Intervention de Gérard Terrien

Réunion du mardi 26 mars 2019 à 17h20
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Gérard Terrien, président de la cinquième chambre de la Cour des comptes :

Je veux d'abord remercier mes collègues, qui ont fait ce travail, ainsi que les administrations avec lesquelles nous avons beaucoup échangé dans le cadre de la procédure contradictoire. Je remercie aussi, évidemment, les députés qui ont porté cette demande d'enquête.

Nous avons effectué ce travail dans le cadre d'une commande initiale qui visait à examiner le poids financier des dépenses fiscales au regard des dépenses budgétaires dans le secteur du logement. Il s'agissait de voir dans quelle mesure ces mesures contribuent ou non aux politiques qu'elles sont censées accompagner ou promouvoir, d'évaluer la capacité de l'État à les piloter et à les préparer, à les chiffrer et à les évaluer, à les contrôler et à mesurer leurs effets, en les comparant à d'autres moyens d'actions. Nous sommes livrés à cet exercice dans le cadre des éléments de cadrage, soit la période courant de 2012 à 2018.

Il y avait des travaux antérieurs, particulièrement ceux de la commission Guillaume, auxquels nous avons fait référence. Nous avons essayé d'actualiser les travaux que nous avions pu produire sur toute cette période. Des investigations nouvelles ont été conduites, s'agissant particulièrement du contrôle.

Les dépenses fiscales concernées sont seulement celles liées à l'habitation principale. Nous avons par ailleurs exclu l'outre-mer, car nous avons une enquête en cours en ce moment sur toute la question du logement outre-mer. Par ailleurs, il est vrai que la défiscalisation outre-mer remplit d'autres fonctions qu'en métropole.

Pour présenter une première synthèse, je ferai le constat d'une accumulation de mesures sur la période. Non moins de 66 dépenses fiscales ont joué sur ce secteur du logement, qui représente à peu près 20 % de l'ensemble des dépenses fiscales supportées annuellement par le budget de l'État, pour un coût estimé l'an dernier à 18 milliards d'euros environ. Ces dépenses fiscales sont principalement concentrées sur le programme 135 Urbanisme, territoires et amélioration de l'habitat, mais on en trouve aussi dans sept autres programmes budgétaires. Dans le programme 135, on recense 50 dépenses fiscales. D'autres s'inscrivent dans les programmes d'aide à l'accès au logement, d'impulsion et de coordination de la politique d'aménagement du territoire, de la politique de la ville…

Ces dépenses touchent un grand nombre d'impôts : non moins de six catégories. Les deux principaux sont la TVA et l'impôt sur le revenu, mais elles concernent également l'impôt sur les sociétés, les impôts locaux et les droits d'enregistrement et de timbre.

La place du logement dans les dépenses fiscales est un sujet d'intérêt régulier pour la Cour des comptes. Ces dernières années, nous y avons travaillé à l'occasion d'un rapport sur la politique du logement en Île-de-France, ou encore de publications sur le développement des aides à la personne ou sur le crédit d'impôt en faveur du développement durable. C'est un sujet que nous revoyons chaque année, à l'occasion des notes d'analyse de l'exécution budgétaire. La Cour y avait consacré des développements dans son rapport sur l'exécution et les perspectives des finances publiques de 2017, ainsi que dans le rapport sur le budget de l'État de 2018.

Si ce sujet revient régulièrement, c'est parce que 20 % de l'ensemble des dépenses fiscales représentent une somme colossale et que, sur la longue durée, on constate une sorte de renonciation progressive à la maîtrise de cette catégorie de dépenses fiscales. Nous avons essayé d'analyser les difficultés inhérentes à ces mécanismes en les répartissant en sept rubriques, qui reprennent autant d'enjeux ou d'exigences de gestion.

Un élément de synthèse ressort : le Parlement l'a déjà écrit plusieurs fois, et cela a été souligné régulièrement : on n'arrive pas à démontrer que ces dépenses jouent un rôle moteur, et surtout un rôle maîtrisé, dans la politique du logement. Leur impact n'est en tout cas pas à la hauteur des pertes de recettes fiscales qu'elles engendrent.

Parmi les sept points-clefs qui vont dicter le déroulement de ma présentation, le premier est celui de la conception. Il paraît impératif de l'améliorer : on s'aperçoit en effet que ce dispositif résulte d'une sédimentation, qui s'est produite et étalée sur des dizaines d'années, et qu'il manque une vision d'ensemble. Certaines dépenses sont anciennes : un tiers ont été conçues il y a plus de vingt ans, pour la plupart sans limitation de durée. Ce sont donc des dépenses fiscales « éternelles ».

Elles ont en général deux origines : les deux tiers sont d'origine gouvernementale et le troisième tiers est d'origine parlementaire, par voie d'amendements. Or, cette sédimentation et cette fragmentation nuisent à la cohérence des objectifs.

Nous en avons donné une illustration. L'une des cibles visées était les propriétaires occupants. Or on s'aperçoit que, si l'on additionne l'ensemble des mesures de 2012 à 2018, les aides fiscales dont ils bénéficient ont diminué de 29 %, tandis que les propriétaires bailleurs ont vu les leurs augmenter de 65 %. Il apparaît donc bien que ce n'est pas la traduction d'un choix de politique publique, mais plutôt la résultante de mécanismes qui s'additionnent, s'accumulent et manquent désormais de vision d'ensemble.

Il faut être conscient du fait que la création d'une dépense fiscale est rarement précédée d'une réflexion sérieuse sur la moins-value de recettes qui en résulte, ou sur des mesures alternatives qui permettraient de satisfaire les objectifs visés. En matière de logement, toute dépense fiscale devrait répondre à un objectif précis, être précédée d'une étude d'impact et d'une estimation chiffrée, et avoir une durée limitée, afin que le Parlement puisse régulièrement réexaminer son intérêt et sa pérennité.

Telle est notre première recommandation : borner dans le temps les dépenses fiscales en faveur du logement. Cela nous paraît important si l'on veut que le Parlement en ait vraiment la maîtrise. Nous recommandons ainsi de soumettre leur renouvellement à évaluation. Pour toutes celles qui, aujourd'hui, ne sont pas bornées, nous recommandons de fixer progressivement une échéance, de loi de finances en loi de finances.

Le deuxième point important est celui du chiffrage. Il nous paraît nécessaire qu'il progresse en qualité. Actuellement, en projet de loi de finances, un grand nombre de dépenses ne sont pas chiffrées, ou sont chiffrées sans que le Parlement ne dispose d'informations relatives à l'assiette, à la collecte des données ou à la méthodologie de compilation. On s'aperçoit en effet que le montant global affiché en loi de finances sous-estime le volume réel des dépenses fiscales en faveur du logement.

Ainsi, la loi de finances pour 2019 fait ressortir les écarts avec les données chiffrées du projet de loi de finances pour 2017. On s'aperçoit que les conditions de chiffrage ne sont pas remplies, de sorte qu'elles compromettent la pertinence de la contrainte de plafonnement adoptée dans la dernière loi de programmation des finances publiques (LPFP). Cette contrainte ne joue donc qu'assez faiblement.

Il y a donc des difficultés réelles d'estimation. C'est pourquoi il devrait être logique d'estimer le coût d'une dépense ex ante, plutôt qu'ex post. C'est la préconisation que nous avons avancée auprès des administrations concernées. Il nous paraît aussi cohérent et important que, lorsqu'une dépense n'est pas chiffrable et que son effet n'est pas évalué, ou bien lorsqu'elle n'est pas significative, le Parlement se saisisse du problème. Il serait en effet cohérent de réfléchir alors à la suppression éventuelle de la dépense concernée, l'objectif étant de ne conserver que celles qui ont des effets économiques et sociaux avérés.

Tel est l'objet de notre deuxième recommandation : programmer la suppression des dépenses fiscales en matière de logement quand leur efficacité ou leur efficience n'est pas démontrée et quand il n'y a pas d'évaluation. Même si une comparaison avec les pays étrangers est toujours difficile, force est de constater que nous sommes le pays du monde qui compte le plus grand nombre de dépenses fiscales. Les États-Unis, par exemple, ont assez peu de dépenses fiscales en matière de logement, même si elles sont massives. C'est le cas aussi aux Pays-Bas : cela n'empêche pas que la part des dépenses fiscales dans le PIB y soit aussi élevée qu'en France, voire plus élevée.

J'en viens à mon troisième point : la présentation des dépenses fiscales dans le projet de loi de finances. Certes, il nous paraît qu'il y a eu des progrès en termes de présentation des dépenses fiscales. Nous les avons soulignés. Les documents de présentation progressent en qualité, qu'il s'agisse du tome II des Voies et moyens du projet de loi de finances, des projets annuels de performances ou du « jaune » budgétaire spécifique. La difficulté réside dans le fait qu'ils ne sont pas toujours très intelligibles ni très cohérents entre eux, et qu'ils ne constituent pas des évaluations. On y mentionne, par exemple, que l'exonération d'impôt sur les sociétés des organismes de logement social, dont la mesure présente, selon l'administration, une fiabilité plutôt bonne, bénéficie à un nombre de contribuables durablement inconnu, même s'il est cernable. Il en va de même de l'imputation sur le revenu global des déficits commerciaux supportée par des loueurs en meublé : le nombre de bénéficiaires n'en est pas connu, non plus que son montant chiffré, du moins pour plusieurs années.

Il nous paraît donc nécessaire que les documents budgétaires présentent des informations complètes et actualisées, non seulement sur le chiffrage et sur la méthode employée, mais aussi sur les objectifs, sur les données constitutives et sur les méthodes utilisées pour évaluer les impacts.

Nous formulons de nouveau une recommandation afin d'améliorer la présentation des documents budgétaires annexés au projet de loi de finances, de les rendre plus lisibles, plus complets et plus à jour, en expliquant les méthodes de chiffrage qui ont été utilisées et qui servent aux travaux de la direction de la législation fiscale (DLF), de la direction du budget, ou encore de la direction de l'habitat, de l'urbanisme et des paysages (DHUP).

J'en viens à mon quatrième point : le pilotage des dépenses fiscales. Il nous paraît pouvoir être largement amélioré. Il y a eu pourtant un progrès sensible au début de la décennie, à savoir l'institution des conférences fiscales. Ce point nous paraît positif, comme nous le soulignons clairement dans le rapport. Malgré tout, les résultats restent perfectibles, car ils ne sont pas encore totalement probants. Souvent, ces conférences fiscales n'aboutissent pas à des solutions très conclusives, aussi bien en termes de maîtrise des coûts, qu'en termes de cohérence entre dépenses budgétaires et dépenses fiscales ou qu'en termes de fusion de dépenses fiscales. Un point majeur est que le responsable du programme n'a pas de prise sur ces dispositifs. C'est particulièrement vrai en matière de logement, qu'il s'agisse de la direction générale de l'aménagement, du logement et de la nature ou de la DHUP.

Comme vous le soulignez chaque année dans les rapports budgétaires, ces dépenses fiscales représentent parfois jusqu'à deux tiers des crédits des programmes, et s'apparentent de plus en plus à des dépenses de guichet. Il n'y a donc pas de moyens, pour le responsable du programme, en cours d'année, d'en infléchir les modalités de mise en oeuvre. Je rappelle qu'il s'agit aussi de dispositifs extrêmement instables dans le temps ; c'est particulièrement vrai de toutes les aides fiscales à l'investissement locatif, qui ne sont pas stables dans la durée : c'est évidemment un point de fragilité.

C'est pourquoi il nous paraît très important que les conférences fiscales évoluent encore, pour devenir un instrument non pas de rationalisation, mais de préparation de la rationalisation. Il faut qu'elles puissent préparer les arbitrages en matière de dépenses fiscales sur la base de l'évaluation de leur efficience.

Notre cinquième point d'attention a trait à la mesure des effets des dépenses fiscales. C'est un élément essentiel, bien sûr, pour en justifier l'utilité. Or la mesure des effets économiques et budgétaires des dépenses fiscales est très souvent le fruit d'une démarche empirique. On a retrouvé très peu d'analyses de la mesure qui soient faites de façon solide, consolidée et, surtout, un peu scientifique.

Il est vrai que peu d'objectifs quantitatifs – voire aucun – sont fixés au moment de la création de la mesure. On dispose rarement d'indications sur le nombre et la localisation des logements construits, ou sur les prix des loyers sur un territoire qu'il serait nécessaire d'atteindre. En outre, on observe des effets indésirables qui sont parfois supérieurs aux avantages des dépenses fiscales : absence d'impact sur la modération des loyers ou sur les coûts de construction, des risques inflationnistes, inefficacité du ciblage, captation par des tiers… À ce propos, d'ailleurs, on souligne que l'article 68 de la loi de finances pour 2018 avait prévu un encadrement des commissions des professionnels dans le cas du dispositif « Pinel ». Or le projet de décret qui a été testé l'an dernier n'a toujours pas été adopté. Enfin, il y a également des effets d'aubaine.

Par ailleurs, on s'aperçoit que les données qui devraient être disponibles n'existent pas toujours, ou qu'elles ne sont pas partagées. Il n'y a parfois pas d'informations collectées, parce que les déclarations fiscales ne sont pas élaborées pour pouvoir être remplies de manière utile. Et, quand il y a des données collectées, on s'aperçoit qu'il est assez compliqué pour l'administration fiscale de transmettre de façon satisfaisante les données aux administrations concernées. Sur ce point, il y a eu quelques avancées et quelques progrès récents, mais il faut continuer, d'où notre recommandation suivante : améliorer la collecte, le partage et l'exploitation des informations utiles. Ce dossier a reçu un accueil plutôt positif, aussi bien de la direction du budget que de la direction générale des finances publiques (DGFiP), de la DLF ou encore de la DHUP. Seul l'attachement de l'Institut national de la statistique et des études économiques au secret statistique peut poser problème, mais cela ne devrait pas trop soulever de difficulté.

Notre sixième point d'attention porte sur le contrôle des contreparties, puisque ces dépenses en sont souvent assorties : des dossiers sont à remplir pour vérifier que les conditions sont réunies. Or ce contrôle des contreparties est très compliqué. Sans accabler l'administration fiscale, il faut constater qu'il lui est difficile, pour ne pas dire impossible, de vérifier si la localisation du logement est respectée, si les plafonds de loyer sont respectés sur des durées longues, si les plafonds de ressources sont respectés. À quoi cela est-il dû ? D'abord, il y a un très grand nombre de dépenses fiscales ; elles sont complexes ; elles sont dispersées, elles sont d'une durée très longue. Souvent, les données ne sont disponibles qu'en début de dossier, au moment de l'attribution initiale ; ensuite, elles sont beaucoup plus difficiles à vérifier. Nous comprenons donc bien que l'administration fiscale n'a pas pour but d'aller examiner chacune de ces mesures pour chercher tous les éléments qui pourraient manquer.

Dans un encadré du rapport, nous mentionnons que l'administration fiscale pratique souvent des contrôles qui sont assez efficaces, mais qui restent des contrôles assez formels. Ainsi, la Cour a pu constater que la réalité des contreparties ne donne actuellement pas encore lieu à de simples tests de cohérence. Il est vrai aussi que, souvent, les dossiers ne sont pas établis pour que ces tests puissent avoir lieu. D'où la recommandation que nous formulons : renoncer éventuellement aux mécanismes et aux dépenses fiscales en faveur du logement dont l'administration n'a pas les moyens de contrôler effectivement les contreparties. Il faut préférer un système beaucoup plus simple, moins compliqué à gérer, et qui ne laisse pas supposer qu'on contrôlera les contreparties. Nous relevons également, à cet égard, des effets négatifs en termes de perception du système fiscal par les contribuables.

Notre dernier point d'attention porte sur l'évaluation. Elle est prévue par la loi organique, mais reste la grande absente. On dispose tout au plus de quelques évaluations ponctuelles, réalisées, de manière vraiment marginale, au niveau de la direction régionale d'Île-de-France ou, en Occitanie, sur le dispositif « Censi-Bouvard ». Mais les travaux d'ensemble sont très peu nombreux. On s'aperçoit ainsi que les évaluations restent insatisfaisantes. Les administrations centrales mettent en avant l'absence de moyens humains et l'absence de méthode. Point positif, le Trésor s'est porté volontaire pour aider à bâtir une méthode d'évaluation plus fiable, ce qui nous paraît une bonne idée.

On s'aperçoit également qu'on a souvent recours à des évaluations conduites par des fédérations professionnelles, souvent intéressées à la pérennisation de la mesure concernée. La direction du budget et d'autres directions ont évoqué la possibilité de mobiliser les corps d'inspection, voire d'associer des experts indépendants, comme cela se fait sur certains dossiers.

Quoi qu'il en soit, il nous paraît très important que ces évaluations approfondies, rigoureuses et objectives des principales dépenses fiscales en faveur du logement, qui font toujours défaut, soient programmées d'ici la fin de la législature. Nous défendons l'idée que, sur la période de la LPFP, se développe progressivement une évaluation des principales dépenses fiscales les plus significatives en faveur du logement. Ce schéma de progrès pourrait être assez facile à atteindre.

En conclusion, il nous paraît important d'essayer de réfléchir à la sorte d'accoutumance à ce système de dépenses fiscales qui s'est installée, et qui est excessive, particulièrement en matière de logement. Ces dépenses fiscales dépassent en effet les dépenses budgétaires, sans que leurs effets économiques et sociaux soient démontrés, et au prix d'une perte de recettes significative pour l'État. S'il fallait combler cette perte de recettes par des recettes nouvelles équivalentes, cela créerait une pression fiscale nouvelle.

Nous sommes certes conscients de ce que ces dépenses ont une dimension centrale dans la politique du logement. Dans la plupart des montages actuels d'opérations de logement importantes, il n'y en a pas qui n'associe pas tous ces dispositifs. Mais ce qui est quelque peu gênant, c'est le manque de maîtrise de ces instruments, et notamment le manque de maîtrise de leur caractère efficient.

Il nous paraît donc essentiel, face aux difficultés auxquelles sont objectivement confrontées les administrations concernées, de procéder à une rationalisation assez profonde du dispositif. Il faut qu'il soit possible, sur la base de données objectives, d'évaluer l'efficience des mesures, avant de se prononcer sur leur maintien, leur aménagement ou leur suppression, sur la base de critères publics et transparents.

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