Intervention de Jacques Toubon

Réunion du mercredi 3 avril 2019 à 9h35
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Jacques Toubon, Défenseur des droits :

Monsieur Rebeyrotte, je n'ai aucune appréciation à porter sur le mouvement des « gilets jaunes ». L'analyse que je fais, en tant que citoyen ou ancien homme politique, mais certainement pas en tant que Défenseur des droits, est personnelle. Cela étant, tout le monde peut objectivement noter qu'il y a une sorte de coïncidence entre le fait que des mouvements sociaux appellent à davantage de justice et d'égalité et le constat que je fais, année après année, que les services publics répondent beaucoup moins bien aux demandes de nos concitoyens, et notamment des personnes les plus vulnérables.

Par ailleurs, j'ai eu l'occasion de répondre de manière très circonstanciée aux deux lettres que vous m'aviez adressées. Je vous ai expliqué en effet, en trois pages, quel était exactement mon point de vue. Je pense que notre dialogue est sûrement d'une meilleure qualité que celui que nous avons semblé vouloir engager tout à l'heure…

Mes propos sur la liberté et la sécurité, la répression, l'état d'urgence – et ce fut le cas dès 2015 – traduisent la réalité que je vois ou que j'analyse d'après les textes sur les droits fondamentaux. Pour le reste, les choix politiques ne m'appartiennent pas.

Monsieur Ciotti, les droits des membres des forces de sécurité sont exactement les mêmes que ceux de l'ensemble des personnes, en particulier ce droit fondamental qu'est le droit à l'intégrité physique. Vous me reprochez d'avoir en quelque sorte un préjugé à l'égard des forces de sécurité ; cela ne correspond pas à la réalité. En effet, s'agissant des réclamations que je reçois en matière de déontologie de la sécurité, dans plus de 90 % des cas je conclus qu'il n'y a pas eu manquement de la part du policier, du gendarme ou du gardien de prison aux règles de comportement professionnel qui reposent sur deux principes : nécessité et proportionnalité de l'intervention. C'est seulement dans moins de 10 % des cas que je déclare un manquement et que je demande au ministre de l'intérieur, au ministre de la défense ou au ministre de la justice de prendre une sanction disciplinaire. Cela fait donc une proportion écrasante de cas pour lesquels la réclamation qui m'a été adressée est en quelque sorte déboutée devant la bonne foi de la personne mise en cause.

Madame la présidente, comme nous ne sommes pas ici devant les médias où les débats deviennent de plus en plus difficiles, je m'attarderai quelques instants sur la question du maintien de l'ordre pour laquelle j'ai eu le sentiment qu'on voulait faire jouer au défenseur des droits un rôle qui n'est pas et qui n'a jamais été le sien, et en tout cas que je ne veux pas jouer, celui du punching ball, d'otage de débats qui ne sont pas les siens.

La question du maintien de l'ordre a été posée dès que le Défenseur des droits a succédé à la Commission nationale de déontologie de la sécurité, en place depuis la fin des années quatre-vingt-dix, et notamment lorsque mon prédécesseur, Dominique Baudis, a publié, en mai 2013, un rapport sur l'utilisation des armes de force intermédiaire (AFI). Cela avait débouché sur une instruction, en date du 2 septembre 2014, du ministre de l'intérieur de l'époque sur l'utilisation de ces armes – grenade, taser, flash-ball, lanceur de balle de défense, etc. Pour ma part, en tant que Défenseur des droits, j'ai pris, le 16 juillet 2015, c'est-à-dire il y a près de quatre ans, une décision. Il s'agissait de faire apparaître qu'au regard des observations formulées par Dominique Baudis, les préconisations du ministre de l'intérieur n'étaient pas suffisantes pour assurer une protection contre les dangers que peut entraîner l'utilisation de ces armes de force intermédiaire. Dans cette décision de juillet 2015, nous demandions notamment un moratoire sur l'utilisation du flash-ball superpro lors des manifestations, et nous évoquions les conditions d'utilisation du taser.

J'ai ensuite été amené à prendre des décisions ponctuelles qui montrent notre action pour faire appliquer la déontologie de la sécurité, même dans des circonstances les plus difficiles, soit dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre. J'ai pris notamment trois décisions.

La première, qui date du 25 novembre 2016, et qui est assez exemplaire du travail que je fais, concerne la mort du militant Rémi Fraisse intervenue au mois d'octobre 2014 sur le barrage de Sivens. J'y indique que le gendarme qui a lancé la grenade offensive n'avait pas contrevenu aux règles de comportement professionnel ni aux règles d'emploi de cette arme de force intermédiaire dans les circonstances où il se trouvait. En revanche, je souligne que le système de maintien de l'ordre, et notamment la relation entre l'autorité civile et l'autorité militaire, n'avait pas été très bonne. D'ailleurs, le ministre de l'intérieur de l'époque, M. Cazeneuve, avait, à la suite de ces observations, donné des instructions aux préfets pour améliorer les choses, de la même façon qu'il avait retiré, quelques jours après la mort de Rémi Fraisse, les grenades offensives de la dotation des forces de sécurité.

La deuxième décision que j'ai prise le 17 janvier 2017 fait suite à une manifestation qui s'était déroulée à Nantes relative à la zone à défendre (ZAD) de Notre-Dame-des Landes. J'y rappelle le danger que représente l'utilisation du flash-ball dans les circonstances du maintien de l'ordre. Lors de cette manifestation qui avait été extrêmement violente, le préfet avait été contraint de recourir à tous les effectifs dont il pouvait disposer, qu'il s'agisse des unités dédiées ou de policiers d'autres services. J'avais mis en lumière que l'utilisation de cette arme n'avait pas été conforme.

J'ai pris enfin la décision 2018-267, que je vous invite à lire parce que je suis sûr que vous ne l'avez pas fait… Or vous êtes de trop fins juristes et de trop grands politiques pour qu'on s'en tienne à des approximations – et celles-ci volent bas et en escadrilles sur ce sujet depuis trois mois. Dans cette décision, qui porte sur le cas d'un jeune homme de seize ans qui était à sa fenêtre pendant une manifestation et qui a été atteint par un tir de LBD, j'indique que l'utilisation qui avait été faite par un fonctionnaire de la brigade anti-criminalité (BAC) de cette arme ne pouvait pas être considérée comme un manquement parce qu'elle était conforme aux règles d'emploi.

En fait, mais je ne parviens pas à le faire comprendre, les AFI sont dangereuses dans le cadre du maintien de l'ordre et des manifestations où le contexte empêche la plupart du temps de les utiliser dans des conditions de sécurité. Et c'est pourquoi il faut soit un moratoire, soit les suspendre. En revanche, lorsqu'elles sont utilisées par la police judiciaire, les brigades d'intervention, la BAC, etc. notamment pour poursuivre ou arrêter des délinquants, elles ne présentent pas la même dangerosité. Cette distinction me paraît tout à fait essentielle. C'est pour cela que je vous renvoie au rapport que la commission des Lois a reçu et que j'ai remis à François de Rugy, alors président de l'Assemblée nationale, en janvier 2018, soit neuf mois avant la première manifestation des « gilets jaunes » qui a eu lieu le 17 novembre dernier. Cela n'a donc aucune relation avec ce qui a pu se passer les 1er et 8 décembre, ni aux mois de janvier et février derniers. C'est en ce sens que le Défenseur des droits a pu être utile, ou utilisé, dans le débat politique.

Conformément à la loi organique qui régit les pouvoirs du Défenseur des droits, Claude Bartolone, alors président de l'Assemblée nationale, m'avait demandé au mois de février 2017 un rapport sur les méthodes de maintien de l'ordre et sur les relations entre le maintien de l'ordre et les droits fondamentaux. Mon adjointe compétente, Mme Claudine Angeli-Troccaz, magistrate, a mené ce travail de mai à décembre 2017, c'est-à-dire après la période électorale afin d'éviter toute interférence. Le rapport, qui a donc été remis au président François de Rugy qui l'a envoyé à la commission des Lois, a été publié tardivement sur le site internet de l'Assemblée nationale et n'a eu aucune suite.

Il y a dix jours, j'ai été reçu par le président Richard Ferrand pour lui remettre mon rapport d'activité pour 2018. Profitant de l'occasion, je lui ai également communiqué le rapport de janvier 2018, et j'ai appelé son attention sur le fait que si ce document avait donné lieu à des débats, les questions qui se sont posées brutalement, à chaud, et qui ont été traitées par invectives dans la période récente, auraient pu être envisagées à froid.

Dans ce rapport, j'expliquais que ces nouvelles formes de manifestations très violentes – je faisais référence à ce qui s'était passé à Notre-Dame-des-Landes et lors des manifestations contre la loi dite El Khomri – mettaient les forces de l'ordre en situation extrêmement difficile. Je rappelais que le maintien de l'ordre est toujours mieux fait lorsqu'il est assuré par des unités dédiées et formées pour cela et non par des personnes, des groupes ou des unités employées pour la circonstance – je vous renvoie à mon exemple de la manifestation à Nantes. Je considérais en particulier qu'il fallait renforcer la formation et la présence de ces unités dédiées. Je suis allé moi-même passer une nuit au centre de formation de la gendarmerie mobile à Saint-Astier où j'ai pu constater que l'instruction et la formation des gendarmes mobiles étaient dispensées de façon remarquable. Je sais qu'il en est de même pour les centres de formation des compagnies républicaines de sécurité (CRS).

J'indiquais aussi que nous devions réfléchir à la communication des forces de l'ordre avant, pendant et après les manifestations. M'inspirant notamment d'exemples étrangers après m'être rendu à Londres, à Berlin, en Espagne, en Belgique, je pensais à un accompagnement des manifestations par les forces de l'ordre, dans une sorte de dialogue. Il s'agirait de prendre contact avec les personnes qui vont manifester ou qui sont en train de manifester, qu'elles aient ou non rempli la formalité de déclaration et que la manifestation ait ou non été autorisée. Dans ce rapport, j'évoquais de nouveau la question de l'utilisation des armes de force intermédiaire, comme je l'avais fait en 2015 et comme l'avait fait Dominique Baudis dès 2013.

Après les événements de Sivens, un très bon travail avait été effectué par l'Assemblée nationale, en 2015, dans le cadre d'une commission d'enquête devant laquelle j'étais venu déposer. Malheureusement, en raison de divergences politiques, ces constatations n'ont pas donné lieu à beaucoup de conclusions.

C'est donc un sujet que nous avons pris de longues mains, qui n'a aucune relation avec les circonstances actuelles. C'est un vrai problème de fond. Voilà trois semaines, le ministre de l'intérieur a déclaré envisager d'ouvrir une concertation. Je ne peux que l'encourager à le faire, mais je pense que la représentation nationale et le législateur ont eux aussi un rôle à jouer dans ce domaine.

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