Intervention de Général Denis Mercier

Réunion du mardi 5 mars 2019 à 17h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Général Denis Mercier :

Je vous remercie pour ces questions. J'y répondrai dans l'ordre dans lequel vous les avez posées.

Il est vrai que le rôle de l'Assemblée parlementaire de l'OTAN n'est pas significatif. Pour autant, concernant l'idée d'un contrôle parlementaire, je suis intimement persuadé qu'il est impératif que les nations conservent leur souveraineté. À cet égard, je ne suis pas si pro-OTAN qu'il y paraît. Mais j'ai été invité à parler de cette organisation ! Je considère que le contrôle parlementaire ne doit pas être assuré par un « parlement de l'OTAN », mais par les nations. C'est important parce qu'ainsi que je l'ai indiqué, en dehors du fait que l'OTAN a une structure de commandement, ce sont les nations qui décident de l'engagement de la force, ce sont elles qui décident de partager le renseignement, et ce sont encore elles qui décident des partenariats. Le contrôle parlementaire doit donc être effectué par les nations. En revanche, l'assemblée de l'OTAN a certainement à jouer un rôle de diplomatie parlementaire.

Le sujet du Grand Nord est abordé par l'OTAN. Dans cette région, il faut distinguer la partie arctique de la partie Grand Nord. Le rôle de l'OTAN n'est pas de s'occuper de la première. C'est celui des nations qui font partie de cette zone – et qui, même si nombre d'entre elles sont membres de l'OTAN, ne souhaitent pas que l'Alliance vienne s'en occuper, et c'est normal. En revanche, pour la partie Grand Nord, il convient d'assurer une cohérence avec la notion de défense collective. Dès lors que l'OTAN renoue avec la défense collective, il est cohérent de considérer qu'elle doit être capable de lutter contre une menace potentielle, en l'occurrence la Russie – qui n'est pas un adversaire, mais une menace potentielle. L'OTAN étudie d'ailleurs une mission qu'elle avait complètement délaissée depuis la fin de la guerre froide : la protection des navires et des sous-marins dans les voies de l'Atlantique. Pour ce faire, elle a créé un commandement, en renouant en quelque sorte avec certaines des missions de l'ancien commandement stratégique pour l'Atlantique (SACLANT). Nous devons être capables, en toute logique, de renouer avec cette mission. Aussi l'OTAN a-t-elle créé un noyau d'état-major à Norfolk, complètement séparé du SACT, chargé de cette question. Il s'agit d'un commandement américain, qui relève donc de la structure de force. Ce noyau étant multinational, je pense qu'il comptera quelques officiers français. Il permet de débattre de la protection des voies de communication dans le Nord et dans l'Atlantique, mais n'a pas besoin d'être totalement armé en permanence. Il est chargé de faire du renseignement et de se préparer. Au SACT, nous avons beaucoup pesé pour éviter de récréer l'usine à gaz qu'aurait été un grand commandement pour une mission qui ne se justifiait pas.

Par ailleurs, je crois que nous n'avons pas besoin d'avoir de pré-positionnement en Islande. En tout cas, ce n'est pas le rôle de l'OTAN. Nous avons simplement des rôles nationaux à jouer dans ces voies qui s'ouvrent, avec le rôle extrêmement important de la Chine et de la Russie. Mais je ne crois pas que ce soit le rôle de l'OTAN. En revanche, le noyau pour la protection des voies de communication en Atlantique fait sens.

Le rôle de l'OTAN dans la défense européenne est-il un impératif nécessaire ? L'une des différences majeures qui existent entre les deux organisations, et qui expliquent beaucoup les différences entre les processus capacitaires, vient du fait que tous les quatre ans, l'OTAN adopte une directive politique qui fixe son niveau d'ambition. La rédaction de la politique 2019 porte de forts enjeux. Les directives politiques sont approuvées par 29 pays avant d'être traduites en termes militaires par les commandements stratégiques, qui font ensuite de la recommandation en fonction des capacités militaires des nations et des besoins. Dans l'Union européenne, il existe la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) et de grands objectifs – mais il manque cette directive politique. Il est donc extrêmement difficile pour un militaire de déterminer des recommandations capacitaires sur la base de directives qui n'existent pas. De ce fait, dans l'Union européenne, les recommandations capacitaires sont beaucoup plus génériques – et sources d'un certain nombre d'incompréhensions. Si l'on voulait aller plus loin dans une Europe plus intégrée, qui ressemble à l'OTAN – mais à mon avis, mieux vaut travailler sur les complémentarités –, la première question à poser est celle de la capacité des États membres à fixer une directive politique actualisée. C'est sur cette base que nous pourrions dessiner les contours d'une force européenne. À défaut, nous resterons dans des considérations très génériques. Lors de mes différentes fonctions, j'ai beaucoup travaillé avec l'Agence européenne de défense, et j'ai constaté que le contenu du catalogue de forces de l'Union européenne correspond aux forces déclarées par les nations à l'UE. L'OTAN, en revanche, dispose d'une vision globale de toutes les forces qui existent dans les pays. C'est une différence majeure. Tant que nous n'aurons pas résolu ce point, nous aurons toujours des problèmes pour avancer entre nations européennes. Mais ce qui est important est que les priorités capacitaires définies dans l'OTAN soient cohérentes de celles définies dans l'Union Européenne.

Je vous remercie pour votre question sur le champ informationnel. Ce sujet est extrêmement sensible. Il n'existe pas de consensus des nations pour le prendre sérieusement en compte et étudier sa capacité offensive d'influence – aussi bien de nos propres populations que des populations adversaires, y compris les groupes terroristes. Pour autant, ce n'est pas pour cela que nous n'avons pas avancé. Nous avons considéré que nous devions au moins être capables, avec les technologies modernes qui existent, d'effectuer un « scan » de la façon dont un message est perçu, et quels sont les leaders de sa perception. Lorsque j'étais SACT, nous avons fait un test sur la base de reprogrammation des outils qui existent déjà dans le marketing. Certes, il n'existe aujourd'hui aucun consensus pour aller plus loin, mais c'est déjà un pas important, qui permet d'utiliser des sources ouvertes. Les Russes sont maîtres dans ce domaine. Nous devrions sans doute aller plus loin. Je pense que nous ne parviendrons jamais à nous mettre d'accord à 29 pays, mais qu'il faudrait commencer à réfléchir avec quelques-uns. En tout cas, c'est un sujet sensible parce qu'il touche à la manipulation. En résumé, il n'existe pas encore de doctrine dans le domaine du champ informationnel, si ce n'est la capacité à scanner ce qui existe pour mieux analyser les perceptions.

J'en viens à la question sur les effectifs. La France est membre du Conseil de sécurité des Nations unies, membre de l'Union européenne et membre de l'OTAN. C'est aussi une grande nation nucléaire. Elle a donc un rôle à jouer. Elle dispose, ainsi que je vous l'ai dit, de composantes terrestre, navale et aérienne crédibles. Elle a un rôle à jouer à travers elles. Nous pouvons beaucoup utiliser davantage l'OTAN pour renforcer notre influence, comme le font le Royaume-Uni, l'Allemagne et d'autres pays. Au travers de mon commandement, j'ai observé une forte relation entre les positions françaises dans l'OTAN et les répercussions dans l'Union européenne. En l'occurrence, les positions françaises dans l'OTAN sont parfois uniques et mal comprises – ce qui crée des conflits dans l'Union européenne. Et pour cause, 22 pays appartiennent à ces deux organisations. C'est sous cet angle qu'il nous faut réfléchir, me semble-t-il, à la position que nous pouvons avoir. C'est ce que font les Allemands, qui ont développé le concept de nation-cadre qui permet d'agréger des nations européennes autres que les nations OTAN, comme la Finlande. La quasi-totalité des pays européens « pensent OTAN » avant de « penser Union européenne ». Ma vision ne consiste pas à être pro-OTAN, mais à ne surtout pas dissocier les deux organisations et à toujours travailler en complémentarité. Et, une fois de plus, la France a un rôle majeur à jouer dans cette complémentarité.

Vous m'avez également interrogé sur la Turquie dans l'OTAN. Je vais le dire un peu crûment, mais je crois que la Turquie est un partenaire difficile. D'abord, elle bloque beaucoup de choses dans l'Union européenne malgré sa volonté plus ou moins affichée de la rejoindre. Le pire aujourd'hui serait d'avoir une Turquie qui ne soit pas dans l'OTAN. Nous disposons d'un vrai forum de discussion politique qu'il convient d'utiliser, d'autant que la Turquie est un pays clé de l'environnement stratégique de l'Europe atlantique. Même si ce partenaire n'est pas facile, l'OTAN est un magnifique forum politique pour parler avec la Turquie d'un certain nombre d'enjeux clés.

Concernant le piratage, l'OTAN a décidé lors du sommet de Varsovie de considérer le cyberespace comme un domaine à part entière, et mon commandement a été chargé de mettre en oeuvre cette décision. Aussi avons-nous développé une stratégie cyber. Nous avions deux grandes options : le « tout-otanien » ou la fédération des capacités cyber de plusieurs pays. Ceux qui étaient favorables à la première considéraient qu'il fallait créer un commandement cyber, comme il existe un commandement terrestre à Izmir, un commandement aérien à Rammstein et un commandement maritime à Northwood en Angleterre. Mais, sous mon commandement, nous avons fait la démonstration que la seconde option était la meilleure. Nous l'avons démontré dans le cadre d'une expérimentation visant à regrouper les capacités cyber de l'Allemagne et du Portugal avec le centre d'entraînement cyber que nous avons développé dans le centre d'excellence qui se trouve à Tallinn, en Estonie. Nous avons montré que la détection à plusieurs est plus forte que la détection tout seul et qu'ainsi, avoir un commandement cyber dans l'OTAN ne faisait pas sens. Ce qui fait sens, c'est un meilleur échange d'informations et un meilleur partage de données entre les différents pays de l'Alliance, qui doivent pouvoir agir ensemble. Aujourd'hui, au sein du commandement opérationnel de l'OTAN – Supreme Headquarters Allied Powers Europe (SHAPE) – à Mons, le centre opérationnel cyber n'est qu'un centre de coordination des capacités qui peuvent être apportées par les nations. Cela signifie que les nations n'ont pas déclaré leurs capacités à l'OTAN – qui peut les utiliser si elles le souhaitent, car elles restent souveraines. L'Union européenne peut les utiliser également, de même que d'autres nations. Nous sommes bien dans la continuité de ce que nous avons promu : les nations doivent rester souveraines, mais elles doivent pouvoir agir ensemble si la situation l'exige.

L'OTAN a indiqué que nous pouvions avoir des capacités dans le cyber offensif. Mais il ne s'agit pas des capacités de l'OTAN. Si le SHAPE veut utiliser des capacités offensives, il se tourne vers un pays qui sait le faire pour demander un effet. Le pays en question fournit l'effet, mais ne partage pas la façon dont il l'a effectué. Comme vous le savez, ce sujet est extrêmement sensible. C'est très bien car, une fois de plus, nous sommes dans la pleine souveraineté des nations.

Suis-je « pro-OTAN » ? Je suis persuadé de la pertinence de cette organisation, tout comme je suis persuadé de la pertinence de continuer à développer une Europe de la défense. Je ne suis pas pro-OTAN par principe ni parce que j'ai commandé dans l'OTAN. Certains sujets nécessitent d'être réaliste. À titre personnel, je ne suis pas sûr de la pertinence de la sortie des États-Unis du traité FNI. Mais, une fois de plus, l'OTAN est un forum politique dans lequel il est possible d'avoir une discussion politique sur ces questions – discussion que l'on n'a pas à l'ONU ou dans l'Union européenne. Certes, il existe des forums plus petits, comme les formats « Quad ».

Concernant Trident Juncture, l'OTAN a renoué depuis 2015 avec de grands exercices dont le but est d'entraîner l'interopérabilité des forces en grandeur réelle. Une fois que l'on a tout testé, il faut mettre des forces réellement sur le terrain. L'on pourrait penser que l'exercice effectué en Norvège en 2018 était provocateur vis-à-vis de la Russie. Ce n'était pas du tout le cas. Le premier exercice majeur que nous avons refait depuis 2002 a été le Trident Juncture de 2015. Il s'est déroulé en 2015 au Portugal et en Espagne, avec à peu près le même niveau de forces, suivant un scénario de maîtrise des crises. L'OTAN a décidé d'alterner scénario de maîtrise des crises et scénario de type « article 5 » – en l'occurrence, de façon réaliste, dans un pays où il fait froid. Ce n'était donc pas du tout une provocation. De son côté, la Russie mène des exercices Zapad avec des dizaines de milliers de personnes et s'entraîne aussi. La seule différence est que l'OTAN respecte les traités : lorsqu'un exercice engage plus de 13 000 hommes, il donne lieu à une déclaration et des observateurs doivent être présents. Tel n'est pas le cas de la Russie et c'est dommage, car il ne coûtait rien d'avoir des observateurs de l'OTAN dans l'exercice Zapad, dont nous avons estimé qu'il avait mobilisé beaucoup plus que 13 000 hommes. Donc, Trident Juncture, c'est la suite des grands exercices de l'OTAN. Ce n'est pas du tout une provocation. Ces exercices coûtent cher, mais sont intéressants. Compte tenu du degré d'emploi des forces, je pense que nous en ferons de plus petits à l'avenir.

Concernant le budget militaire à hauteur de 2 % du PIB, il existe en fait une triple règle, dite la règle des « trois C » : cash, capacités, contribution. Les États-Unis insistent, et ils ont raison, quant au fait que les pays européens ne peuvent pas dépendre du parapluie américain et doivent investir sur le cash – ce sont les 2 % – qui correspondent au niveau d'ambition de l'OTAN traduit en termes militaires. Mais cela ne suffit pas. Le budget ne fait pas tout. Ainsi, certains pays ont des budgets de défense supérieurs à celui de la France, mais investissent tout dans les salaires du personnel. Ce faisant, ils ne modernisent pas leurs capacités. Le deuxième C correspond donc aux capacités, ou capabilities. Cette règle prévoit qu'a sein des 2 %, 20 % soient consacrés à la modernisation des capacités militaires. Mais cela ne suffit encore pas. En effet, il existe un pays qui investit les 2 %, y compris pour sa modernisation, mais qui conserve le tout pour sa défense personnelle et ne met rien à disposition des coalitions menées par l'OTAN. D'où le troisième C, pour commitment. Il faut donc à la fois investir au moins 2 % pour le budget de défense, moderniser ses forces et être capable de les mettre à disposition de coalitions quand la situation l'exige. Telle est la règle, et elle me semble saine.

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