Intervention de Amiral Jean-Philippe Rolland

Réunion du mardi 12 mars 2019 à 17h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Amiral Jean-Philippe Rolland :

J'ai évoqué le fait que le Charles de Gaulle était déjà en lui-même un objet d'intérêt pour nos partenaires européens. Il a appareillé la semaine dernière avec, à ses côtés pour la première fois, une frégate portugaise ainsi qu'une frégate danoise qui restera longtemps dans l'océan Indien. Ces deux bâtiments alliés vont ensuite être remplacés par le HMS Duncan de la Royal Navy puis par un bâtiment italien. Nous aurons aussi des escortes de frégates américaines et australiennes. Vous le voyez, beaucoup de pays recherchent notre groupe aéronaval. Quand un équipage participe au déploiement d'un groupe aéronaval, il monte en effet instantanément à un niveau de maîtrise des compétences qu'il ne peut atteindre dans d'autres circonstances.

Il faut commencer par viser un groupe aéronaval européen, ce qui ne signifie pas pour autant que le porte-avions lui-même serait européen. Pour diverses raisons, il est compliqué de construire un porte-avions à partager, car chaque pays a ses spécificités culturelles.

Les Britanniques ont inventé la catapulte et la piste oblique, mais ils ont finalement décidé, après avoir étudié pendant de nombreux mois la possibilité de revenir à un design commun comprenant catapultes et brins d'arrêt, de maintenir le design initial prévu pour le HMS Queen Elizabeth et le HMS Prince of Wales : les avions apporteront eux-mêmes l'énergie nécessaire pour décoller et pour se poser alors que cette énergie est apportée par le bateau dans le concept américain et français.

La deuxième étape pourrait consister à mettre en place un groupe aérien composite pour le partager éventuellement. Cela dit, comme vous l'avez compris, cette solution se heurte à un obstacle : les Rafale ne pourront pas se poser sur le HMS Queen Elizabeth. En revanche, le Charles de Gaulle a reçu par le passé des avions à appontage vertical et décollage court. Cela peut se faire mais il y a des limites. Quand un F-35 décollera à pleine charge avec son armement, il aura besoin de son tremplin. Il ne pourra pas s'envoler sur le Charles de Gaulle car sa piste est beaucoup trop courte. Le choix d'un design engage pour longtemps. D'autres plateformes pourront toutefois accueillir des F-35. Ce sera sans doute le cas avec le Cavour car les Italiens vont faire en sorte qu'il puisse accueillir ce type d'avions.

Dans le groupe aérien, il ne faut pas oublier que des moyens peuvent être mis en commun tels les avions de guet de type Hawkeye ou les hélicoptères. Toutefois, le Hawkeye, capacité essentielle pour un groupe aéronaval en haute mer, ne peut être mis en oeuvre qu'à partir d'un porte-avions à catapulte et brins d'arrêt. Quant au NH 90, il est largement répandu. Et nous pourrions envisager que cet hélicoptère de protection et de soutien soit fourni au groupe aéronaval par un partenaire européen.

J'en viens aux questions plus précises. Avant d'évoquer celle de la doctrine d'emploi, je veux dire un mot des deux initiatives récentes que sont le Fonds européen de défense et l'Initiative européenne d'intervention, ainsi que de la coopération structurelle permanente, qui s'est beaucoup développée.

Pour favoriser l'émergence de ce qui pourrait devenir demain une culture stratégique commune, le déploiement du groupe aéronaval est une expérience extrêmement intéressante. En effet, lorsque les Danois naviguent de concert et en protection de notre porte-avions, comme c'est le cas en ce moment, des échanges ont lieu entre le commandant danois et l'amiral Lebas, qui commande le groupe aéronaval, sur le fonctionnement de celui-ci, sur les missions des avions, voire sur les difficultés rencontrées. Dans un deuxième temps, et à plus long terme, on pourrait envisager l'acquisition d'autres équipements à travers le Fonds européen de défense. Pourquoi pas ?

Je rappelle que le successeur du Rafale, le Système de combat aérien du futur (SCAF), qui est l'objet d'un important projet franco-allemand, concernera le groupe aéronaval de demain, puisqu'il nécessitera des plateformes, habitées ou non, et des moyens de commandements – C2. Les avions de patrouille maritime qui contribuent à l'action du groupe aéronaval participeront aussi à ces moyens de commandement. Il ne faut fermer aucune porte et exploiter toutes les occasions qui se présentent de construire ensemble cette capacité. Si vous voulez mon avis, je crois qu'il faut moins raisonner par type d'opération ou d'équipement, qu'en termes de fonctions. Si nous travaillons sur les grandes fonctions opérationnelles, nous pourrons converger plus vite et emmener les opérationnels, les industriels et la direction générale de l'armement (DGA) dans la bonne direction.

C'est lorsqu'on aborde la question de la doctrine d'emploi que les choses se compliquent. Quand on a des bras puissants, il est préférable d'avoir un seul cerveau : l'emploi de la force suppose en effet une volonté ferme et une certaine constance. Dans les différentes opérations – et elles sont nombreuses – que nous avons menées en coalition, sous la bannière de l'OTAN, de l'Union européenne ou de l'ONU, nous avons souvent buté sur des restrictions, des caveats, qui ont fait que certaines règles de comportement et d'engagement, souvent les plus sensibles, n'ont pas été validées par les autorités politiques respectives des différentes nations participantes. Il faut renforcer la confiance mutuelle pour que ces restrictions deviennent exceptionnelles et qu'elles cessent d'être une gêne pour le commandant tactique à la mer.

Vous avez évoqué, Monsieur Marilossian, la déclaration de Mme Kramp-Karrenbauer. Je trouve intéressant que, lorsqu'elle évoque la question de la sécurité et de la défense de la paix dans le monde, elle se réfère aux porte-avions. C'est une illustration de ce que j'ai indiqué dans la première partie de mon exposé : le porte-avions est, en soi, un symbole fort.

Pour en revenir à l'Allemagne et à la France, il est clair que leurs doctrines d'emploi doivent encore être alignées, mais lorsque leurs intérêts sont partagés, tout se passe extrêmement bien entre les forces armées françaises et allemandes, comme en témoigne l'opération Atalanta. Lorsque la France, l'Allemagne et d'autres pays d'Europe ont compris le danger que faisait peser sur leur économie et sur la sécurité de leurs approvisionnements le développement de la piraterie dans la corne de l'Afrique, ils ont créé la mission européenne Atalanta, qui existe toujours, et qui est parvenue, en quelques années, à réduire ce fléau. Dans le cadre de cette opération, j'ai travaillé sous les ordres d'un amiral allemand et je dois dire que nous avions vraiment la même façon de voir les choses. Il faut avancer dans ce sens, et si un groupe aéronaval européen puissant voit effectivement le jour, il sera nécessaire de définir des modes d'action communs au niveau européen, ce qui nécessitera d'importantes discussions, par exemple au sein de l'IEI, qui me semble offrir un cadre favorable. Tout cela, c'est ce qui se passe à Paris. Sur les océans, l'emploi actuel du groupe aéronaval est aussi un cas pratique tout à fait intéressant.

Vous m'avez interrogé, Monsieur Cubertafon, sur la question de la mixité, qui est essentielle. Aujourd'hui, dans la force d'action navale, après avoir atteint 9,5 %, le pourcentage des femmes embarquées, malgré les adaptations réalisées, est passé un peu en dessous de 9 %. Cette évolution appelle une réaction de notre part. Le Charles de Gaulle fait exception, puisque son équipage compte 16 % de femmes, soit presque deux fois plus que la moyenne. Ceux d'entre vous qui l'ont visité à la fin de l'année dernière ont peut-être même eu l'impression qu'elles étaient plus nombreuses.

J'aimerais vous donner deux autres chiffres qui me paraissent intéressants : sur le Charles de Gaulle, 30 % des hommes sont pères de famille, mais seulement 6 % des femmes sont mères de famille. Il faut que nous arrivions à rendre plus compatibles l'embarquement et l'enchaînement des affectations embarquées pour les femmes avec une vie de famille et, a fortiori, avec la maternité. Cela suppose un effort général d'organisation, y compris de la part des hommes. Sachez que les frégates multimissions (FREMM) Languedoc et Aquitaine bénéficieront, dès cette année, d'un double équipage, avec un schéma planifié de bascule à quatre mois : pendant quatre mois, on sera en charge du bateau, souvent à la mer et, les quatre mois suivants à terre « en préparation » du prochain embarquement ce qui permettra d'être tous les soirs chez soi. Désormais, le quartier-maître qui embarquera sur le Languedoc au mois de septembre pourra planifier, pour février 2022, son mariage ou la naissance de son deuxième enfant. C'est une vraie révolution pour nous : jusqu'à présent, on était déjà content quand on avait une visibilité à trois ou quatre mois.

Le double équipage est une piste intéressante, qui concerne de plus en plus de bateaux, puisque dix bâtiments de la force d'action navale fonctionnent déjà de cette manière. C'est la première fois que des bâtiments de combat de surface, et a fortiori des frégates, passent à double équipage. Dans les vieux bâtiments qui vont bientôt être retirés du service actif, les infrastructures, ainsi que l'aménagement des chambres et des sanitaires, se prêtent mal à une augmentation de la proportion de femmes embarquées, malgré les aménagements réalisés. Mais nous allons résolument dans ce sens, et le fait que nous ayons désormais des chambres de quatre, et plus des postes à vingt-quatre, va évidemment dans le bon sens. Les aménagements des frégates modernes sont ainsi plus susceptibles d'être adaptés au personnel féminin que les sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE) de la classe Triomphant.

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