Intervention de élisabeth Flüry-Hérard

Réunion du mercredi 13 mars 2019 à 9h30
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

élisabeth Flüry-Hérard, vice-présidente de l'Autorité de la concurrence :

Par cet avis, l'Autorité a souhaité approfondir le diagnostic. Malgré la contestation de certaines solutions que nous avons proposées, je n'ai pas entendu beaucoup de voix s'élever pour dire que nous nous étions complètement trompés dans notre analyse du système. Je vais revenir d'abord sur ce point. Proposer des solutions n'est pertinent que si les problèmes sont bien identifiés.

Au départ, nous constatons un phénomène classique d'« ubérisation » lié à une innovation technique – pour le coup vraiment disruptive – à savoir la possibilité d'offres non linéaires. Cette révolution est extraordinaire. Le catalogue offert présente une envergure inédite : vous pouvez visionner les programmes quand vous voulez, aussi longtemps que vous le souhaitez, sur le terminal de votre choix, etc. Tout cela est rendu possible par une seconde révolution technique, celle de l'OTT. Cette disruption technique bouleverse le système national, établi sur le fondement de l'offre des chaînes hertziennes, un bien public rare, extrêmement rentable car il s'est développé en même temps que l'essor de la publicité dans les années 1970 et 1980, à des rythmes très élevés. Cette rente était donnée gratuitement aux éditeurs. Elle était partagée entre tous les acteurs de l'audiovisuel : producteurs et autres industries culturelles, en leur réservant une part du gâteau publicitaire. Du fait de son ampleur, aucune raison ne justifiait qu'elle ne soit réservée qu'à quelques entreprises. Le système fonctionnait, dans le cadre d'une règlementation purement nationale, puisque les fréquences hertziennes sont elles-mêmes purement nationales. L'OTT va faire craquer ce schéma, puisqu'il permet d'échapper au verrouillage du système par les éditeurs – grâce au hertzien – et par les fournisseurs d'accès à internet (FAI) – grâce au triple play. Un double verrouillage national saute. L'OTT est très compliqué à mettre en place, mais le jour où un FAI offre à Netflix l'accès à sa box, toutes les barrières tombent. Netflix est alors à égalité avec tous les acteurs du système national. Le phénomène est pire qu'une ubérisation, dans la mesure où Uber opère sur un marché national que l'on peut verrouiller. Si la maraude peut faire l'objet d'une règlementation nationale, l'OTT, lui, est un phénomène mondial. Les solutions sont nettement moins évidentes. Voilà la première révolution.

Il faut aussi mesurer l'ampleur des autres révolutions : évolution des modèles d'affaires et déstabilisation des acteurs nationaux, non seulement par cette ubérisation, mais aussi par l'immense différence entre les modèles d'affaires en jeu dans notre modèle national et dans ce nouveau marché mondial, en termes de ressources, en termes techniques et en termes de structuration.

En termes de ressources, le modèle national connaît un effet de ciseaux. D'une part, les contenus coûtent de plus en plus chers. La nouvelle compétition mondiale implique de dépenser toujours plus d'argent pour attirer les talents. Un épisode de la série The Crown de Netflix coûte 13 millions de dollars. Comment suivre ? D'autre part, les ressources traditionnelles des acteurs nationaux sont menacées. Pour les télévisions gratuites, les ressources publicitaires stagnent depuis quelques années. Les experts internationaux expliquent qu'aux États-Unis, dès que Netflix atteint un seuil de pénétration de 20 %, les recettes publicitaires et le visionnage de la télévision linéaire gratuite diminuent drastiquement. Les télévisions payantes ne s'en sortent pas mieux. Canal +, au cours des deux dernières années, a dû baisser très fortement le coût d'accès à ses programmes.

À l'opposé, le modèle de la télévision par internet, ou IPTV, a des ressources quasi illimitées. Il fonctionne sur l'endettement, et sur la conviction des marchés et des investisseurs que the winner takes all – le gagnant emporte toute la mise. Ainsi, Amazon accepte des pertes colossales depuis des années, à un niveau extrêmement élevé. Les investisseurs sont convaincus que la plateforme aura bientôt gagné une telle puissance qu'elle pourra remonter ses prix. Netflix le fait déjà aux États-Unis, et commence à récupérer ce qu'elle a perdu. Les ressources sont sans limite. Le système fonctionne sur la dette et les mises de fonds des fonds d'investissement. Par ailleurs, ces acteurs sont indépendants de la publicité et présentent entre eux des modèles très différents. Apple se développe en exploitant son parc mondial de 1,7 milliard de terminaux. La nouvelle politique d'Apple est d'ailleurs d'offrir du service, car les terminaux coûtent chers. Amazon propose de la vente liée, etc. Ils échappent tous aux contraintes du marché publicitaire et de l'abonnement.

En termes de modèle d'affaires, nous observons une évolution capitale, celle d'une intégration verticale majeure. En France, nous avons très fortement désintégré. En amont se trouve la production, qui doit être aussi indépendante que possible, puisque l'indépendance est gage de créativité et de pluralisme. En aval se trouve l'éditeur, qui s'appuie sur cette production. Le nouveau modèle est très différent. Netflix produit en direct, en prenant les droits pour le monde entier, et grosso modo pour l'éternité et pour tout support.

Dans un tel schéma, le contenu devient majeur. Il est mondial et acquis pour toujours. C'est un patrimoine et un actif qui assoient la confiance des marchés. Netflix paie très cher une série, qu'il finance à 120 % ou 130 %, mais elle est ensuite amortie sur 150 millions d'abonnés dans tous les pays, et pour autant de temps que souhaité. Le contenu devient roi. Aux États-Unis, l'intégralité de la filière audiovisuelle est bouleversée par les concentrations constatées au cours des dernières années. Nous pensons tous à Disney Fox et à ses conséquences, y compris sur le marché français. C'est déjà le cas pour AT&T-Times Warner, sans parler de Cast, Sky et NBCU. Ces nouveaux géants réalisent une intégration verticale totale : ils maîtrisent totalement les contenus. Netflix est passé du stade de l'offre aux consommateurs vers le stade de la production. En 2018, il a investi entre 8 et 13 milliards de dollars – nous ne savons pas très bien, à cause d'une certaine opacité des chiffres. Cette concurrence de Netflix oblige les réseaux de télévision traditionnels et les studios à aller eux aussi vers le consommateur. Ils s'inquiètent d'avoir Netflix comme unique acheteur de leurs produits, et de voir que les utilisateurs se détournent de la télévision linéaire au profit des plateformes de vidéo. Avec cette intégration verticale des studios, qui, eux, descendront vers l'aval et vont offrir directement leur production aux consommateurs, une source d'approvisionnement des chaînes européennes est peut-être menacée. Une nouvelle concurrence arrive, et nous savons que, dans les deux ans à venir, des offres d'Apple et de Disney Fox viendront concurrencer Netflix, à des prix défiant toute concurrence. L'offre de Netflix, qui se situe entre 8 et 13 euros, est un facteur de déflation du coût de la consommation des contenus premium.

Les télévisions européennes vont avoir à surmonter un autre défi. Si nous voulons faire concurrence à Netflix et Apple, il nous faut construire des plateformes ; or ces dernières sont incroyablement coûteuses et compliquées. Netflix investit 1,5 milliard de dollars par an et emploie entre 900 et 1 500 ingénieurs hautement spécialisés. Ils travaillent sur l'ergonomie de la plateforme, sur le système de recommandations et sur l'algorithme, qui joue un rôle essentiel pour retenir les téléspectateurs, tout comme dans la politique de production de Netflix. L'ampleur des investissements que vont devoir consentir les éditeurs européens est évaluée à un chiffre entre 80 et 150 millions d'euros par an, selon certains analystes financiers. Certains dégradent leurs recommandations, et nous constatons que le devenir boursier des actions des télévisions européennes n'est pas extraordinaire.

J'ai beaucoup insisté sur ce diagnostic. Le compromis historique ancien ne fonctionne plus. Les conditions asymétriques réglementaires décrites par Madame la présidente font qu'investir dans des contenus sans en détenir les droits – face à Netflix, face à Disney Fox – n'est simplement plus possible, surtout quand les ressources s'amenuisent. Nous assistons à un désinvestissement des éditeurs historiques dans la production, et la tendance ira s'accentuant. Avec ce désinvestissement dans la production, que deviendra alors notre modèle ? Certains acteurs travailleront certes directement avec Netflix. Travailler avec Netflix, on nous dit que c'est le nirvana ! Ils vous financent à 130 %, et vous laissent une entière liberté artistique ! Parmi les quelques centaines de producteurs audiovisuels français qui produisent régulièrement, très peu cependant travailleront avec Netflix. Que deviendra le reste de notre tissu industriel, si nos éditeurs nationaux ne peuvent pas suivre ? Voilà la question à laquelle nous avons tenté de répondre.

Les éditeurs français doivent disposer de plus de moyens, grâce à l'ouverture de ressources publicitaires encore fermées ; la publicité ciblée est une ressource potentielle exceptionnelle. Elle se développe aux États-Unis, selon des chiffres nettement plus élevés que ce qui est évoqué en France. Les secteurs interdits doivent être supprimés. Enfin, il faut permettre la remontée en amont des éditeurs français ; effet, ils peuvent difficilement continuer à investir dans des productions sans qu'elles ne deviennent des actifs et qu'ils ne puissent les diffuser sur leurs plateformes plus de huit jours. Sans quoi ils n'investiront pas. Le développement des plateformes françaises et européennes ne sera alors pas à la hauteur des enjeux.

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