Intervention de Bruno le Maire

Réunion du mercredi 20 mars 2019 à 21h35
Commission des affaires économiques

Bruno le Maire, ministre de l'économie et des finances :

Madame la présidente de la commission des finances, Monsieur le président de la commission des affaires économiques, Mesdames et Messieurs les députés, je suis très heureux de vous retrouver pour cette audition, dans une salle où je pourrai bientôt installer ma tente, vu le temps que j'y passe (Sourires), mais c'est toujours un plaisir de vous retrouver. Au-delà des éléments généraux que je vais livrer à l'ensemble de la Représentation nationale, nous avons pu profiter des vingt-quatre dernières heures pour affiner un certain nombre de chiffres. Cette audition sera particulièrement utile pour préciser l'impact économique de la crise des gilets jaunes et des derniers événements.

C'est d'abord un impact direct et de court terme sur la croissance française. Je ne m'étendrai pas très longuement sur la question car je vous confirme l'évaluation que nous avons déjà donnée : un effet négatif de 0,1 point de produit intérieur brut (PIB) pour le quatrième trimestre 2018, qui pourrait atteindre 0,2 point de PIB pour 2018 et 2019 – évolution que je maintiens après consultation de l'ensemble des fédérations du commerce, de la grande distribution et des petites et moyennes entreprises (PME), et que l'INSEE vient de corroborer. Certes, la prudence s'impose toujours en pareille matière, mais l'impact est de toute évidence significatif sur notre croissance. Il est d'autant plus fort que la crise a éclaté au moment de l'année où la consommation est la plus importante, celui des fêtes de Noël.

Je profiterai donc de notre audition pour donner des chiffres plus précis, qui nous ont été fournis par les professionnels eux-mêmes et confirmés par nos services.

Dans la grande consommation et la distribution, la baisse des ventes a été de 2,7 % pour le non-alimentaire sur seize semaines consécutives et de 6 % les samedis pour l'alimentaire. Si l'on fait le détail, enseigne par enseigne, la perte de chiffre d'affaires atteint 140 millions d'euros pour Auchan, 45 millions d'euros pour FNAC Darty, 50 millions d'euros pour Casino, 30 à 40 millions d'euros pour Système U.

S'agissant des grands centres commerciaux, la baisse du chiffre d'affaires sur les quatre mois de manifestations est de l'ordre de 2,5 milliards d'euros en raison de la chute de la fréquentation. Concernant l'habillement, dans les grands magasins et les magasins populaires, la baisse de chiffre d'affaires cumulée depuis le début des manifestations est de 9 % à 15 % par rapport à l'année précédente. La chute est encore plus importante dans les magasins de centre-ville : ce sont de 20 à 30 % de fréquentation en moins en magasins de centre-ville le samedi, qui ne sont pas rattrapés par des ventes en ligne ou par des ventes dans la semaine.

L'Assemblée permanente des chambres de métiers et de l'artisanat (APCMA) fait état d'une perte de chiffre d'affaires des artisans comprise en 20 % et 50 % selon les zones géographiques – 25 % dans les métiers de service et jusqu'à 50 % dans les métropoles.

Mme Dalloz a évoqué l'hôtellerie et la restauration : sur un an, au mois de décembre 2018, la baisse de l'occupation des hôtels en province aura été de l'ordre de 1,1 % et de 5,3 % à Paris. Le mois de janvier 2019 confirme malheureusement ce ralentissement. L'événementiel, les foires et salons, le transport routier ont été lourdement touchés, avec 2 milliards d'euros de pertes d'exploitation ; les transports de voyageurs ont également été fortement affectés. Si l'on reprend les chiffres secteur d'activité par secteur d'activité, on s'aperçoit que cette baisse générale de 0,1 à 0,2 point de PIB recouvre des réalités très diverses et parfois des situations très sérieuses pour des secteurs entiers de notre économie, en termes de chiffre d'affaires comme de difficultés pour les salariés et les chefs d'entreprises concernés.

Pour ce qui est plus précisément de la manifestation du samedi 16 mars, l'évaluation globale du coût des dégradations est de 30 millions d'euros, ce qui aura fait passer le coût total des manifestations de 170 millions d'euros à 200 millions d'euros. Pour ne prendre que la capitale, 180 commerces ont été la cible d'actions violentes, dont 90 sur la seule avenue des Champs-Élysées. La mairie de Paris a recensé 500 entreprises atteintes depuis le début du mois de décembre. Sur les Champs-Élysées et dans les rues avoisinantes, nous avons dénombré 80 enseignes endommagées, au minimum par des bris de vitres, 27 points de vente pillés, 5 départs de feu. Sept kiosques à journaux sur neuf ont été touchés et fermés, cinq totalement détruits par les flammes et deux fortement dégradés.

Les dégradations ont aussi un coût pour les collectivités locales – elles nous ont sollicités à ce propos. France urbaine évalue à 30 millions d'euros le coût pour les collectivités des manifestations, non incluse la journée du samedi 16 mars : 5,5 millions d'euros pour Toulouse ; 1 million d'euros pour Bordeaux, notamment en raison des dégâts causés aux lignes du tramway ; 1 million d'euros pour Saint-Étienne ; 1,5 million d'euros pour Rouen ; 18 millions d'euros pour Paris – nous ne parlons là que des dégâts dont les coûts sont supportés par les collectivités, pas des dégâts dans les magasins. Un horodateur détruit, par exemple, c'est 1 200 euros… Toutes ces dégradations des biens et équipements publics ont un coût extrêmement élevé pour les collectivités locales. Derrière ces chiffres globaux de 0,1 à 0,2 point de PIB, je le redis, il y a des situations bien réelles, des commerces, des entrepreneurs, des collectivités locales durement éprouvés.

Il ne faut pas non plus oublier l'impact indirect de long terme sur l'image de la France : inutile de vous dire que ces images de violence ternissent notre réputation et abîment l'image de la Nation française auprès des investisseurs étrangers et des touristes. C'est d'autant plus dommage que les chiffres montrent depuis deux ans que la France a retrouvé une attractivité plus forte qu'au cours des dix dernières années, qui se traduit par des investissements industriels extrêmement élevés en 2017 – nous avons été la première nation en 2017 pour les investissements industriels, nous nous sommes maintenus au meilleur niveau en 2018 et nous avons profité du Brexit pour rapatrier en France entre 4 000 et 5 000 emplois dans le secteur financier. Du point de vue de l'attractivité, la tendance des deux dernières années était donc très positive. Aujourd'hui, elle est évidemment affectée par les événements et par l'image des violences, ce que chacun d'entre nous peut constater.

L'importance de l'impact direct ou indirect de ces manifestations rend la performance de la croissance française d'autant plus remarquable. Nous estimons que la croissance devrait être de 1,4 % en 2019 – évaluation provisoire, dont je vous donnerai confirmation lors de la présentation du programme de stabilité qui sera transmis à la Commission européenne ; c'est mieux que l'Italie, bien entendu, mais c'est aussi mieux que l'Allemagne, et ce dans un contexte de ralentissement très fort de la croissance dans la zone euro. Autrement dit, les fondamentaux de la France sont bons, ils sont en train d'être rétablis, notre croissance est solide ; raison de plus pour dépasser ces événements, mettre fin aux violences et retrouver le fil de la transformation économique de notre pays.

Quelles mesures avons-nous prises en réaction à ces événements pour apporter les réponses les plus concrètes possibles aux commerçants, aux artisans, aux professions indépendantes ou aux collectivités locales ? J'estime, en conscience, que, dès le début, nous avons pris, au ministère de l'économie et des finances, toute la mesure de la crise et apporté des réponses concrètes, efficaces, qui répondaient aux demandes des commerçants et des artisans. Dès le 27 novembre dernier, nous avons réuni la cellule de continuité économique, qui remplit aussi un rôle de prévention des risques susceptibles de peser sur les commerçants, artisans et PME et qui est l'outil le plus adapté pour répondre dans l'urgence aux difficultés des commerçants et des PME.

Nous avons évidemment accompagné cette réponse nationale de réunions et de déplacements en province, avec Mme la secrétaire d'État Agnès Pannier-Runacher, et mobilisé sur le terrain les services déconcentrés des directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (DIRECCTE). Je tiens à profiter de cette audition pour remercier mes services de la direction générale des entreprises et les services déconcentrés des DIRECCTE, qui se sont totalement mobilisés au cours des dernières semaines pour apporter des réponses très précises aux demandes des commerçants.

Je ne retracerai pas l'intégralité des déplacements que Mme Agnès Pannier-Runacher et moi avons faits depuis le 27 novembre, mais, chaque semaine, nous nous sommes rendus sur le terrain pour rencontrer les entrepreneurs et les représentants des activités économiques touchés par la crise des gilets jaunes.

Quelles mesures ont ensuite été prises ? Nous avons d'abord décidé un étalement des échéances fiscales et sociales pour éviter toute difficulté de trésorerie. Cet étalement des échéances sociales et fiscales s'interrompait normalement le 30 mars ; j'ai décidé, à la suite des événements de samedi dernier, de le proroger jusqu'au 30 avril. Nous avons déjà enregistré pour l'étalement des échéances sociales 5 187 accords de délai de paiement et de report de terme. Pour l'étalement des échéances fiscales, la direction générale des finances publiques (DGFiP) a pris des mesures de bienveillance pour 925 entreprises, en accordant des délais de paiement, des reports de pénalités et un remboursement accéléré de crédits d'impôt, ce qui soulage évidemment la trésorerie des entreprises concernées.

Dès le 27 novembre dernier, avec Mme Muriel Pénicaud, ministre du travail, nous avons pris des mesures pour financer le chômage partiel. Je veux le redire : derrière les chiffres, derrière les statistiques, il y a la réalité de salariés, de serveurs de restaurant, de personnels d'accueil, de transporteurs routiers, de manutentionnaires dans les grands magasins ou la grande distribution, qui se sont retrouvés du jour au lendemain au chômage technique en raison des pertes d'exploitation de leur entreprise. Les mesures d'urgence de chômage technique ont concerné 73 500 salariés de 5 100 entreprises. C'est dire encore une fois l'impact très concret et très humain de cette crise. L'ensemble de ces mesures de chômage partiel ont représenté quasiment 40 millions d'euros à la charge des comptes publics.

J'ai également pris la décision exceptionnelle de mettre en place, en complément de toutes ces mesures – chômage technique, étalement de cotisations sociales ou fiscales –, un dispositif simplifié d'annulation d'impôts directs pour tous les commerçants, avec un seul objectif et une consigne donnée à mes services : je ne veux aucune défaillance d'entreprise ou de commerce à cause de la crise des gilets jaunes. Les personnes concernées peuvent s'inscrire sur le site impots.gouv.fr et remplir une déclaration simplifiée. Si elles peuvent justifier de la difficulté de leur entreprise, qui pourrait être menacée de défaillance en raison d'une perte de chiffre d'affaires trop élevée ou de difficultés de trésorerie trop importantes, nous pouvons annuler soit l'impôt sur le revenu, soit l'impôt sur les sociétés. C'est une mesure tout à fait exceptionnelle destinée à apporter une réponse concrète, simple, rapide aux commerçants, aux artisans, professions indépendantes ou aux PME.

J'ai également exigé une implication totale des services économiques de l'État dans les territoires pour que toutes les entreprises soient accompagnées dans les meilleurs délais et que chacune puisse se voir proposer une solution adaptée. Des commissions départementales des chefs de services financiers, des cellules d'information et d'aide aux entreprises ont été mises en place dans chaque région. J'ai annoncé lundi dernier le renforcement de ce dispositif par des équipes mobiles qui ont apporté la preuve de leur efficacité à Toulouse : des brigades de cinq ou six personnes des services de l'État, des URSSAF, des DIRECCTE, des directions départementales des finances publiques (DDFiP) et des services des collectivités territoriales font la tournée des commerçants de centre-ville, pour leur demander s'ils ont des difficultés et apporter immédiatement des réponses à leurs problèmes. Elles viennent donc conseiller et aider les commerçants pour qu'ils sollicitent les aides mises à leur disposition. Nous avons également mobilisé les fédérations professionnelles, les assureurs – 170 millions d'euros de sinistres pour 10 000 sinistres au total –, la Fédération bancaire française, qui s'est engagée à examiner avec bienveillance chacune des demandes dans les agences bancaires concernées. Tout cela doit permettre de soulager la trésorerie des entreprises concernées.

Mme Marie-Christine Dalloz m'a interrogé sur le coût de ces mesures pour les finances publiques. Dans la mesure où il s'agit d'abord d'avances de trésorerie, l'impact sur les finances publiques est, pour l'instant, modéré. Il en est de même pour les étalements d'échéances fiscales, qui représentent une avance de 37 millions d'euros, et pour les étalements de dettes fiscales et sociales qui ont été autorisés. Les coûts les plus directs sont liés au financement du chômage partiel, pour un montant de 38,5 millions d'euros, au paiement des heures supplémentaires de nos forces de l'ordre, à l'opération nationale de revitalisation et d'animation des commerces annoncée par le Premier ministre, pour un montant de 3 millions d'euros, aux destructions et dégradations d'équipements publics et à la mesure exceptionnelle que j'ai annoncée de suppression d'impôt sur les sociétés ou sur le revenu pour les entreprises menacées de disparition qui le demanderaient.

Il est trop tôt aujourd'hui pour faire un chiffrage exhaustif du coût total que cela représentera pour les finances publiques. Il reste pour le moment modéré, mais il va de soi qu'il pourrait augmenter en fonction des demandes, notamment en ce qui concerne le dispositif exceptionnel. Je veux par ailleurs être très clair : nous ne laisserons pas les collectivités supporter seules le coût de la crise des gilets jaunes. Ce sera compensé par une augmentation de leur plafond de dotation globale de fonctionnement.

Je suis très heureux de pouvoir apporter des précisions sur le coût très précis des dégradations et sur leur coût pour les finances publiques, mais je voudrais conclure par deux remarques plus personnelles. Tout d'abord, je condamne, à nouveau, avec la plus grande fermeté, les violences, les dégradations et les pillages auxquels nous avons assisté, samedi dernier ; ils sont absolument injustifiables, inacceptables et inqualifiables, et doivent cesser au plus vite. Ensuite, il y a une différence notable entre les chiffres bruts et les rencontres avec les commerçants, les employés des magasins, les entrepreneurs ou les salariés victimes de ces dégradations. J'ai été marqué personnellement par les discussions que j'ai pu avoir avec les kiosquiers dont le kiosque a été brûlé il y a quelques jours : ils ont perdu en un instant le fruit de toute une vie de travail, et ce qui faisait leur vie quotidienne. J'ai le souvenir d'un libraire dont la librairie a été saccagée de manière totalement inutile, absurde et incompréhensible, de personnes qui travaillaient dans un Monoprix, à Paris, saccagé et pillé, qui étaient encore sous le choc, de serveurs de restaurant qui se retrouvaient du jour au lendemain sans activité. C'est cela aussi, la violence. C'est une violence matérielle, c'est surtout et d'abord une violence psychologique, qui touche profondément tous ceux qui en ont été les victimes.

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