Intervention de Pascal Saint-Amans

Réunion du mercredi 3 avril 2019 à 9h30
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Pascal Saint-Amans, directeur du Centre de politique et d'administration fiscales de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) :

Je vais essayer de répondre à toutes les questions. Si je n'ai pas la réponse, je vous propose un suivi par écrit.

Vous m'avez posé beaucoup de questions sur l'application de BEPS et l'échange automatique de renseignements. Nous avons produit les règles concernant l'échange automatique en 2015, et il a commencé à être appliqué en septembre 2018. BEPS date quant à lui de novembre 2015. Qu'a-t-il signifié ? Nous sommes désormais sortis des règles de soft law internationales, indicatives ; il appartient aux pays de transposer ces nouvelles normes en droit interne. Ce n'est qu'une fois transposées qu'elles peuvent avoir un impact les années suivantes, que l'on peut collecter les données et en faire l'analyse.

Nous sommes donc actuellement dans cette phase frustrante : nous savons que les mesures sont appliquées. Il existe même des dispositifs d'examen par les pairs des standards minimums – lutte contre les pratiques fiscales dommageables, fin du treaty shopping ou chalandage fiscal par le changement des conventions fiscales, reporting pays par pays. Des rapports publics sont disponibles et le soulignent : ces mesures ont été appliquées dans presque tous les pays puisqu'environ deux cent quarante régimes fiscaux privilégiés ont fait l'objet d'un examen, plus d'une centaine a été modifiée, dont un régime français – celui de l'article 39 terdecies du code général des impôts sur les « boîtes à brevets », non compatible avec les règles de l'action 5.

Un changement fondamental est donc intervenu sur le front des pratiques fiscales dommageables. Plus de quatre-vingt-huit pays ont signé la convention multilatérale, qui est entrée en vigueur dès lors que plus de cinq pays l'ont ratifiée. On estime qu'en 2019 une vingtaine de pays supplémentaires vont la signer.

Le reporting pays par pays a été mis en oeuvre par plus de soixante-dix pays et a engendré des milliers d'échanges de renseignements bilatéraux. L'échange automatique de renseignements concernant les tax rulings ou rescrits fiscaux est également opérationnel. Vous vous souvenez probablement des LuxLeaks : au Luxembourg, on pouvait obtenir des rescrits fiscaux totalement opaques, susceptibles de nuire à la base taxable des autres pays. Plus de 21 000 rescrits fiscaux ont été échangés dans le monde – ce qui les couvre presque tous – et il n'y a plus de retardataires.

L'impact est donc avéré ; reste à le mesurer. Les professionnels de la planification fiscale expliquent d'ailleurs que leur métier a changé : ils sont passés de la planification à la compliance, ou conformité fiscale. Mais nous ne savons pas encore quelles recettes budgétaires supplémentaires ont été collectées. Certes, c'est frustrant, mais nous mettons en place des statistiques et devrions disposer de premières indications en juin, pour la réunion des ministres des finances et des gouverneurs des banques centrales du G20 à Fukuoka au Japon. Des données plus substantielles seront disponibles en 2020.

L'application de BEPS est donc universelle ; cent vingt-neuf pays ont décliné ses mesures, ce qui dépasse le cadre du G20 ou de l'OCDE. Cent cinquante-quatre pays font de l'échange de renseignements à la demande et cent pays de l'échange automatique. Nous fournirons des statistiques précises en juin – je ne peux vous les transmettre car nous les vérifions – mais les échanges automatiques sont massifs, tout comme leur impact. Deux exemples : la Suisse a échangé deux millions de comptes bancaires en septembre dernier ; pour Hong Kong, c'est le double ! Cela vous donne une idée des volumes… Les initiatives prises par les gouvernements d'une vingtaine de pays, dont la France, pour inciter les contribuables à dévoiler spontanément leurs comptes bancaires à l'étranger ont permis de collecter 95 milliards d'euros d'impôts.

Vous m'avez interrogé sur les positions des différents pays au sein de l'OCDE. La Chine, il faut le souligner, ne souhaite désormais plus tout imposer dans le pays de marché, car elle a une vision stratégique de son futur et s'imagine exportatrice de propriété intellectuelle.

À l'inverse, les États-Unis, qui plaidaient pour la taxation dans le pays de résidence, misent désormais sur le pays de marché. On constate une forme de convergence entre la Chine, qui dit « le marché, c'est bien, mais pas trop », et les États-Unis qui estiment que « la résidence, c'est bien, mais pas trop ». Cette forme d'alignement de la Chine et des États-Unis est contre-intuitif et paradoxal, mais signifie que le mouvement que je vous ai décrit interviendra probablement, à un moment ou à un autre, qu'on y soit favorable ou non.

Vous avez aussi soulevé la question de l'impact sur les recettes budgétaires. Nous ne le connaissons pas pour le moment car il va dépendre de la mesure que l'on utilisera. Mais, pour se mettre d'accord sur une mesure, les pays veulent avoir une idée de l'impact. Nous tournons un peu en rond, mais travaillons sur le sujet avec différents pays. Avant-hier encore, une réunion se tenait à l'OCDE avec plus de cinq pays, pour analyser les principaux facteurs et leur rôle respectif pour mesurer l'impact. Nous espérons disposer des premiers éléments en juin.

Si nous aboutissions à une taxation dans les pays de marché, la France ne serait sans doute pas perdante, contrairement aux informations transmises par certaines entreprises alarmistes, mais plutôt légèrement gagnante. Pourquoi ? Parce que la France récupérerait massivement la fiscalité des entreprises numériques alors que les entreprises françaises exportatrices de capitaux ou de biens ont très souvent localisé leur propriété intellectuelle dans des pays autres que la France – la presse s'est récemment fait l'écho du cas de Kering ; la propriété intellectuelle de nombreuses marques de cette entreprise se situe dans le canton suisse du Tessin. Mais la perte de recettes liée à ce type de propriété intellectuelle n'est pas très importante pour la France. Elle l'est en tout cas moins que ce que certains voudraient laisser croire…

Néanmoins, le calcul de l'impact est essentiel pour avancer, car il faut que chaque pays s'y retrouve : la France a un grand marché, mais ce n'est pas le cas du Danemark. Lors d'une réunion avec le ministre des finances danois, ce dernier m'a fait part de ses inquiétudes : son marché est plus étroit et ses sociétés plutôt exportatrices. Nous devons trouver une solution globale qui permette à chacun de s'y retrouver.

Vous m'avez interrogé sur la souveraineté et sur vos marges de manoeuvre. Paradoxalement, les marges de manoeuvre sont d'autant plus importantes que la coopération fiscale internationale est importante. Pendant très longtemps, les conventions et la coopération fiscales ont été perçues comme des entraves à la souveraineté. Mais, dans un monde et une économie globalisés, si vous voulez protéger votre souveraineté, les règles internationales qui limitent la souveraineté vont en fait la protéger. À défaut, la compétition fiscale est exacerbée entre les pays et la petite économie ouverte, sans fiscalité, donne le la et fait pression sur les autres.

Peut-on taxer les revenus du capital ? Désormais, oui, alors qu'hier, non. Pourquoi ? Par le passé, quand vous augmentiez la fiscalité du capital ou des revenus du capital, vous couriez le risque que ce capital s'évade vers la Suisse, Singapour, Hong Kong ou ailleurs. Mais, désormais, vous disposez de l'information : le capital peut partir ; vous pourrez malgré tout le taxer. Ce changement fondamental n'est pas encore perçu par tous les États. Nous rédigeons une étude qui sera publiée cette année, dans laquelle nous estimons que les États peuvent désormais mieux taxer le capital – ce qui ne signifie pas forcément le taxer plus. Du fait de l'échange automatique de renseignements et de la coopération fiscale internationale, on peut revisiter ces questions, notamment la dualité de la taxation du capital.

Vous m'avez aussi beaucoup interrogé sur la « taxe GAFA ». Vous avez raison, le terme n'est pas approprié puisque le projet de loi en cours de discussion comme la proposition de directive européenne visent à taxer les services numériques. Même si le jeu de mots n'a pas toujours été apprécié, j'estime que c'est plutôt une taxe « GF », car elle ne touche ni Amazon ni Apple. Elle porte uniquement sur les services hautement numérisés et les activités dans lesquelles la contribution des utilisateurs est majeure.

Je vous ai expliqué la position anglaise sur le long terme et les difficultés intellectuelles qu'elle soulève. À l'inverse, s'il s'agit d'une mesure de court terme, cantonnée, elle limite les possibles effets négatifs d'une taxe sur le chiffre d'affaires.

Cette dernière est-elle compatible avec les conventions fiscales ? Ma réponse est plutôt positive. À l'été 2017, quand les États-Unis n'avaient pas encore changé de position et que les pays estimaient qu'il fallait agir rapidement, l'OCDE s'était penchée sur le sujet, afin d'éviter le vote de mesures éparses et le chaos qui en aurait résulté. Notre réflexion s'était portée sur une taxe non couverte par les conventions fiscales et les taxes sur le chiffre d'affaires ne le sont pas.

Bien sûr, le diable se cache dans les détails. Je n'ai pas fait – à dessein – une analyse détaillée du projet de loi français car l'OCDE n'est pas juge de la constitutionnalité de la loi ou de sa compatibilité avec les règles européennes. De même, si la compatibilité avec les conventions fiscales est en jeu, les partenaires la soulèveront, comme c'est le cas pour la CSG. La CSG doit-elle être couverte par la convention fiscale franco-américaine ? L'OCDE n'a pas d'opinion car c'est une question bilatérale.

Combien rapporterait un GILTI mondial ? C'est une très bonne question, mais nous n'avons pas la réponse. Vous avez raison, GILTI est une sorte de règle mondiale concernant les sociétés étrangères contrôlées, ou controlled foreign corporations, mais plus brutal. Ainsi, en France, l'article 209 B du code général des impôts prévoit qu'une entreprise qui délocalise ses profits dans un paradis fiscal est taxable en France, même si c'est contraire à la règle de territorialité – un profit réalisé à l'étranger n'est normalement pas taxable en France. Ce dispositif permet de rapatrier en France le droit d'imposer des profits délocalisés dans un paradis fiscal ou soumis à un « régime fiscal privilégié », pour reprendre les termes du code général des impôts.

Alors que l'article 209 B dispose qu'il doit s'agir de revenus passifs, sous certaines conditions, la logique de GILTI – ou d'une mesure du deuxième pilier telle que revendiquée par la France – serait plus brutale : si le taux effectif d'imposition du profit est inférieur à X, il est rapatrié en France – ou récupéré à la source si c'est un paiement sous-taxé dans le pays de résidence. Ce n'est pas incompatible avec l'article 209 B, mais beaucoup plus couvrant.

Combien rapporte GILTI aux États-Unis ? On ne le sait pas, car c'est la première année qu'il est appliqué. Les praticiens du Trésor, de l'IRS et de l'administration fiscale américaine estiment qu'il va rapporter beaucoup plus que prévu, mais ce sera dû à une disposition de la fiscalité américaine qui n'a pas été anticipée au moment du vote extrêmement rapide de la loi – même des entreprises taxées en France à un taux bien supérieur à 13 % seront assujetties au GILTI aux États-Unis. Les entreprises américaines ont d'ailleurs fait part de leur mécontentement concernant le niveau de couverture de ce dispositif.

Pour autant, ces entreprises, qui étaient vent debout contre BEPS – plusieurs coalitions avaient été créées à l'époque –, sont dans leur très grande majorité, sinon toutes, favorables à une évolution de la fiscalité internationale telle que je vous l'ai décrite. Pourquoi ? Parce qu'elles bénéficient massivement de la réduction du taux et sont conscientes que, même si les démocrates ne l'ont pas votée, la structure de la réforme fiscale américaine et l'élargissement de la base taxable sont des sujets bipartisans. Par conséquent, elles considèrent le mouvement comme inéluctable, même si des ajustements à la marge sont possibles.

Cela s'est traduit de façon concrète dans la consultation publique que nous avons tenue il y a un mois à l'OCDE : quatre cents personnes se sont déplacées et nous avons reçu deux mille pages de commentaires. La France a assez peu commenté, le MEDEF a fait un bon travail – mais c'est la seule organisation professionnelle qui a fait l'exercice en France. À l'inverse, les entreprises américaines ont commenté massivement et plutôt positivement ; certaines ont même fait des propositions concrètes de réforme du régime fiscal international.

Vous m'avez interrogé sur les champs respectifs de la proposition de directive et de la mesure unilatérale : votre projet de loi est assez proche de la première proposition de directive et s'inspire de la même logique. La négociation européenne s'est assez mal passée du fait de la réticence allemande. Telle que je l'ai comprise, cette réticence est intéressante : le monde allemand des affaires est contre l'idée de l'utilisation des données, estimant que c'est un mauvais critère, qui ouvre le débat de la réallocation des droits d'imposer. Or l'Allemagne, contrairement à la France, a un excédent commercial structurel et a donc beaucoup à perdre si l'on réalloue les droits d'imposer. C'est pourquoi elle est favorable à un débat au sein de l'OCDE plutôt que de l'Union européenne, afin que la Chine, les États-Unis et les autres soient autour de la table.

Peut-on taxer nationalement le carbone ? Bien entendu, et les pays nordiques – la Finlande en particulier – sont un bon modèle. Nous travaillons de près avec la Banque mondiale et d'autres institutions internationales pour essayer d'avancer. Je vous conseille de consulter nos statistiques sur la taxation du carbone : nous sommes les seuls à en produire d'aussi détaillées sur le prix du carbone – incluant les mécanismes de marché comme les taxes carbone. Les analyses sont publiées pays par pays et décrivent chaque mode d'utilisation énergétique – transport, production d'électricité, chauffage… Ce sont des données essentielles si vous voulez agir dans ce domaine.

En ce qui concerne la TVA, en tant que fiscaliste borné et étroit d'esprit, je recommanderais un taux bas et une assiette large ! Plus sérieusement, même si c'est contre-intuitif, regardez à quel point les exemptions de TVA peuvent être régressives, contrairement à leur objectif de progressivité. En effet, elle sera facteur de progressivité – ou de moindre régressivité – si l'on raisonne en pourcentage du revenu des contribuables, mais ce n'est absolument pas le cas en montant absolu : pour donner 1 euro au pauvre, on va donner 3 euros au riche, car il consomme beaucoup plus. Cet effet est souvent méconnu des législateurs, n'est pas vraiment étudié par les économistes et nécessiterait une analyse détaillée, car les conséquences à tirer sont complexes.

Vous m'avez interrogé sur la taxation d'office ; je ne saurais vous répondre. C'est une problématique nationale, chaque État ayant ses propres modalités d'imposition, mais il n'existe pas vraiment d'incompatibilité avec les conventions fiscales. Les difficultés sont davantage d'ordre pratique ou de compatibilité avec la loi ou la Constitution.

Quelles informations transmettent les entreprises numériques ? Cela dépend de leur modèle d'affaires, de leur comptabilité.

S'agissant de l'information reçue des GAFA et des autres entreprises du numérique, j'ai réuni la semaine dernière à Santiago une cinquantaine de directeurs généraux des impôts, comme je le fais tous les ans. Un rapport a été adopté à cette occasion, prévoyant la création de mécanismes d'échange de renseignements, pour avoir accès à l'information comptable détaillée de ces entreprises qui n'ont pas de présence physique en France et qui tiennent leur comptabilité hors des pays où elles opèrent. Un plan d'action est prévu, et une meilleure coopération entre les pays devrait permettre de récupérer cette information. Nous pouvons donc être plus confiants qu'hier sur les possibilités d'y accéder, mais la pertinence des informations obtenues dépendra du modèle d'affaires et de la manière avec laquelle l'entreprise mène son commerce.

Les chiffres de la fraude sont flous, par définition. Si nous connaissions la fraude plus précisément, nous la combattrions plus efficacement. Au niveau mondial, la France est en pointe dans la lutte contre la fraude, elle y consacre des moyens, et c'est un sujet politiquement « porteur ». Il y a peu de pays dans lesquels le débat sur la fraude fiscale a une telle importance, au point de voir des manifestants écrire des slogans fiscaux sur les murs. La prégnance du débat fiscal en France choque même à l'étranger. Une entreprise de voitures de transport avec chauffeur fait de la publicité avec le slogan : « Chez nous tout est français, même les impôts »… Les Français sont très sensibles à cette question.

Nous ne connaissons pas les chiffres exacts. Lors des travaux concernant BEPS, la somme de 240 milliards de dollars a été évoquée ; nous nous en tenons à cette évaluation, sans doute optimiste. Les sommes récupérées ne viennent pas automatiquement abonder les recettes fiscales de l'État – et c'est plutôt une bonne nouvelle – parce que ces recettes vont permettre à certains pays de réduire les taux d'imposition. C'est la solution retenue aux États-Unis : après avoir réduit le taux d'imposition, ils ont cherché d'autres recettes et ont donc appliqué BEPS. Un certain nombre de pays ont procédé de la sorte : ils ont opéré un transfert des entreprises purement domestiques qui supportaient toute la charge fiscale vers les multinationales qui pouvaient jouer avec le système et ne pas localiser leurs profits là où elles réalisaient leurs activités.

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