Intervention de Pascal Canfin

Réunion du mercredi 7 novembre 2018 à 9h30
Commission des affaires étrangères

Pascal Canfin, directeur général du WWF France :

Il était prévu que j'ouvre cette audition.

Je suis vraiment ravi d'être ici avec vous et avec l'amiral Finaz. Ce n'est pas tous les jours qu'une organisation non-gouvernementale (ONG) qui défend la nature et l'environnement, la première au monde – le WWF –, prend la parole avec un représentant d'une armée, en l'occurrence l'armée française. Et la réciproque est vraie, je pense !

Nous avons accepté votre invitation à intervenir ensemble parce que, vous l'avez dit, nous travaillons en collaboration depuis septembre sur l'incidence des enjeux environnementaux, notamment du dérèglement climatique, en matière de sécurité et de conflictualité. Cela peut encore surprendre, mais sur le terrain, les forces armées françaises touchent du doigt la réalité du dérèglement climatique et sont de plus en plus soucieuses d'intégrer cette dimension dans leur analyse – l'amiral y reviendra.

Notre partenariat a deux grandes dimensions : une réflexion, à partir de cas concrets d'opérations sur le terrain, sur la façon de prendre en compte le facteur climatique dans les analyses ; un cadre général de pensée sur les aspects stratégiques et politiques – qui relèvent aussi de votre responsabilité.

L'an dernier, le WWF a commis un rapport intitulé Soutenabilité, stabilité, sécurité. Vous n'avez pas besoin de le lire, tout est dans le titre ! Cela étant, vous pouvez malgré tout le lire – vous le trouverez en ligne sur le site www.wwf.fr1. Notre objectif était de montrer que le cadre de pensée à travers lequel on pense les enjeux de sécurité, d'insécurité et de conflictualité – y compris les conflits violents, armés – doit intégrer une nouvelle dimension. Il va de soi que le dérèglement climatique ne sera jamais la seule cause d'un conflit. Comme le considère à juste titre la doctrine officielle de l'armée américaine, c'est un multiplicateur de menaces. Cela signifie que là où il existe déjà une fragilité – des tensions communautaires, religieuses ou politiques – ou une vulnérabilité dans un corps social, le dérèglement climatique l'accroît en aggravant le stress, la tension, la difficulté d'accès aux ressources, les sécheresses, les inondations, la montée des eaux. La multiplication des menaces dépend évidemment de l'endroit de la planète où l'on se trouve. Elle devient le facteur de plus et, parfois, la goutte d'eau de trop. Nous évoquons ainsi, dans notre rapport, le cas syrien – l'amiral pourra également y revenir. Parmi les nombreux facteurs de dégradation de la situation politique apparus au milieu des années 2000, il convient de citer la sécheresse historique qui a nourri une tension communautaire et des migrations internes, donc un élément supplémentaire de déstabilisation politique.

Une façon d'intégrer l'analyse consiste tout simplement à la projeter chez nous. S'il ne pleuvait pas pendant un an dans le Sud-Ouest et si des manifestations massives d'agriculteurs étaient organisées, le tissu social serait nécessairement déstabilisé. Nous sommes dans une démocratie, avec des institutions fortes dont on peut penser qu'elles tiendraient. Mais dans les pays dont les institutions sont faibles et où plusieurs facteurs sont prêts à « mettre de l'huile sur le feu », le dérèglement climatique est typiquement multiplicateur de menaces.

Dans ce contexte, nous formulons aujourd'hui deux demandes fortes vis-à-vis des autorités politiques. La première vise à « stress-tester » un monde à 2, 3, 4 – voire 5 si l'on ne fait rien – degrés de réchauffement climatique en termes de conflictualité. Les rapports du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) nous l'ont démontré, nous sommes capables de modéliser les impacts du dérèglement climatique à une échelle régionale. En revanche, il n'est pas dans son mandat de réfléchir aux conséquences de ces dérèglements sur les tensions sociales, sociétales, communautaires, l'accès aux ressources, l'accès à l'eau ou encore les rendements agricoles dans certaines des régions du monde particulièrement vulnérables, dans lesquelles nous autres Français avons des intérêts particuliers. Aussi demandons-nous que le gouvernement français, en lien avec l'Agence française de développement (AFD) et avec votre soutien éventuel, puisse « stress-tester » la conflictualité dans un monde à 2, 3 ou 4 degrés de réchauffement – par exemple au Sahel, sachant que lorsque l'on se rapproche de l'équateur, le coefficient de multiplication du réchauffement climatique est de 2. Ainsi, un réchauffement de 5 à 7 degrés dans une région déjà particulièrement vulnérable et tendue n'est pas tenable. Il contribuerait largement à déstabiliser les institutions et à générer des dérèglements sociétaux, des migrations locales puis régionales et éventuellement d'autres types de migration. Telle est donc notre première demande : « stress-tester » le réchauffement climatique dans certaines régions du monde, en commençant par le Sahel. J'espère que nous aurons l'occasion de mettre ce sujet sur la table dans les jours qui viennent, lors des commémorations du 11 novembre.

Notre deuxième demande vise à nous assurer que ni le ministère des affaires étrangères ni celui des armées n'a d'angle mort dans ses analyses d'anticipation des crises. Dans ma vie antérieure au Quai d'Orsay, j'ai constaté – et je ne suis pas sûr que cela ait vraiment changé – que les postes en place étaient intarissables sur la façon dont un opposant pouvait passer une alliance avec un autre pour prendre le contrôle d'une sous-région, dans le cadre d'une analyse très fine du jeu politique, mais ne savaient pas anticiper les conséquences liées à l'absence de pluie depuis plusieurs mois, aux migrations des éleveurs ou à l'entrée en conflit avec d'autres communautés – c'est-à-dire le fait qu'un conflit environnemental et d'usage des sols, donc purement économique et d'accès aux ressources, puisse dégénérer en conflit ethnique et religieux, avec des revenus beaucoup plus faibles pour la population et une influence accrue des économies informelles et mafieuses. Ce continuum s'observe notamment au Sahel, autour du lac Tchad et dans la corne de l'Afrique. Pour des raisons historiques, les Français regardent moins la Corne de l'Afrique. Mais tous ces éléments sont très interconnectés, notamment au travers des routes migratoires. Ces exemples très concrets montrent qu'il est indispensable de mettre le facteur environnemental dans l'équation de l'anticipation des crises et des conséquences à trois, six ou neuf mois. Nous demandons donc, de façon très concrète et opérationnelle, que, dans toutes les cellules d'analyse et d'anticipation des crises, un expert soutenabilité ait pour mission d'analyser les conséquences potentielles des dérèglements climatiques dans les zones de fragilité, avant de se connecter à l'analyste politique pour en tirer les leçons.

Aujourd'hui, nous avons un point aveugle, un angle mort. Même si nous agissons contre le dérèglement climatique – et nous savons que nous sommes loin d'être à la hauteur –, le réchauffement se produira. C'est un fait. Nous devons absolument changer de lunettes et de logiciel pour éviter ce point mort et cet angle aveugle. C'est aussi une question d'efficacité de la dépense publique et des politiques publiques.

Pour conclure, n'oublions jamais que les scientifiques du GIEC ont reçu le prix Nobel de la paix, pas celui de l'environnement. Ce n'est pas un hasard. Très clairement, ainsi que vous le rappeliez dans votre introduction, madame la présidente, la lutte contre le dérèglement climatique et l'adaptation au choc climatique sont un investissement pour la paix dans de très nombreuses régions du monde.

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