application du texte qu'une inéligibilité à vie serait encourue pour le cumul de deux délits faiblement sanctionnés, alors même qu'un crime – infraction d'une particulière gravité – ne serait susceptible de donner lieu qu'au prononcé d'une peine complémentaire d'inéligibilité de trente ans au plus.

En outre, l'existence d'une procédure permettant de solliciter le relèvement de la peine est indispensable afin d'assurer le respect de nos exigences constitutionnelles et conventionnelles. La présente proposition fixe à dix années à compter du prononcé de la peine obligatoire d'inéligibilité le délai à l'issue duquel la personne condamnée pourrait en solliciter le relèvement ; une telle durée pourrait être jugée excessive et, partant, contraire au principe d'individualisation de la peine, garanti par l'article 8 de la Déclaration de 1789.

Mais je n'entrerai pas plus avant dans le détail du texte car, pour les raisons que j'ai évoquées précédemment, il me semble qu'il est trop tôt pour modifier notre législation en la matière. Le travail a été fait. Il faut maintenant appliquer complètement la loi et en évaluer les effets, ce qui sera possible l'année prochaine – nous disposerons alors d'un recul suffisant.

Pour tous ces motifs, le Gouvernement ne sera pas favorable à l'adoption de cette proposition de loi.

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