Intervention de Amiral Jean-Philippe Rolland

Réunion du mardi 12 mars 2019 à 17h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Amiral Jean-Philippe Rolland :

Je vous remercie, Mesdames, Messieurs les députés, pour l'intérêt que vous portez aux porte-avions.

Je suis accompagné par le capitaine de frégate Pierre Gottis, de mon état-major, pilote de Rafale qui a commandé la première flottille de Rafale marine, et par le capitaine de vaisseau Antoine Vibert, chargé des liaisons parlementaires à l'état-major de la marine. Je mentionnerai, pour l'anecdote, que nous étions tous les trois à bord du Charles de Gaulle de 2003 à 2005.

Dans un premier temps, je me consacrerai aux avantages du porte-avions en tant qu'outil politique et stratégique puis j'insisterai sur les capacités opérationnelles du groupe aéronaval, même si beaucoup d'entre vous les connaissent déjà. Ensuite, je m'attacherai au cas particulier de la France. Enfin, je terminerai sur l'arrêt technique majeur (ATM) qu'a connu le Charles de Gaulle et sa reprise de service.

Quels sont les avantages que procurent les porte-avions aux pays qui en possèdent ? Il s'agit en premier lieu d'un outil politique conçu pour soutenir une stratégie nationale de défense.

Passons en revue les principaux détenteurs en commençant, bien évidemment, par les États-Unis.

Pour les Américains, le porte-avions est le symbole d'une domination en mer tangible à l'échelle mondiale, démontrée depuis la guerre du Pacifique. Ils y ont montré qu'ils étaient capables d'agir avec succès en mer et depuis la mer vers la terre.

Aujourd'hui, l'US Navy est intégralement trempée dans la culture des groupes aéronavals. Comme en France, les sous-marins nucléaires d'attaque agissent en soutien de ces groupes et les plus grands bâtiments amphibies ont des capacités tout à fait significatives dans le domaine de la mise en oeuvre d'aéronefs. Ces derniers mois, l'US Marine Corps a procédé aux premières mises en oeuvre opérationnelles de F-35. Très attentive à son autonomie, cette composante a voulu investir dans une capacité aéronavale en propre, même s'il s'agit d'exploiter des porte-aéronefs de petite taille en comparaison des grands porte-avions de l'US Navy.

En Russie, le groupe aéronaval est, il faut le dire, une capacité inaboutie car peu valorisée par les différentes stratégies nationales de défense qui se sont succédé en Union soviétique puis en Russie. Cela s'explique d'abord par les déterminants géopolitiques. Les accès au grand large étant sous le contrôle des partenaires de l'OTAN, les investissements financiers se sont orientés préférentiellement vers les bombardiers stratégiques à long rayon d'action « tueurs de porte-avions », les missiles à longue portée, qu'ils soient conventionnels ou nucléaires et les flottes sous-marines. Les porte-avions ou les porte-aéronefs ont quant à eux fait l'objet de moindres investissements financiers, humains, technologiques et opérationnels limitant ainsi la possibilité d'émergence d'un groupe aéronaval abouti. Cela montre incidemment que la construction et l'entretien d'une telle capacité ne supportent pas les demi-engagements. Il ne s'agit pas d'y aller sur la pointe des pieds : il faut qu'il y ait un tout cohérent et une continuité dans l'effort.

La Chine a manifesté sa volonté d'accélérer le développement de porte-avions de façon doublement symbolique : dans le registre de la compétition stratégique, il s'agit de dépasser les États-Unis comme acteur dominant mais aussi de rompre son enclavement relatif pour permettre son accès à la haute mer, occulté par un rideau de territoires : Corée du Sud, Japon et archipel Ryukyu, Taïwan et Philippines. Depuis le XVe siècle, la Chine s'est essentiellement tournée vers la terre et un déploiement continental. Son orientation vers la mer est récente et correspond au développement économique qu'elle a engagé depuis un peu plus de vingt ans.

La Chine se heurte toutefois à une double difficulté. Il y a d'abord la maîtrise des technologies et des savoir-faire associés car on ne peut construire de rien des groupes aéronavals sans rencontrer des aléas. Il y a ensuite un problème discursif : l'ensemble des grands voisins asiatiques croient-ils à la visée défensive qu'elle déclare poursuivre ?

L'Inde, seul pays à avoir donné son nom à un océan, cherche à dépasser les limites d'un héritage historique peu satisfaisant en matière de porte-avions. Ses capacités se sont développées à partir des moyens transmis par la Royal Navy puis la Russie et elle veut maintenant construire ses porte-avions « indigènes » sous la poussée du programme « Make in India » pour tenir son rang dans un contexte de compétition exacerbée avec la Chine et de tensions avec le Pakistan.

Le Royaume-Uni est un acteur majeur d'un point de vue historique puisqu'il a inventé le porte-avions – le HMS Furious a été le premier bâtiment conçu spécifiquement pour être un porte-avions et non par adaptation de plateformes existantes – mais aussi la catapulte et la piste oblique. Plus récemment, la Royal navy a opéré des porte-aéronefs légers un peu particuliers de la classe Illustrious, qui accueillaient des avions à décollage court et atterrissage vertical mais qui n'étaient pas des vrais porte-avions avec catapultes et brins d'arrêt. Ces unités ont toutefois rendu leurs services. Souvenons-nous de leur rôle pendant la guerre des Malouines.

Le Royaume-Uni aura été confronté à une rupture de capacités de près de vingt ans dont la mise en service puis l'admission au service actif du HMS Queen Elizabeth et du HMS Prince of Wales marqueront la fin. Hasard du calendrier, cette entrée en service interviendra au moment d'un Brexit et du retour d'une aspiration vers le grand large. Je ne peux m'empêcher de lier cette inflexion aux récentes déclarations du ministre de la Défense britannique, Gavin Williamson : « We should be the nation that people can turn to when the world needs leadership ».

La France, quant à elle, a une longue histoire en ce domaine puisqu'elle va fêter les cent sept ans de l'aéronautique navale. Il faut reconnaître toutefois que la capacité du groupe aéronaval n'a pris véritablement son essor qu'après la deuxième guerre mondiale avec l'aide des Britanniques et surtout des Américains. Encore aujourd'hui, nous sommes étroitement liés à ce partenaire, puisque nos catapultes et nos brins d'arrêt sont de technologie américaine et que nos pilotes sont formés comme pilotes de chasse embarqués aux États-Unis. L'apprentissage de la culture de la chasse embarquée s'est fait principalement pendant les opérations d'Indochine et dans une moindre mesure en Afrique du Nord. Parmi les grandes dates à retenir ensuite, je citerai la création en 1978 de la force aéronavale nucléaire (FANu) et l'accélération des engagements opérationnels : en 1987-1988, durant la guerre Iran-Irak, l'opération Prométhée destinée à sécuriser nos voies de communication maritimes ; l'engagement de trois ans et demi pendant la guerre en ex-Yougoslavie au début des années 1990 ; le Kosovo, à la fin des années 1990 ; l'Afghanistan, une fois l'article 5 du Traité de l'Atlantique-Nord mis en oeuvre à la demande des Américains après le 11 septembre 2001 – dès le mois de novembre, le Charles de Gaulle, cinq mois après sa mise en service, appareillait pour sa première mission opérationnelle afin de venir rapidement soutenir nos alliés comme il continuera à le faire pendant toute la décennie 2000-2010 ; vint ensuite la Libye en 2011, puis l'Irak et la Syrie dans la lutte contre Daesh.

Le Charles de Gaulle étant le seul de son espèce, nous ne pouvons maintenir une capacité aéronavale disponible en permanence. Cela prive l'autorité politique et les opérationnels d'un outil auquel ils pourraient faire appel en continu mais il faut reconnaître que cela donne une portée emblématique accrue à la décision d'engagement de cet unique porte-avions, qui plus est nucléaire.

Je ne m'attarderai pas sur les autres acteurs qui mettent en oeuvre des porte-aéronefs : l'Italie, l'Espagne, le Japon et, de manière anecdotique, la Thaïlande. J'évoquerai tout de même l'écho médiatique qu'a rencontré la décision des Japonais d'adapter le porte-aéronefs Izumo aux F-35, chasseurs embarqués de cinquième génération. Cette décision ne peut être décorrélée des discussions sur l'élargissement des missions des forces d'auto-défense japonaises et sur l'adaptation de la Constitution japonaise. Il est intéressant là encore d'observer la concomitance de ces deux phénomènes.

Concrètement, on peut classer les porte-avions par taille, des grands porte-avions américains aux plus petits des porte-aéronefs des nations que j'ai citées, avec des différences notables dans la surface des ponts d'envol, laquelle est un critère de puissance opérationnelle. En effet, plus elle est vaste et bien organisée, plus grand est le nombre d'avions armés qui peuvent être présents simultanément et plus rapide est l'enchaînement des pontées.

On peut également les classer par la façon dont ils mettent en oeuvre leurs avions : outre les porte-avions classiques à catapulte et brins d'arrêt à pont plat – flat deck –, il y a des porte-aéronefs utilisant la technique du tremplin – ski-jump – pour mettre en l'air des avions qui parcourent une piste très courte sans l'aide d'une catapulte et, enfin, une dernière catégorie, ceux qui accueillent les avions qui se posent verticalement sans avoir besoin de brins d'arrêt.

Pourquoi est-il intéressant au plan opérationnel de disposer de porte-avions ?

Essayez d'imaginer sur terre une base aérienne capable de se positionner au meilleur endroit pour soutenir la manoeuvre interarmées, une base aérienne autonome, mobile, capable de s'affranchir des reliefs, des zones urbaines et des cours d'eau, une base aérienne difficile à neutraliser. Quel avantage pour celui qui en serait doté, et quel effroi sans doute pour celui qui devrait subir les effets d'une telle capacité ! Sur mer, cette capacité existe, c'est le porte-avions avec toutes les qualités qu'on lui connaît : la mobilité stratégique, la capacité dissuasive, la liberté d'action que procurent les espaces internationaux maritimes et aériens, la puissance de feu, le très haut degré de disponibilité des avions embarqués compte tenu de l'organisation de l'unité qui fonctionne 24h sur 24, et puis cet atout que possède tout bâtiment de combat, la détention à bord de l'ensemble des moyens nécessaires à la mission, ce qui lui confère une souplesse précieuse et d'ailleurs rare à ce niveau de puissance militaire.

Mettre en oeuvre des capacités militaires dans la troisième dimension reste encore plus indispensable aujourd'hui qu'hier, au-dessus de la terre mais aussi au-dessus de la mer. Demain plus encore qu'aujourd'hui, le retour de la conflictualité en haute mer va rendre nécessaire de pouvoir continuer à tirer le meilleur parti de la prise de hauteur au-dessus de la mer où il n'y a pas d'autre obstacle que la rotondité de la terre. Le temps où les porte-avions intervenaient depuis la mer vers la terre n'est pas révolu mais le temps où les porte-avions doivent être engagés pour produire leurs effets militaires en mer revient.

Il y a d'autres avantages militaires à posséder cette capacité.

D'abord, un porte-avions permet d'organiser, de constituer et de projeter un groupe aéronaval. Et posséder un groupe aéronaval, c'est pouvoir tirer le meilleur parti des moyens qui le composent. Ceux-ci ne se résument pas au porte-avions et au groupe aérien. Une frégate de défense aérienne est plus puissante lorsqu'elle agit au sein d'un groupe aéronaval que seule ou dans un groupe de frégates. Un sous-marin nucléaire d'attaque est plus performant lorsqu'il agit en soutien d'un groupe aéronaval car un tel groupe fait accéder tous les échelons de commandement et d'exécution à une connaissance du théâtre qui est plus large, plus détaillée et plus riche. Les équipages engagés dans un groupe aéronaval sont rapidement hissés au meilleur niveau de maîtrise de leur savoir-faire. C'est d'ailleurs pour cette raison sans doute qu'un porte-avions attire des frégates alliées comme on l'a vu à l'occasion de l'appareillage du Charles de Gaulle – nous pourrons y revenir. Un porte-avions rend ceux qui l'accompagnent mieux informés, plus forts et plus performants.

J'en viens à ma troisième partie : pourquoi est-ce plus particulièrement vrai en France ?

Notre façon d'apprécier nos intérêts de défense et de sécurité se fait dans la profondeur pour que notre capacité d'action soit cohérente avec la portée mondiale de la voix de la France.

Elle se fonde aussi sur notre position géographique avec deux façades maritimes à forts enjeux de défense et avec nos départements, régions et collectivités d'outre-mer qui, par eux-mêmes ou grâce la zone économique exclusive (ZEE) qui les entoure, suscitent l'intérêt voire l'envie.

En outre, la force aéronavale nucléaire – dont la ministre des Armées est venue fêter le quarantième anniversaire sur le Charles de Gaulle – constitue une réponse de plus en plus pertinente dans l'évolution du dialogue stratégique avec les grands compétiteurs.

Ensuite, le Rafale marine, qui est un avion multirôles, récent, permet de couvrir l'essentiel du spectre des missions dans la troisième dimension, depuis le recueil de renseignement et la détection d'adversaires, jusqu'à la frappe nucléaire en passant par toutes les missions conventionnelles intermédiaires – attaque au sol, attaque en mer – à partir d'une plateforme navale.

Enfin, dans ce domaine d'excellence qu'est la mise en oeuvre d'un groupe aéronaval, nous sommes en « pole position » derrière les Américains et ce n'est certainement pas le moment pour nous de perdre cette place d'autant que nous venons de redonner du potentiel pour dix ans au Charles de Gaulle.

Son arrêt technique majeur comportait deux volets.

Le premier procédait de son entretien périodique comme tout bâtiment. Cela nous a permis de remplacer le combustible de ses chaufferies nucléaires, de traiter toutes les obsolescences en tenant compte des évolutions de l'électronique, de l'informatique embarquée et des moyens de communication, et de caréner enfin le bâtiment lors d'un passage au bassin permettant de contrôler les vannes de coque et de visiter les organes immergés.

Le deuxième volet a consisté en l'amélioration de ses capacités opérationnelles. Pour cela, deux axes ont été retenus.

Le premier axe visait à pouvoir agir plus loin : avec le passage au « tout Rafale » avec aussi la préparation du Charles de Gaulle au futur standard F3-R du Rafale qui va nous permettre d'augmenter les capacités opérationnelles du bâtiment grâce à la mise en oeuvre des missiles Meteor et des nouveaux pods de désignation laser TALIOS, en complément de la nouvelle nacelle de ravitaillement en vol ; extension des soutes à munitions du porte-avions. Ajoutons l'amélioration des installations liées à la mise en oeuvre de l'aviation : nouveau système d'aide à l'appontage et nouveau système pour aider les officiers d'appontage à guider les avions. Je réserve pour les questions les améliorations qui concernent le reste du groupe aéronaval, en dehors du Charles de Gaulle.

Le deuxième axe visait à être mieux en mesure de comprendre l'environnement afin d'évaluer la menace et de s'en défendre : remplacement de plusieurs radars du Charles de Gaulle par des modèles plus modernes, remplacement de ses capteurs infrarouges de veille antimissiles et de désignation d'objectifs, remplacement du système de direction de combat, c'est-à-dire l'intelligence ou le coeur nerveux du bâtiment, remplacement de tous les réseaux internes avec des artères de haut débit en lieu et place du cuivre, renforcement de ses moyens de cyberdéfense.

Tout ceci va nous permettre de détecter et de comprendre plus tôt, de décider plus vite et plus justement et d'agir plus efficacement et plus puissamment.

Je suis maintenant prêt à répondre à vos questions, Mesdames, Messieurs les députés.

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