Intervention de Nicole Belloubet

Réunion du mercredi 27 mars 2019 à 16h30
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la Justice :

Nous sommes aujourd'hui confrontés, comme d'autres démocraties, à des manifestations extrêmement importantes, dont certaines peuvent donner lieu à des débordements. C'est un phénomène désormais très installé dans notre société. Aux manifestants qui viennent exprimer des revendications ou aux personnes qui viennent fêter tel ou tel événement peuvent se joindre des casseurs, presque professionnels, et des militants radicaux qui commettent des actes de violence et causent des dégâts très importants, parfois à l'encontre même des symboles de l'État.

Cela peut témoigner d'une volonté de mettre à bas notre état de droit et nos institutions. Cela a été le cas le 1er mai dernier, en marge du traditionnel défilé annuel, à l'occasion duquel des individus encagoulés, issus de la mouvance Black Block, s'en sont pris aux forces de l'ordre et se sont livrés à des saccages de magasins et à des dégradations de mobilier urbain. Cela a également été le cas depuis le mois de novembre dernier lors de plusieurs des manifestations qui ont eu lieu sur le territoire national, dans le cadre du mouvement des « gilets jaunes ». J'ai évidemment en tête – et le ministre de l'intérieur les a aussi mentionnés – les débordements inacceptables qui ont été commis par des individus irresponsables non seulement à Paris, avec l'ensemble des dégradations qui ont touché l'Arc de Triomphe, mais également en province – je pense à l'incendie de la préfecture du Puy-en-Velay et au saccage de nombreux bâtiments publics, notamment des palais de justice, comme ceux d'Avignon, du Havre et de Perpignan, ou encore les préfectures de Carcassonne et l'ancienne trésorerie de Narbonne.

Personne ne peut sérieusement prétendre que ces agissements sont le fait de manifestants pacifistes. Ils sont causés par des casseurs infiltrés au milieu des manifestants et déterminés à nuire, y compris aux mouvements dont ils prétendent se revendiquer. Au moment où j'évoque devant vous ces images chocs d'actions menées contre des symboles de la République, que vous avez en mémoire et qui nous ont tous révoltés, permettez-moi d'avoir une pensée et un mot pour l'ensemble de nos concitoyens qui ont été affectés, jour après jour, week-end après week-end, par ces débordements. Je pense en particulier aux nombreux commerçants et petits entrepreneurs des centres-villes, à Paris, à Toulouse, à Marseille, à Bordeaux et dans tant d'autres villes encore, qui doivent faire face, du fait du climat de violence et d'insécurité qui règne en marge de ces manifestations, à une baisse de fréquentation de leur clientèle et donc de leur chiffre d'affaires. Je crois qu'il est temps, dans l'intérêt de tous, que ces débordements cessent.

La justice doit prendre sa part pour y veiller, en réprimant les agissements qui mettent en péril les personnes et les biens, ainsi que la paix sociale. Pour cela, l'action judiciaire doit veiller à identifier, à poursuivre et à sanctionner les auteurs des faits, dans le respect du cadre constitutionnel et du cadre européen qui s'imposent à tous.

Quel est ce cadre ? Je vais le rappeler brièvement devant vous. La Constitution, de même que la Convention européenne des droits de l'Homme, protège la liberté de manifestation, qui constitue une liberté fondamentale, issue de la combinaison entre la liberté d'aller et de venir et la liberté d'exprimer ses idées et ses opinions. Le Conseil constitutionnel a toutefois précisé, à diverses reprises, que cette liberté peut faire l'objet de limitations afin d'être conciliée avec « la prévention des atteintes à l'ordre public, et notamment des atteintes à la sécurité des personnes et des biens, qui répond à des objectifs de valeur constitutionnelle ». C'est donc un équilibre qu'il convient de trouver, selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel. La Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH) va dans le même sens. La liberté de manifester constitue pour elle une composante de la « liberté de réunion pacifique », qui est garantie par l'article 11 de la convention et liée à la liberté d'expression des opinions, posée par l'article 10. La CEDH estime qu'il peut y être apporté des restrictions pour un besoin social impérieux, à condition qu'elles soient proportionnées à un but légitime.

Notre cadre juridique actuel, mais aussi futur, compte tenu des apports du texte que vous avez adopté récemment pour prévenir les violences lors des manifestations et sanctionner leurs auteurs, permet tout à fait de sanctionner les dérives et les débordements commis à l'occasion de manifestations, dans le but de permettre à nos concitoyens d'exercer leurs droits dans ce domaine en toute sécurité et en toute sérénité.

La politique pénale que j'entends mener va dans ce sens : elle vise à permettre à tous nos concitoyens d'exprimer en toute liberté et en toute sécurité leurs opinions sur la place publique et à faire sanctionner, lorsque cela apparaît nécessaire, tous ceux qui abuseraient de cette liberté pour nuire à autrui ou qui auraient pour but de faire obstacle au droit de manifester. Je le redis, rien ne justifie qu'il y ait, à l'occasion de manifestations, les violences graves à l'encontre des forces de l'ordre auxquelles Christophe Castaner a fait allusion ou des dégradations des symboles de la République, du mobilier urbain ou des magasins et enseignes. Aucune revendication sociale, aussi légitime soit-elle, ne justifie de tels accès de violence et le refus de respecter la loi.

C'est pourquoi j'ai diffusé, en novembre 2018, une circulaire visant à rappeler aux procureurs les infractions qui peuvent être relevées en ces occasions : violence sur personne dépositaire de l'autorité publique, dégradations, participation à un groupement en vue de commettre des violences ou dégradations, participation à un attroupement, etc.

J'ai également donné des orientations de politique pénale que je souhaite voir privilégiées pour faire face aux débordements commis en marge du mouvement des « gilets jaunes ». J'ai principalement insisté sur deux points. Les faits les plus graves, en particulier les violences commises à l'encontre des forces de l'ordre, doivent donner lieu à des défèrements dans le cadre de comparutions immédiates, comparutions par procès-verbal et comparutions sur reconnaissance préalable de culpabilité, sur défèrement. Les autres modes de réponse pénale, notamment les alternatives aux poursuites, doivent être cantonnés aux faits les moins graves ou à des faits isolés. Dans le cadre d'une dépêche diffusée en décembre dernier, j'ai par ailleurs demandé aux procureurs de délivrer aux policiers et aux gendarmes, en amont des manifestations susceptibles de dégénérer, des réquisitions aux fins de contrôle d'identité et de fouille de bagages pour prévenir le transport d'objets pouvant être utilisés contre les forces de l'ordre. Le ministre de l'intérieur y a également fait allusion tout à l'heure. Il y a quelques jours, le 22 mars dernier, la direction des affaires criminelles et des grâces a en outre diffusé aux parquets une dépêche leur présentant la nouvelle contravention de participation à une manifestation interdite – c'est le décret du 20 mars 2019 : la participation à une manifestation interdite peut être sanctionnée d'une amende prévue pour les contraventions de 4e classe. À cette occasion, j'ai également appelé l'attention des parquets sur les nouveaux modes de recueil des preuves qui ont vocation à être développés par les forces de l'ordre dans les prochaines semaines, tels que les produits de marquage et les moyens vidéos – caméras- piétons, drones, hélicoptères avec caméras de haute précision.

Voilà pour la politique pénale que j'ai souhaité mener.

En application des directives de politique pénale que je viens de vous présenter, environ 9 000 personnes ont été placées en garde à vue depuis le début du mouvement des « gilets jaunes », en lien avec les débordements qui se sont produits à cette occasion. Les magistrats du parquet et du siège se sont pleinement mobilisés, y compris le week-end et lors d'audiences qui peuvent avoir lieu jusque très tard le soir, pour traiter cet afflux de procédures assez inédit – permettez-moi de saluer leur engagement au cours des derniers mois et des derniers jours.

Les suites judiciaires qui ont été données par les magistrats à ces 9 000 gardes à vue s'analysent de la manière suivante. On dénombre un peu plus de 150 jugements de relaxe et environ 1 800 décisions de classement sans suite, pour insuffisance de charges ou irrégularités de procédure. Pour ce qui est des faits les moins graves, environ 1 800 décisions d'alternatives aux poursuites ont été prises par les procureurs. Dans ce cadre, il s'agit essentiellement de rappels à la loi. Un peu moins de 4 000 affaires ont fait l'objet de renvois devant les tribunaux. Parmi ces affaires, on en dénombre environ 1 800 qui sont encore en attente de jugement au moment où je vous parle. Il s'agit évidemment d'un chiffre en constante évolution puisque des enquêtes sont régulièrement menées à leur terme et permettent au parquet de prendre des décisions supplémentaires de renvoi devant le tribunal. Par ailleurs, 2 000 condamnations ont d'ores et déjà été prononcées. Là encore, j'insiste sur le caractère instable et évolutif de ce chiffre : il est en constante consolidation et il varie selon que l'on y inclut ou non les jugements non définitifs, soit parce qu'ils n'ont pas encore été notifiés aux intéressés, soit parce qu'ils sont frappés d'appel.

Pour ce qui est des peines prononcées, il ressort des remontées des parquets généraux qu'environ 40 % des condamnations ont donné lieu au prononcé de peines d'emprisonnement ferme. Le quantum des peines est très varié : il varie entre quelques mois et trois ans. Environ 400 mandats de dépôt ont été décernés, soit à titre d'écrou, soit dans le cadre d'une détention provisoire. Les peines alternatives à l'emprisonnement ferme, c'est-à-dire le sursis intégral, avec mise à l'épreuve ou assorti de l'obligation d'accomplir un travail d'intérêt général (TIG) et les amendes, représentent 60 % des peines prononcées par les tribunaux. Je le redis : il y a 40 % de peines d'emprisonnement ferme et 60 % d'autres peines, alternatives à l'emprisonnement ferme. La peine d'interdiction de séjour, en particulier à Paris, est fréquemment prononcée à titre complémentaire, notamment dans le cadre des comparutions immédiates. Les magistrats du siège ont ainsi, dans le cadre de leur indépendance statutaire, fait le choix de sanctions qui me semblent adaptées et équilibrées.

J'ajoute que de nombreuses enquêtes sont en cours, généralement dans le cadre préliminaire, sous la direction du parquet. Des informations judiciaires ont également été ouvertes auprès de juges d'instruction pour identifier les auteurs des faits les plus graves, par exemple les dégradations commises à l'Arc de Triomphe, l'incendie de la préfecture du Puy-en-Velay et la tentative de lynchage de motards sur les Champs-Élysées.

Permettez-moi, pour conclure, de dire un mot des suites données aux plaintes déposées par des manifestants pour des violences imputées aux forces de l'ordre. Soyez assurés que l'autorité judiciaire veille à ce que des enquêtes soient systématiquement diligentées lorsque de telles plaintes sont déposées. Il y va, je le crois, de la crédibilité de nos institutions. L'action des forces en charge du maintien de l'ordre, qui a lieu dans des conditions parfois extrêmement difficiles, doit toujours se dérouler dans le respect des principes de l'usage de la force, à savoir la nécessité et la proportionnalité.

On a recensé 290 plaintes déposées à l'encontre des forces de l'ordre depuis le début du mouvement des « gilets jaunes ». Dans la majorité des cas, les investigations ont été confiées par le parquet ou par les juges d'instruction à l'Inspection générale de la police nationale (IGPN). À ce jour, la quasi-totalité de ces enquêtes est toujours en cours. Aucune poursuite à l'encontre des membres des forces de l'ordre n'a été portée à la connaissance du ministère de la justice ; en revanche, 17 procédures ont fait l'objet d'un classement sans suite.

En tant que garde des Sceaux, il ne m'est pas possible de préjuger ce qui pourrait être le résultat de ces enquêtes. Néanmoins, il est évident que si des manquements graves aux règles entourant les conditions posées par la loi pour le recours à la force ont été commis, des sanctions pénales pourront être prononcées. Permettez-moi aussi de rappeler que le principe du recours à certains équipements décriés par certains, comme les armes intermédiaires, de type lanceurs de billes de défense (LBD), n'est pas illégal en tant que tel – c'est en tout cas ce que le Conseil d'État a eu l'occasion de préciser récemment, après avoir été saisi de référés portant sur ce point. Dans ce type d'affaires, il appartient à l'autorité judiciaire de déterminer au cas par cas, sur la base des plaintes reçues et des enquêtes menées, si le recours à la force, et notamment à ce type d'armes, a pu être effectué d'une manière qui ne serait ni nécessaire ni proportionnée, pour éventuellement en tirer les conséquences qui s'imposeraient.

Voilà, mesdames et messieurs les députés, ce que je souhaitais vous dire à titre liminaire. Je terminerai en soulignant que je suis avant tout attachée, en tant que garde des Sceaux et avec les magistrats du parquet comme avec ceux du siège, au respect de l'ensemble des règles qui fondent l'état de droit. Je sais que c'est une position partagée avec mes collègues du ministère de l'intérieur.

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