Intervention de Pascal Saint-Amans

Réunion du mercredi 3 avril 2019 à 9h30
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Pascal Saint-Amans, directeur du Centre de politique et d'administration fiscales de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) :

Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, je suis ravi de partager ce matin avec vous l'état des travaux internationaux dans le domaine de la fiscalité du numérique qui vous occupe aujourd'hui, mais je commencerai par replacer la question dans un contexte un peu plus général, avant de vous indiquer où en est aujourd'hui la négociation au sein de l'OCDE.

Jusqu'en 2008, très peu de choses se passaient dans le domaine de la fiscalité internationale. Des conventions fiscales visaient à l'élimination des doubles impositions, et c'est à peu près tout ce qui existait en matière de coopération fiscale. Depuis 2008 et la crise financière, en revanche, la fiscalité est devenue un sujet de préoccupation majeur pour la communauté internationale, comme le reflète le fait que l'agenda du G20 comporte systématiquement une session fiscale, aussi bien pour les ministres des finances que pour les chefs d'État et de gouvernement. Cela révèle un intérêt politique pour ces sujets, envisagés essentiellement sous deux angles : dans un premier temps, la fin du secret bancaire et l'échange automatique de renseignements ; dans un second temps, la fiscalité des entreprises, en particulier des multinationales.

Dans ce cadre, nous avons, en 2012, proposé au G20 de travailler sur ce que l'on a appelé l'érosion des bases fiscales et les transferts de bénéfices, sur ce projet BEPS développé jusqu'à la fin de l'année 2015, avec quinze mesures qui ont produit des changements assez significatifs en matière de fiscalité internationale, l'objectif étant de réaligner la localisation des profits des entreprises sur celle de leurs activités. L'absence de règles internationales et le caractère quelque peu obsolète des conventions fiscales bilatérales avaient abouti à une situation où les entreprises pouvaient facilement localiser leurs profits dans des paradis fiscaux où elles n'avaient pas d'activité et, au contraire, localiser toutes leurs charges dans les pays où elles réalisaient leurs ventes, leur recherche et leur développement, où elles avaient leurs quartiers généraux, pour y payer finalement peu d'impôts. Les règles BEPS ont eu pour objet de mettre fin à ce type de pratique.

L'action 1 du projet BEPS était relative à la fiscalité du numérique. Quatre actions du projet BEPS se sont révélées décevantes, mais en tout premier lieu, justement, celle relative à la fiscalité du numérique, car les États-Unis, au cours de la négociation ont mis une sorte de veto à tout changement des règles qui aurait permis d'appréhender davantage de masse taxable dans les pays où les entreprises numériques font des affaires sans y être présentes physiquement – car c'est bien la spécificité de la numérisation de l'économie que de permettre une activité commerciale sans présence physique. Or, en vertu des règles de la fiscalité internationale telles qu'elles ont initialement été développées en 1928, avec un modèle de convention fiscale conçu par un groupe d'économistes, une entreprise étrangère n'est taxable sur un territoire que lorsqu'elle y a un établissement stable – c'est le terme qui figure dans les conventions fiscales. En droit français, un établissement stable, c'est une installation fixe d'affaires, ce qui fait bien référence à une présence physique. Les États-Unis avaient, dans cette négociation, opposé un veto au changement de ces règles.

La première conclusion, importante, du rapport sur l'action 1 était qu'il faudrait parler non pas d'économie numérique mais de numérisation de l'économie – à l'époque tout le monde était d'accord ; aujourd'hui, c'est un peu moins le cas. Ce n'est pas un jeu de mots de fiscalistes internationaux ou de fonctionnaires internationaux : l'ensemble de l'économie se numérise. Vous retrouverez demain dans l'ensemble des entreprises les tensions ou pressions que vous constatez aujourd'hui dans les entreprises les plus numérisées. En 2014, le directeur fiscal de Volvo nous avait ainsi expliqué, dans le cadre d'une consultation publique, que la puissance d'un camion Volvo pouvait être réglée à distance. Par exemple, l'acheteur d'un camion souscrit pour une certaine puissance et, lorsque le camion doit franchir un col dans les Alpes ou les Pyrénées, il faut déclencher plus de puissance, service payé par l'utilisateur à Volvo, l'opération se faisant depuis la Suède. Je ne cite là qu'un exemple parmi d'autres, mais pris dans l'un des secteurs les plus traditionnels, pour illustrer la numérisation de l'ensemble de l'économie.

Deuxième conclusion : les ventes à distance ou les prestations de services numériques posaient des problèmes de recouvrement de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA). Où devait-elle être acquittée ? Ce n'était pas clair. Dans le pays où était enregistrée la société ? Les États-Unis, pays important en termes de fourniture de services numériques, n'ont pas de TVA. Ou bien dans l'État de destination ? Voilà qui exposait à des risques, assez faibles, de double imposition, et, surtout, à des risques de double non-imposition, nettement plus importants, à tel point que la double non-imposition était devenue la règle. Nous avons donc adopté en 2015 toute une série de règles permettant d'assurer la taxation dans l'État de destination, c'est-à-dire de consommation. Dans l'Union européenne, elles ont déjà permis d'engranger plus de 4 ou 5 milliards d'euros de recettes de TVA.

Troisième conclusion, les phénomènes d'érosion des bases fiscales étaient exacerbés par la numérisation de l'économie. Les mesures BEPS devraient avoir un impact, qui sera mesuré en 2020.

Le dernier point portait sur les conséquences en termes d'impôt sur les sociétés. Il n'y a pas eu d'accord, ce qui a suscité une frustration. La dureté de la position américaine – « jamais nous ne négocierons rien » – a installé dans l'esprit des législateurs et des exécutifs des différents pays partenaires des États-Unis l'idée qu'il faudrait bien prendre, un jour ou l'autre, des mesures unilatérales.

Nous en étions là lorsqu'au mois de mars 2017, la présidence allemande du G20 a déclaré qu'on ne pouvait pas attendre l'année 2020 pour faire le point et demandé que l'OCDE rende un rapport intérimaire en 2018. Au mois de mars 2018, nous avons donc produit un rapport intérimaire, qui a le mérite de décrire assez précisément les nouvelles caractéristiques de cette économie numérique – ou plutôt de cette numérisation de l'économie. Nous avons en particulier identifié une bien plus grande dépendance en ce qui concerne la propriété intellectuelle. Nous avons aussi identifié le fait que beaucoup d'activités peuvent être exercées avec une économie d'échelle importante, « scale without mass » : vous pouvez opérer au niveau mondial, avec quelques employés seulement ; je crois que Whatsapp, à moins que ce ne soit une entreprise similaire, parvient à avoir une présence mondiale avec une vingtaine d'employés seulement. Ce nouveau phénomène pourrait soulever de nouvelles questions. Nous avons aussi noté que le rôle des utilisateurs et des contributeurs est plus important, c'est le modèle économique de Google, de Facebook ou d'autres plateformes. Il y a plusieurs modèles économiques, mais arrêtons-nous sur celui de Google : ils vous prennent vos données en échange d'un service gratuit – la recherche sur le moteur de recherche – et tout cela est monétisé par de la publicité, qui sera enregistrée dans un pays tiers – l'Irlande, le plus souvent, ou les Pays-Bas.

Ce rapport fut donc l'occasion de reconnaître des phénomènes nouveaux. En revanche, il ne proposait pas de conclusion quant aux conséquences qu'il fallait en tirer. Certains disaient que, finalement, il n'y avait rien à changer, tels l'Irlande, le Luxembourg, Malte ou Singapour. D'autres – les Européens, en particulier le Royaume-Uni – disaient qu'il fallait cibler la notion de contribution des utilisateurs. D'autres encore disaient qu'en réalité la numérisation de l'économie, qui concerne toutes les industries, aboutit à ce que le système fiscal international, y compris après BEPS, ne permet pas de relever les défis d'aujourd'hui et qu'il faut donc changer plus globalement l'ensemble de la fiscalité internationale. D'ailleurs, ces pays disaient que d'autres mesures BEPS n'étaient pas satisfaisantes. J'en évoquais quatre. Trois concernent les prix de transfert pratiqués au sein d'un groupe, d'une filiale à l'autre ; nous avons essayé de réparer ce qu'on appelle le principe de pleine concurrence. Nous avons fait assez peu de progrès dans ce domaine et les pays partisans d'un changement de l'ensemble de la fiscalité internationale visaient en particulier les prix de transfert.

Ce qui est intéressant, c'est qu'entre le mois de mars 2017 et le mois de mars 2018 – au mois de décembre 2017 –, les États-Unis ont adopté une réforme fiscale très contre-intuitive. Adoptée par le Congrès républicain sans les voix des démocrates, cette réforme rien moins que bipartisane consiste essentiellement en un abaissement du taux de l'impôt sur les sociétés, qui était devenu le plus élevé de l'OCDE ; il est passé de 35 % à 21 %. Représentant un effort considérable, cette réforme est très coûteuse. J'ignore quel est le montant d'un point d'impôt sur les sociétés américain, mais il est très élevé.

Ce qui est paradoxal, c'est que le Congrès républicain a voulu financer cela en élargissant la base d'imposition. Il s'est tourné vers l'OCDE : « Vous avez fait BEPS. Nous allons faire BEPS aussi ! » Le Congrès américain a donc appliqué BEPS, avec une nuance : il a estimé que les règles de l'OCDE n'avaient pas assez changé en matière de prix de transfert – mais la raison en est que les États-Unis s'y étaient opposés ! Dès lors que les États-Unis voulaient désormais protéger leur base taxable, il n'était pas possible de s'en tenir au principe de pleine concurrence de l'OCDE, même amendé selon BEPS, et il fallait le remettre en question.

Ils n'ont pas trouvé la solution, mais ils ont adopté deux mesures. L'une est le « global intangible low-taxed income », ou « GILTI », qui sonne comme guilty – « coupable » en anglais. C'est une imposition minimale : si les entreprises engrangent des profits à l'étranger et qu'ils sont inférieurs au taux minimal de 13,125 %, elles devront payer la différence. C'est intéressant, parce que c'est contraire au principe de territorialité mis en oeuvre avec la réforme. L'autre mesure est la « base erosion anti-abuse tax » (« BEAT »). En cas de transferts internes, qu'il s'agisse d'une entreprise étrangère établie aux États-Unis, payant des redevances ou des services au groupe à l'étranger ou qu'il s'agisse d'une entreprise américaine ayant un centre d'appels en Inde, de la trésorerie en Irlande et de la redevance en Suisse, la moitié des paiements, s'ils excèdent 100 millions de dollars par an, seront rejetés comme charges déductibles. C'est assez brutal, cela crée des doubles impositions et cela pourrait être contraire aux conventions fiscales.

Pardon de vous conduire dans les méandres de la réforme fiscale américaine pour vous expliquer quelles sont les conséquences – importantes – sur le numérique aujourd'hui. Les États-Unis du très multilatéraliste président Obama disaient qu'ils ne négocieraient jamais, qu'il n'y aurait jamais d'accord, qu'ils n'en discuteraient pas avant 2020. Les États-Unis du moins multilatéraliste président Trump ont dit à leurs partenaires de l'OCDE désireux de taxer Google, Facebook et les autres qu'ils avaient raison. Je me souviens du délégué chinois vérifiant la traduction qui lui était donnée… Comment était-ce possible ? En fait, la position américaine a changé : « Vous avez raison de vouloir taxer ces entreprises, car la raison pour laquelle vous voulez le faire, c'est que vous êtes un marché pour elles. » L'argument selon lequel ces entreprises ne sont plus taxées nulle part, qui était vrai avant que nous ne lancions BEPS, ne l'est plus après BEPS, ces entreprises ne pouvant plus localiser leur propriété intellectuelle aux Bermudes. Ces schémas sont détruits, car si les entreprises ne paient pas d'impôts en Europe, elles paieront au moins 13 % aux États-Unis. Le problème, nous disent les États-Unis, ce n'est pas que les entreprises paient au moins 13 % aux États-Unis, c'est qu'elles font beaucoup d'affaires chez vous et que vous ne les taxez pas, ce qui vous frustre. Les États-Unis ont dit qu'ils étaient tout à fait d'accord pour renforcer le droit d'imposer les pays de marché, mais ce n'est pas vrai pour les seules entreprises du numérique, c'est vrai pour l'ensemble des entreprises.

Facebook, jusqu'à BEPS, n'avait pas de présence physique. Facebook prenait votre donnée, la monétisait en Irlande, où l'entreprise compte plusieurs milliers d'employés, et cet argent était ensuite, avant BEPS, transféré aux Bermudes. N'étant pas rapatrié aux États-Unis, il n'était pas taxé aux États-Unis, il n'était pas taxé aux Bermudes et l'était très peu en Irlande parce que des structures hybrides permettaient le transfert de bénéfices sans imposition.

Après BEPS et l'application de la réforme fiscale américaine, la structure bermudéenne disparaît. Les profits sont taxables en Irlande, ils le sont aussi aux États-Unis, mais il n'y a toujours pas de présence physique en France, à cela près que Facebook a annoncé la création d'une filiale dont les profits seront taxables en France. En vertu des règles applicables aux prix de transfert, il y a en France un « limited risk distributor », une entité qui va chercher la publicité chez les restaurateurs qui veulent faire de la publicité sur Facebook, mais le principal des activités de distribution se trouve en Irlande, où sont les 6 000 employés. Le retour de profits en France est très faible, parce que les risques sont faibles et que les règles de prix de transfert prévoient que les entités sont rémunérées en fonction du volume des risques, des fonctions exercées et du nombre d'employés. En France, les activités sont très réduites. Ce n'est pas le cas en Irlande. Le retour sera donc de 2 % ou 3 % en France, alors que ce sera un taux à deux chiffres en Irlande. Et les États-Unis de dire : « Regardez, tout cela ne va pas, vous allez récupérer un droit d'imposer, mais serez-vous contents avec 2 % de retour ? Vous pouvez estimer que Netflix, par exemple, qui n'a pas de présence physique en France, vous doit plus, parce que vous êtes un marché de près de 70 millions de consommateurs, pas simplement le lieu où se trouvent dix employés. » Dans cette perspective, le fait que Facebook ait 6 000 employés en Irlande compte moins. Le problème ne tient pas seulement à la présence physique et à l'établissement stable, il réside dans la répartition des droits d'imposition. Et le délégué américain d'enchaîner : « Regardez, c'est bien la même problématique pour McDonald's, Nike ou Starbucks ! » D'ailleurs, la Commission européenne a considéré qu'il y avait là des aides d'État.

Si les Américains adoptent cette position, ce n'est pas par générosité, c'est naturellement par intérêt national. Les États-Unis ont un déficit commercial structurel ; leur production est donc inférieure à leur consommation. Par conséquent, ils ont plutôt intérêt, surtout en l'absence de TVA, à donner à l'impôt sur les sociétés la base la plus large possible, en l'occurrence la consommation plutôt que la production, et à considérer qu'il faut rémunérer le marché plus que la production. Or les règles en matière de prix de transfert, telles qu'elles ont été vaguement réparées par BEPS, prévoient que le profit résiduel d'une entreprise – ce qui reste après que les différentes entités ont été payées – va où est localisée la propriété intellectuelle, en principe plutôt là où l'entreprise a son siège. En réalité, hélas, elle sera plutôt non pas dans un paradis fiscal, mais dans une petite économie ouverte – comme celle de la Suisse, des Pays-Bas ou de l'Irlande. Les États-Unis, parce que c'est fondamentalement leur intérêt, considèrent qu'il faut changer cette règle et sont prêts à une négociation multilatérale. Et lorsque je parle au nom de l'OCDE, en fait, je parle au nom des 129 pays qui sont membres du cadre inclusif pour la mise en oeuvre du projet BEPS : l'ensemble des pays du G20, la Chine, l'Inde, l'Afrique du Sud, le Brésil, l'Argentine, les pays du G7, tous les pays de l'OCDE et un grand nombre de pays en voie de développement. Les États-Unis veulent donc que l'on négocie cela ensemble. Et si nous donnons plus de droits d'imposer au pays de marché, il n'y aura plus de problème avec les entreprises du numérique, puisqu'on créera un nouveau nexus, en nouveau lien, une sorte d'établissement stable, numérique ou pas.

Aujourd'hui, au sein de l'OCDE, nous en sommes à cette négociation qui a pris forme en 2018. Un certain nombre de pays avaient des doutes sur la sincérité des États-Unis. Était-ce seulement une façon de retarder des discussions et de capter l'attention sans avoir vraiment l'intention de négocier ? Vous trouverez, dans des lettres du président de la commission des finances du Sénat américain et du ranking member démocrate, et dans de nombreuses instances du Congrès, l'expression d'un soutien à la position exprimée ; il ne s'agit donc pas que de l'exécutif, c'est bien une tendance de fond.

Après un an de négociations, les pays concernés se sont engagés, comme ils l'ont signifié à la fin du mois de janvier de cette année, à rechercher une solution multilatérale d'ici à la fin de l'année 2020. Elle pourrait avoir deux piliers.

L'un correspond largement au voeu de la France – qui préside par ailleurs le G7 cette année – et par l'Allemagne et est le reflet de GILTI : la mise en place d'une imposition minimale mondiale. Il ne s'agit pas de demander aux Bermudes d'imposer les sociétés au taux de 13 % : il s'agit de prendre la différence si une entreprise française localise ses bénéfices aux Bermudes malgré BEPS. Et, symétriquement, si un profit part d'un pays sans y être taxé et aboutit dans un autre pays, qui serait le pays de siège de l'entreprise et ne prélèverait pas cette imposition minimale, alors le pays source pourrait le faire. Par exemple, Singapour est assez peu susceptible de mettre en place cette règle d'imposition minimale mondiale. Si un profit réalisé en France était peu taxé en France en raison de je ne sais quelle astuce fiscale et devait finir à Singapour, la France prendrait 13 %. Telle est l'architecture.

L'autre pilier – en fait, le premier si nous les prenons dans l'ordre –, c'est la proposition américaine d'une discussion en vue de la réallocation des droits d'imposer.

Il y a deux autres propositions sur la table. Une proposition britannique envisage une nouvelle règle d'allocation des droits d'imposer, mais seulement pour les entreprises hautement numériques, c'est-à-dire les entreprises dont le modèle économique tient à la contribution des utilisateurs – ce n'est pas sans rapport avec le projet de loi que votre commission examine. Dans le cas d'une plateforme comme Uber ou d'une entreprise qui fait de la publicité comme Facebook, la valeur est créée par le contributeur, par l'utilisateur, et c'est cette valeur qu'il faut appréhender. Et le Royaume-Uni de dire qu'il ne faut appréhender que cette valeur-là, ce que refusent les États-Unis et la Chine. Ils refusent un dispositif qui ne ciblerait que quelques entreprises. Premièrement, parce que c'est contraire à leur intérêt. Deuxièmement, et ils ne sont pas les seuls à le dire, parce que de deux choses l'une : soit cette notion de contribution, de données, est extrêmement restrictive, soit elle couvre à peu près tout du fait que, demain, tout sera données. Lorsque vous mettrez en place, en Chine, un système d'irrigation, il comportera des capteurs, et l'irrigation sera déclenchée non plus de Chine mais, par exemple, depuis l'Allemagne si c'est une installation allemande, et ce sera une prestation de service. Tout devient donc données, et tout risquerait d'être taxé en raison d'un concept qui ne fonctionne pas. Tels sont les termes du débat que suscite la proposition britannique.

La proposition américaine, soutenue par la Chine et bien d'autres pays, est l'objet d'une négociation assez intense. La semaine prochaine, un comité de pilotage, un bureau se réunit pour en discuter, et le cadre inclusif de BEPS se réunira à la fin du mois de mai, avec l'espoir d'adopter un programme de travail détaillé qui réduirait le champ des options et permettrait de produire une solution à la fin de l'année 2020. Nous le présenterons aux ministres des finances du G20 à Fukuoka, les 8 et 9 juin prochain, s'il est adopté entre-temps, mais ce n'est pas évident car un certain nombre de pays, notamment de petites économies ouvertes – le Danemark, la Suisse, Singapour, des pays qui n'ont pas tout à fait le même profil fiscal mais ont en commun d'être petits et d'être ouverts –, estiment qu'ils risquent d'y perdre beaucoup si nous réallouons les droits d'imposer aux pays de marché.

Un pays comme la France soulève légitimement la question de l'impact budgétaire qu'aurait l'attribution de plus de droits d'imposer aux grands marchés, comme la Chine, l'Inde ou les États-Unis. Nous sommes en train de faire des études d'impact pour voir quelle serait la répartition des droits d'imposer. L'avantage que nous trouvons à ces deux piliers, c'est qu'ils permettraient de retirer du système international ce qui ne fonctionne pas et qui risque d'aboutir à ce que les pays font aujourd'hui : des mesures unilatérales.

En effet, lorsqu'un pays n'est pas satisfait d'un système, il prend des mesures unilatérales. C'est notamment le cas lorsqu'il constitue un très grand marché et constate que tous les bénéfices sont enregistrés à Singapour ou en Irlande, alors qu'il compte, pour prendre un exemple au hasard, un milliard de consommateurs.

Au moins deux pays sont dans ce cas et veulent changer les règles unilatéralement et ne plus être liés par celles de l'OCDE, d'autant qu'ils considèrent qu'elles ont été développées avant qu'ils rejoignent l'OCDE, il y a un siècle, à une époque où il n'y avait que des pays exportateurs de capitaux autour de la table. Ainsi, vous comprenez que retirer les tensions du système est un moyen d'éviter les mesures unilatérales.

Ces mesures unilatérales sont aujourd'hui relativement limitées. Il y a eu une tentative en Europe, lancée à l'époque où les États-Unis ne voulaient pas bouger. Mais le changement de position des États-Unis a un peu changé la donne. Des pays comme la France sont confrontés à un dilemme. Le premier terme est constitué par le fait de négocier internationalement, avec le risque qu'il n'y ait pas d'accord – pour ma part, je suis payé pour qu'il y en ait un accord et je ferai tout ce qu'il est possible pour en obtenir un, non seulement pour être payé… mais parce qu'il me semble que c'est une nécessité absolue que d'avoir un système à la hauteur des enjeux du siècle, faute de quoi il va s'effondrer, à plus forte raison dans un environnement peu favorable au multilatéralisme.

Sur ce dernier point, cependant, comme vous l'avez compris, nous sommes en face d'un vrai paradoxe, totalement contre-intuitif, en matière fiscale : les États-Unis, qui ne soutiennent pas vraiment le multilatéralisme, soutiennent toutefois l'OCDE, car ils soutiennent une solution multilatérale, de manière exceptionnelle, en matière fiscale. Cela occasionne un petit rappel du secrétaire au Trésor américain, Steven Mnuchin, à chaque réunion du G20, à ses partenaires, en particulier européens : il les dissuade de prendre des mesures unilatérales, au motif que leurs pays sont favorables au multilatéralisme… Quoi qu'il en soit, il faut trouver une solution, mais, dans un environnement complexe, elle n'est pas garantie à 100 %.

L'autre terme du dilemme est qu'il y a urgence. Cela a été reconnu dans le rapport intérimaire de mars 2018, qui évoquait les mesures unilatérales, en constatant l'absence d'accord pour en prendre dans l'immédiat. En effet, un certain nombre de pays y sont opposés, au premier rang desquels les États-Unis et la Chine, pour des raisons évidentes, puisqu'ils représentent l'essentiel de l'économie numérique des prestataires. Mais cette opposition venait aussi des petites économies ouvertes, évoquant le risque d'un éventuel chaos. Cependant, beaucoup de pays disent qu'il faut prendre des mesures unilatérales. Ainsi, j'étais au Chili la semaine dernière, où le ministre des finances, Felipe Larraín, s'est entretenu pendant deux heures avec moi de la question de savoir quelles mesures unilatérales adopter. Je me suis permis de lui suggérer de commencer par instaurer les règles relatives à la TVA, qui n'existe pas encore dans le pays. C'est ainsi que le Chili va appliquer la TVA.

Beaucoup d'autres pays, dont la France, sont confrontés à une situation politique difficile. N'est-il pas difficile d'expliquer à vos électeurs, dans vos différentes circonscriptions, que ces géants du numérique ne payent pas grand-chose et qu'en tout cas, même s'ils payent plus que ce qu'ils payaient hier, ils ne s'acquittent pas de cet impôt en France ? S'exerce ainsi, en quelque sorte, une pression en faveur de mesures unilatérales. En même temps, les mesures unilatérales ont des limites. Nous ne sommes d'ailleurs pas totalement étrangers à la réflexion et à l'architecture des mesures unilatérales, notamment celles de la proposition de directive européenne.

Si le projet de loi qui vous est soumis est limité aux entreprises hautement numériques, vous aurez compris que ce champ d'imposition n'est pas forcément d'une rationalité absolue, puisque l'impact de la taxe s'en trouve limité. Malgré tout, il envoie un message politique fort, tout en limitant l'éventuel impact économique négatif.

Vous comprenez que je ne puisse ni soutenir ni critiquer des mesures unilatérales. On peut avoir de la compréhension pour des mesures unilatérales. Ce qui compte en tout cas, de mon point de vue, c'est que ces mesures ne nuisent pas à une véritable négociation internationale ni ne s'y substituent, car l'enjeu de celle-ci, même s'il découle du problème de la numérisation de l'économie, va bien au-delà des entreprises du numérique.

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