Intervention de Bruno le Maire

Réunion du mardi 2 avril 2019 à 16h35
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Bruno le Maire, ministre de l'économie et des finances :

Je voulais d'abord remercier les deux rapporteurs pour avis, Benoit Potterie et Denis Masséglia, pour leur soutien et leur analyse précise et documentée du projet de loi. Je voudrais également remercier Émilie Cariou pour son expertise : la convergence fiscale est, à mes yeux également, un enjeu essentiel de l'Union européenne. Nous avons d'ailleurs déjà avancé avec nos partenaires allemands sur la convergence de l'assiette de l'IS, actée dans les accords de Meseberg conclus entre le Président de la République et la Chancelière, il y a quelques mois.

Monsieur le président Woerth, vous m'avez posé quatre questions précises. En premier lieu, les quatre États qui se sont opposés à l'adoption de la directive sont l'Irlande, le Danemark, la Suède et la Finlande. Je me suis rendu en Irlande, au Danemark et en Suède, et j'ai envoyé mes équipes en Finlande, pour essayer de convaincre nos partenaires européens. Sans surprise, aucun accord n'a été possible avec ces quatre États ; mais je rappelle qu'il y a dix-huit mois, nous étions les seuls à porter ce projet de taxe numérique et que nous sommes désormais vingt-trois.

Les raisons pour lesquelles ces États s'opposent à la taxe sont différentes. Pour le Danemark, la Suède et la Finlande, c'est en raison de l'installation de géants du numérique sur leur territoire ; pour l'Irlande, c'est lié, d'une part, à un modèle fiscal très spécifique, avec un taux d'IS qui est le plus faible de tous les pays de l'Union européenne, et, d'autre part, aux craintes suscitées par le Brexit et le risque d'un Brexit dur, sans accord, qui aurait de fortes incidences sur l'économie irlandaise. Ces raisons ont amené ces pays à s'opposer à l'adoption de la directive ; je le regrette fortement et je considère qu'il faut désormais que nous nous battions pour que l'OCDE parvienne à un accord en 2020.

En ce qui concerne ensuite les études, je maintiens les 14 points d'écart qu'indique notre évaluation, réalisée conjointement par nos services de la législation fiscale et la Commission européenne. Tous les autres chiffrages sont dus à l'Association des services internet communautaires, la fameuse ASIC, qui mène un lobbying forcené pour décrédibiliser ce projet de taxation du numérique – le terme de lobbying est le seul qui convienne pour qualifier les chiffres et les arguments, aussi disproportionnés qu'infondés, avancés par cette association. Dans le souci de transparence qui nous anime tous, je serais d'ailleurs curieux de connaître la manière dont cette association a essayé de convaincre les représentants du peuple français sur cette taxation du numérique. Rappelons que le montant des amendes infligées par la Commission européenne aux géants du numérique au cours de ces dernières années, pour des faits avérés de sous-taxation, s'élève à 13 milliards d'euros : c'est dire le chemin qui nous reste à parcourir pour parvenir à une juste taxation de ces géants du numérique.

Je rappelle également que l'intégralité des bénéfices réalisés avec les données des consommateurs français sont rapatriés par ces géants du numérique dans des États européens où ils bénéficient d'un taux d'IS plus faible, et je considère injuste, pour ne pas dire inacceptable, que de la valeur produite à partir des données de nos compatriotes profite aux trésors publics d'autres pays que la France.

Cette évasion fiscale n'est pas acceptable, cette sous-taxation n'est pas acceptable et le projet de loi que je vous propose d'adopter aujourd'hui est la première brique devant permettre de remédier à ces abus, insupportables pour nos compatriotes. D'autres briques suivront, comme l'impôt minimum sur les sociétés : nous sommes totalement déterminés, avec l'Allemagne et les États-Unis, à faire adopter par le G7 des propositions fortes en la matière.

Vous m'avez, en troisième lieu, interrogé sur la double imposition. Je vous ferai d'abord observer qu'il n'est pas illégitime qu'une entreprise soit assujettie à plusieurs taxes : c'est déjà le cas actuellement, avec la taxation des bénéfices, la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises, la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques, qui s'ajoutent les unes aux autres. Cela ne s'assimile pas cependant à une double imposition au sens juridique du terme. Qui plus est, la TSN sera déductible de l'assiette de l'IS puisqu'elle pourra, selon le droit commun, passer en charges.

Concernant enfin mon silence sur l'IS, rassurez-vous : il ne s'agit pas d'un acte manqué. Il s'agit simplement d'adopter pour 2019 un taux d'IS différent de celui prévu, dans la mesure où, cette année, le CICE bascule en allégement de charges pérenne. Nous demandons donc un effort aux seules entreprises réalisant plus de 250 millions d'euros de chiffre d'affaires. En revanche, toutes les entreprises, quel que soit le niveau de leur chiffre d'affaires, seront taxées à 25 % au titre de l'IS en 2022. Il ne serait pas opportun de décaler l'application de cette mesure au-delà de 2022, même pour les grandes entreprises, car cela remettrait en cause l'attractivité de la France et la stabilité des décisions fiscales qui ont été prises par le Gouvernement.

S'agissant de la poursuite de la trajectoire pour 2021 et 2022, elle pourra être discutée dans le cadre du projet de loi de finances (PLF) pour 2020. À vous de voir, avec le Gouvernement, quelle pente vous paraît la plus juste pour les entreprises réalisant plus de 250 millions d'euros de chiffre d'affaires, pourvu qu'en 2022 toutes les entreprises françaises, quel que soit leur niveau de chiffre d'affaires, acquittent un taux d'IS de 25 %. C'est l'engagement du Président de la République et c'est une des conditions de l'attractivité de notre pays.

Véronique Louwagie, je ne partage pas votre analyse des négociations à l'OCDE : depuis que la France a annoncé qu'elle allait taxer les géants du numérique, je constate que les négociations ont repris et retrouvé de l'allant. L'exemple de la TTF est du reste excellent : si les travaux sur la TTF avancent désormais correctement au niveau européen, dans le cadre de la coopération renforcée à dix pays, c'est justement parce que ces travaux s'appuient sur la base proposée par la France, sous la forme d'un modèle plus simple et plus attractif, qui consiste à ne taxer que les actions.

Jean-Noël Barrot, je veux vous remercier pour votre soutien et les explications que vous avez apportées.

Madame Magnier, l'Australie a certes reculé mais, dans le même temps, la Nouvelle-Zélande progressait vers l'idée d'une taxation du numérique. Quant au Royaume-Uni, qui a reporté à 2021 l'adoption de cette taxe, il peut bien considérer qu'il faut entrer à reculons dans la taxation du numérique, mais je ne le prendrai pas comme modèle de ce qu'il faut faire en matière européenne…

S'agissant des données sur la localisation géographique des utilisateurs, je vous confirme qu'il y aura un contrôle, puisque la TSN sera un impôt déclaratif, que les données déclarées seront comparées aux données disponibles connues de l'administration ; en cas d'écart inexpliqué entre les données de l'administration et celles déclarées par les entreprises, celle-ci pourra mettre en demeure les redevables de fournir toutes les précisions supplémentaires nécessaires. Enfin, en l'absence de réponse satisfaisante, l'administration pourra procéder à une taxation d'office, sur la base des données dont elle dispose et qui lui paraîtraient plus conformes à la réalité. Nous nous donnons donc les moyens de faire appliquer cette taxe de manière crédible et rigoureuse.

Madame Rubin, au sujet de l'établissement stable, les choses ne sont pas aussi simples que vous les présentez. Des discussions entre experts, responsables politiques et responsables des services fiscaux sont en cours depuis des années à l'OCDE, sans avoir abouti à un accord, parce que la définition et la mise en oeuvre de cette notion sont extrêmement complexes. S'il existait une base simple, claire, qui fasse consensus au sein de l'OCDE, nous l'aurions tous adoptée, mais ce n'est malheureusement pas le cas aujourd'hui.

Valérie Rabault, je vous remercie de votre soutien et je vous confirme que ce projet de loi n'est qu'une étape dans l'évolution de la fiscalité au niveau européen et au niveau international.

Monsieur Roussel, il existe bien une liste française des paradis fiscaux ; nous sommes d'ailleurs l'un des rares États européens à avoir traduit en droit national les obligations européennes en la matière.

En ce qui concerne le champ de la taxe, nous avons, je crois, intérêt, juridiquement et économiquement, à défendre un champ cohérent, en l'occurrence les activités numériques qui créent de la valeur grâce aux internautes français – c'est-à-dire grâce à nos données –, sans que pour autant ces entreprises aient acquitté l'impôt traditionnel. Nous avons donc exclu du champ de cette taxe les activités qui ne répondent pas à cette logique numérique : le e-commerce au sens large n'est pas une activité numérique, puisqu'il consiste à mettre en vente sur des plateformes des produits fabriqués par des entreprises ; la publicité non ciblée n'utilise pas les données des utilisateurs et il n'y a donc pas de raison qu'elle soit taxée ; les services financiers ou les messageries enfin participent de la même logique, et n'ont pas non plus à être concernés par cette taxe. C'est la cohérence de l'assiette – que vous préfériez l'appeler soucoupe ou sous-bock – qui fait la force du projet de taxation que nous proposons.

Enfin, Michel Castellani, vous nous avez promis des propositions d'amélioration : toutes les améliorations sont toujours les bienvenues.

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