Intervention de Pascal Canfin

Réunion du mercredi 7 novembre 2018 à 9h30
Commission des affaires étrangères

Pascal Canfin, directeur général du WWF France :

Justement, c'est fructueux.

Je vais rebondir sur ce que vous avez dit quant aux valeurs et aux intérêts, parce que je pense que c'est un bon point de départ. Si nous considérons qu'il existe une tension permanente entre nos valeurs et nos intérêts sur ces sujets, nous serons toujours soit dans l'inaction, soit dans une action imparfaite qui, finalement, ne réglera pas les problèmes auxquels nous sommes confrontés sur le plan du dérèglement climatique – pour ne prendre que ce sujet environnemental.

Je pense profondément, avec un peu de recul historique, que l'Europe a inventé le capitalisme et l'économie telle qu'elle fonctionne aujourd'hui. Les banques et les marchés financiers sont nés ici. Les grands accords commerciaux ont été conçus ici avec les Chinois et d'autres. Si l'on fait une analyse géostratégique, le continent européen – c'est aussi valable pour la France, mais pas seulement – est le plus riche en capital humain, mais le plus pauvre en énergies fossiles et en minerais nécessaires à la continuation de cette économie linéaire. Et donc, de la même manière que nous avons inventé une économie linéaire capitaliste, nous disposons de tous les atouts pour inventer l'économie circulaire qui permet de se passer d'un certain nombre de projets miniers, de terres rares et de routes – qui bénéficieront évidemment à certaines puissances, au premier rang desquelles la Russie, raison pour laquelle elle fait l'analyse, sans doute rationnelle d'un point de vue géopolitique, qu'elle a plus à gagner qu'à perdre au dérèglement climatique. C'est d'ailleurs pour cela qu'elle est un acteur totalement inactif sur cette scène, ou un acteur qui, lorsqu'il intervient, le fait en négatif. En effet, malgré la fonte du pergélisol qui déstabilisera une grande partie de la Sibérie – qui est vide –, la Russie voit bien qu'elle a une capacité, notamment avec la route du Nord, à aller chercher davantage d'hydrocarbures – ce qui passe par le dérèglement climatique. C'est l'une des très rares puissances à penser qu'elle a à gagner au dérèglement climatique. Ce n'est pas le cas des États-Unis, où l'armée continue à avoir, comme dans les années 1990, une vision selon laquelle ce pays a intérêt à lutter contre le dérèglement climatique.

Il existe donc, je le disais, quelques pays qui pensent qu'ils ont plus à gagner qu'à perdre. La Russie est en un. C'est le cas le plus emblématique, peut-être même le seul puisque les Chinois ne font pas du tout cette analyse. Ils considèrent, en effet, que le dérèglement climatique est un enjeu majeur pour eux, ne serait-ce qu'au regard du dérèglement des cycles de la mousson qui génère de l'insécurité pour la souveraineté alimentaire du pays. Pour nous, les disettes et les famines relèvent des livres d'histoire. Elles ont totalement disparu de notre mémoire collective. Ce n'est pas vrai en Chine. Même si c'est essentiellement pour des raisons politiques, ces événements sont une réalité. Ainsi, la question de l'insécurité alimentaire chinoise en raison du dérèglement climatique est structurante dans les prises de position et dans les prises d'actifs de ce pays partout dans le monde, notamment en Afrique. L'objectif est de s'assurer une sécurité alimentaire extérieure.

En termes d'intérêt géostratégique, je pense que la Russie est sans doute le seul pays à faire clairement l'analyse qu'il a plus à gagner qu'à perdre. Tous les autres font l'analyse inverse. Pour nous, dans ce contexte et dans la mesure où nous sommes le continent le plus riche en capital humain et en brevets d'économie verte, mais le plus pauvre en capital fossile, minerais et terres rares, il existe un alignement évident des intérêts et des valeurs. Une économie circulaire décarbonnée – neutre en carbone – qui repose sur une augmentation de la productivité de l'utilisation des ressources est un enjeu majeur de souveraineté et de compétitivité. Quand on raisonne en termes « macro » selon un cycle un peu long, je ne vois aucun désalignement pour nous, Européens, entre nos valeurs – qui nous pousseraient à agir au nom d'un bien commun – et nos intérêts. C'est fondamental. À défaut, nous serions toujours en porte-à-faux.

Je vais continuer quelques minutes sur les sujets économiques, en commençant par citer un chiffre sur la biodiversité. Selon le calcul de l'économiste Robert Costanza, si nous devions remplacer les services gratuits rendus par la nature, il nous faudrait payer une fois et demie le PIB mondial. Nous vivons dans un environnement qui nous rend des services gratuits. La nature est l'inverse d'une banque et du capitalisme ! Pour prendre une autre citation, « ce qui n'est pas compté ne compte pas ». En effet, dans le système économique tel qu'il fonctionne aujourd'hui – et je ne porte pas de jugement –, ce qui n'est pas compté ne compte pas. Dès lors, comment attribuer une valeur économique potentielle aux services rendus gratuitement par la nature ? En l'occurrence, les intérêts du capital naturel représentent 1,5 fois le PIB mondial. Notre prospérité, notre capital financier, notre capital social, notre mode de vie et notre civilisation sont adossés à ce capital naturel. S'il disparaît – 60 % des animaux sauvages ont disparu depuis quarante-quatre ans et nous vivrons dans un monde sans eux dans vingt ou trente ans si nous ne faisons rien –, nous devrons payer pour ce que la nature nous donne gratuitement. À ce moment-là, l'insoutenabilité du modèle reposant sur des services gratuits apparaîtra.

Par ailleurs, à l'échelle française, si nous voulions franchir le pas qui nous sépare d'une économie compatible et alignée avec l'accord de Paris, il faudrait engager un investissement vert supplémentaire de 20 à 30 milliards d'euros par an. Cela peut sembler énorme, mais le montant total de l'investissement dans l'économie française aujourd'hui est supérieur à 500 milliards d'euros par an. Il faut donc faire évoluer de 5 %, 6 % ou 7 % l'investissement annuel dans l'économie publique et privée. Ce ne serait donc pas nécessairement de l'investissement additionnel : 20 à 30 milliards d'euros par an, c'est beaucoup, mais c'est absolument gérable, puisque l'ensemble des acteurs économiques publics, privés, ménages et entreprises ont investi un peu plus de 500 milliards d'euros dans l'économie l'année dernière. Le problème est donc commensurable. Nous pouvons le gérer. Mais nous ne sommes pas organisés pour le faire, aujourd'hui. Comment piloter cette transition dans la façon dont l'État est organisé ? C'est l'un des grands enjeux de la période.

Aujourd'hui, l'État est organisé comme au XIXème et au XXème siècles. Il ne s'est pas réorganisé pour faire face à ce défi du XXIème siècle. C'est normal, puisque ce défi ne se posait pas. Mais il faut le réorganiser aujourd'hui, dès lors que la question se pose de manière massive et incontestable. Cela passe par le fait de voter un budget – et c'est vous qui le faites – dont on doit savoir s'il est aligné ou non avec l'Accord de Paris. Personne ne donne cette information. On peut donc malheureusement penser qu'il ne l'est pas. Mais posons-nous déjà la question, et ce dans un cadre totalement transpartisan, car cette question n'est pas politique mais organisationnelle et démocratique. C'est une question de cohérence des politiques publiques. En tant que parlementaires, vous pourriez ainsi considérer que le budget de cette année sera le dernier que vous voterez sans savoir s'il est aligné avec l'Accord de Paris. Vous pourriez même franchir une étape supplémentaire l'année d'après en refusant de voter un budget qui ne serait pas aligné avec cet accord. La première étape au moins doit être franchie. Cela peut venir de vous. C'est votre première responsabilité que de voter le budget. Tous groupes politiques confondus, vous pourriez assez facilement exercer une pression sur le Gouvernement, car le budget est le bras armé de l'action politique.

Sur les questions géopolitiques et le lien avec les questions économiques, que peut faire la France ? Je suis en total accord avec ce qu'a dit l'amiral. Pour nous, en France et en Europe, le sujet est celui de l'accès qualifié au marché. L'Europe est encore le premier marché du monde, devant la Chine et les États-Unis. Dans une logique de rapport de forces « pacifique » – pour reprendre l'expression de Jean-Paul Lecoq –, la question commerciale est fondamentale. Il est évident que plus les années passent, plus la tension entre les échanges commerciaux, les règles du jeu commercial et les questions environnementales est forte. Je prendrai d'abord un exemple macroéconomique, avant d'aborder celui de l'huile de palme.

Nous sommes le premier marché du monde. Cela signifie qu'aucun acteur économique, privé ou public, ne peut se passer de l'accès à ce marché. Autant la puissance publique peine à réguler le lieu de production, sous peine de voir partir les entreprises, autant elle peut reprendre la main sur l'accès qualifié au marché. Une entreprise, quels que soient sa finalité et son secteur, ne produit pas pour produire, mais pour vendre et gagner de l'argent. C'est normal. C'est le système tel qu'il est organisé aujourd'hui. Si vous lui proposez de produire où elle veut mais de respecter un certain nombre de règles pour vendre chez nous, vous reprenez la main là où vous avez le pouvoir. Vous ne vous battez pas sur le lieu de production, mais sur le lieu de consommation et d'accès qualifié au marché. Prenons l'exemple de l'huile de palme. L'Europe a décidé qu'à partir de 2022, je crois, l'huile de palme ne pourra plus être importée pour servir de biocarburant – et la France, dans le cadre de stratégie nationale de lutte contre la déforestation importée, s'apprête même à aller un peu plus loin. Cela déclenche une guerre commerciale avec l'Indonésie et la Malaisie. Ainsi, pour aller au bout de la logique, la rétorsion immédiate des Indonésiens consiste à ne plus acheter d'Airbus ou d'équipements militaires européens. C'est factuel. Ségolène Royal l'évoque dans son récent ouvrage, mais ce sujet est récurrent. Il est revenu il y a quelques mois, quand Nicolas Hulot était encore au Gouvernement. C'est un sujet récurrent, quelle que soit la couleur politique des gouvernements et quels que soient les ministres en exercice. Parviendrons-nous à adopter un agenda coopératif sur de grands enjeux commerciaux ayant des conséquences sur les ressources, le dérèglement climatique et la biodiversité ? L'huile de palme est la deuxième cause de déforestation au monde, derrière le soja. Et la déforestation est l'une des premières causes du dérèglement climatique. L'enjeu n'est donc pas mineur.

Aussi avons-nous tous ensemble un agenda à construire : soit de la conflictualité commerciale, avec des guerres commerciales liées à la régulation climatique ; soit de la coopération, en trouvant les moyens de fixer des règles du jeu qui changeront progressivement la donne sans entrer dans une guerre commerciale. On voit bien que c'est un sujet de grande actualité.

Pour finir, je reviendrai sur les sujets qui sont au coeur de notre partenariat avec l'École de guerre : gagner cette bataille culturelle qui consiste à décloisonner la communauté diverse – scientifiques, ONG, politiques, entreprises, etc. – qui travaille sur l'environnement. À cet égard, je précise que les chiffres dont nous disposons sur la montée des eaux, qui sont basés sur les projections du GIEC, montrent qu'à l'horizon 2030, 824 millions de personnes seront menacées par la montée des eaux. Elles seront 1,22 milliard à horizon 2060 Et ce, dans deux contextes : soit celui des pays en développement – delta du Nil, Bengladesh, etc. – dans lesquels les rizières et les terres disparaîtront, ce qui entraînera une insécurité alimentaire et des migrations ; soit le contexte urbain – New York, grandes capitales africaines au bord de la mer, etc. Dans tous les cas, un milliard d'êtres humains vivent dans des lieux menacés par la montée des eaux. Évidemment, on peut penser que les villes comme New York parviendront à financer des digues pour contenir cette montée. Ailleurs, malheureusement, ce ne sera pas le cas.

Cela m'amène à la question des déplacés et des migrants. Aujourd'hui, d'après une étude norvégienne, on dénombre d'ores et déjà trois à dix fois plus de personnes déplacées pour des causes climatiques qu'en raison de conflits armés. Il est difficile d'être plus précis en l'absence de statut de « réfugié climatique ». Mais peu importe l'échelle, finalement. Ce qui compte, c'est que c'est déjà davantage. Dans le monde d'aujourd'hui, les flux migratoires potentiels liés au dérèglement climatique et à ses incidences sont plus élevés que ceux liés aux conflits. Imaginez ce qu'il en sera demain !

Les chiffres sont très difficiles à manier. Je vais en donner un, qui vaut ce qu'il vaut. Aux termes de la Convention des Nations unies sur la lutte contre la désertification, 700 millions de personnes sont menacées là où elles vivent par la dégradation des terres arables, notamment du fait de la multiplication des sécheresses ou de la déforestation. Ces personnes se trouvent plutôt à l'intérieur des terres. Si on les ajoute aux 800 millions de personnes directement concernées par la montée des eaux sur la bande littorale, on atteint 1,5 milliard de personnes pour lequel l'on n'est pas certain de pouvoir assurer le premier droit humain fondamental, celui pouvoir vivre chez soi si l'on en a envie. Le deuxième droit est celui de pouvoir migrer si nécessaire, ce qui pose nombre de questions politiques. Mais le premier droit fondamental est de pouvoir vivre là où l'on en a envie, y compris chez soi. Or ce droit fondamental est menacé par le dérèglement climatique, pour potentiellement 1,5 milliard d'êtres humains à l'horizon du milieu du siècle.

Concernant les flux migratoires, Nicolas Hulot disait que nous regardions la bande-annonce d'un film que nous n'avons pas envie de regarder. Nous n'en sommes en effet qu'à la bande-annonce. Quand on voit les difficultés que nous éprouvons à la gérer, dans nos sociétés, comment imaginer que l'on puisse facilement gérer le film ? Un milliard et demi d'êtres humains sont menacés de devoir migrer. Cela ne signifie pas qu'ils viendront tous en Europe continentale. Vous le savez, les migrations sont d'abord régionales, locales : dans le pays, puis dans les pays voisins, avant de devenir des migrations internationales. Ne serait-ce qu'à travers cet exemple des flux migratoires, mais il en existe de nombreux autres, il apparaît qu'il est impossible d'avoir un monde en paix et un bien commun – la démocratie – avec un climat qui se dérègle de 2, 3 ou 4 degrés. C'est incompatible. Il faut vraiment en prendre conscience. Ce ne sont pas des rapports ou du papier glacé, mais la réalité. C'est parfaitement incompatible.

C'est pourquoi, au-delà des clivages politiques et des différences qui sont parfaitement légitimes, nous avons un bien commun à défendre : la démocratie. Une action transpartisane doit être menée pour défendre cette démocratie et lutter contre le dérèglement climatique.

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