Intervention de Jean-Paul Mattei

Séance en hémicycle du lundi 8 avril 2019 à 16h00
Taxe sur les services numériques — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Paul Mattei :

M. Chassaigne l'a rappelé tout à l'heure, il y a actuellement un écart de 14 points entre l'imposition des entreprises établies en France et celle de ces géants du numérique, alors que les premières créent des emplois non délocalisables. Ce texte répond donc à la fois à un besoin de justice fiscale et à un besoin d'équité entre les entreprises. En outre, il permettra de financer les services publics dont nos compatriotes ont besoin.

Ce qu'il est proposé de taxer, c'est le chiffre d'affaires d'intermédiation, à savoir le service fourni par une entreprise à un utilisateur situé en France. Ce périmètre sera défini par l'article 299 du code général des impôts, introduit par les alinéas 5 et suivants de l'article 1er : « Il est institué une taxe due à raison des sommes encaissées par les entreprises du secteur numérique [… ] quel que soit leur lieu d'établissement. » On voit bien quelle est la portée de ces dispositions.

La taxe serait donc due par les entreprises « installées en France et à l'étranger ». Le dispositif repose ainsi sur la territorialité de la création de valeur. L'assiette de la taxe serait constituée par les bénéfices mondiaux de l'entreprise concernée, au prorata de la valeur créée en France. Quant à la perception de la taxe, elle s'appuierait sur des extractions de données informatiques permettant de cibler les entreprises visées dès lors qu'une des deux parties est localisée en France.

Pour innovantes qu'elles soient, ces dispositions respectent les grands principes du droit constitutionnel et européen.

Le projet de loi que nous examinons est effectivement novateur du point de vue juridique. Premièrement, il anticipe l'adoption d'une directive européenne défendue par la France ; nous entendons que celle-ci soit adoptée d'ici à 2021. Deuxièmement, il tend à introduire un nouveau critère objectif, dont la validité a été reconnue par le Conseil d'État, à savoir la taxation des bénéfices réalisés sur un consommateur fournisseur de valeur situé en France. C'est l'origine territoriale de la création de valeur qui sera le critère d'imposition. Troisièmement, cette taxe de 3 % devrait permettre de recueillir 500 millions d'euros en régime de croisière, ce qui contribuera à financer les mesures en faveur des plus modestes votées dans le cadre du grand débat.

Quant à l'article 2, qui prévoit de différer la baisse de l'impôt sur les sociétés pour les grandes entreprises dont le chiffre d'affaires est supérieur à 250 millions d'euros, il est le pendant de la loi du 24 décembre 2018 portant mesures d'urgence économiques et sociales. Les grandes entreprises seront ainsi mises à contribution en 2019 au nom de la solidarité nationale, à hauteur de 1,7 milliard d'euros. L'ensemble de ces mesures rapportera au total près de 3 milliards au budget de l'État.

Certains nous demandent d'attendre avant d'adopter ces dispositions. Toutefois, nous avons parfaitement le droit de légiférer au niveau national en la matière, comme le font déjà plusieurs de nos voisins, l'Espagne, l'Italie, le Royaume-Uni et l'Autriche – cela a été rappelé précédemment. De plus, dès qu'un accord international sera trouvé, il se substituera à cette disposition nationale. Celle-ci pourra aussi être amendée si la directive européenne est adoptée et nécessite des mesures complémentaires.

L'innovation n'est pas interdite d'un point de vue légistique. C'est le sens de l'avis du Conseil d'État, qui a souligné que les seuils d'assujettissement, fixés à 750 millions d'euros de chiffre d'affaires numérique mondial et à 25 millions d'euros de chiffre d'affaires taxable en France, ne créeraient pas de rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques et qu'aucune erreur manifeste d'appréciation n'entachait le dispositif. En effet, « deux entreprises qui réaliseraient le même chiffre d'affaires taxable en France pourraient être regardées comme étant dans une situation différente, selon que leur activité numérique mondiale est plus ou moins importante, dans la mesure où ces entreprises ne tireraient alors pas une valeur identique de leur activité numérique française ». Ni le champ d'application territorial de la taxe, ni son assiette, ni son taux, ni son entrée en vigueur au 1er janvier 2019 ne posent de problème.

Évalué à travers le prisme du droit européen, le dispositif ne constituerait pas une aide d'État au sens de l'article 107 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, ni une entrave à la liberté d'établissement. En effet, il ne tend à créer aucune distinction directe en fonction de la nationalité des redevables, celle des entreprises étant déterminée par le lieu de leur siège. De plus, la Cour de justice de l'Union européenne a confirmé dans un arrêt du 22 novembre 2018 que « ne sont pas visées par l'article 56 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne les mesures dont le seul effet est d'engendrer des coûts supplémentaires pour la prestation en cause et qui affectent de la même manière la prestation de services entre États membres et celle interne à un État membre ».

Par ailleurs, le mécanisme proposé est sécurisé car, même si la taxe devait être considérée comme relevant des impôts visés par les conventions bilatérales fiscales, cela ne constituerait pas un motif d'invalidité juridique. Le cas échéant, elle ne pourrait être mise à la charge des contribuables qui ne sont pas établis en France ou n'y disposent pas d'un établissement stable.

Enfin, à ceux qui s'inquiètent de voir les prix des services numériques augmenter, je rappelle que cette taxe ne concernera pas le négoce des produits numériques et n'affectera donc pas leur prix final.

Mes chers collègues, nous nous apprêtons à adopter un outil novateur, qui répond à un besoin de justice fiscale exprimé par nos concitoyens et qui repose sur une architecture fiscale certes originale mais solide au regard du droit constitutionnel et du droit européen. C'est pourquoi le groupe MODEM soutient le projet de loi.

Néanmoins, nous souhaiterions que le texte soit amélioré sur deux points, et nous avons déposé des amendements en ce sens. Le premier vise à ce que la représentation nationale soit informée du rythme des travaux de l'OCDE et du moment auquel la solution internationale éventuellement trouvée viendrait prendre la place de la taxe sur le chiffre d'affaires. Le second tend à instaurer un taux plancher d'impôt sur les sociétés, ce qui rejoint une de vos propositions, monsieur le ministre.

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