Intervention de Jacques Toubon

Réunion du mercredi 3 avril 2019 à 9h35
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Jacques Toubon, Défenseur des droits :

Or ces dispositions relatives au reste à vivre ne sont pas toujours appliquées. S'il est donc absolument évident qu'il convient de poursuivre l'intention frauduleuse, cette politique doit être cependant équilibrée.

Madame Fajgeles, à propos de la violence, nous ne devons pas être obnubilés par ce qui se passe depuis le 17 novembre. Il y a eu des manifestations de violence avant et ailleurs que dans notre pays, et les propositions que j'ai développées sont totalement indépendantes de ce qui se passe depuis quelques semaines. Elles s'inspirent de quelques exemples étrangers que j'estime positifs et auxquels il me semblerait intéressant que nous réfléchissions.

Il est incontestable que les manifestations ont atteint, depuis une dizaine d'années, un niveau de violence inédit. Il faut en tenir compte, en considérant que le rétablissement de l'ordre – et non le maintien de l'ordre – n'est pas la seule réponse possible, comme en témoignent certains exemples étrangers. Il ne m'appartient pas de les juger, je me contente de traiter les réclamations qui me sont soumises – soixante-dix depuis le mois de décembre –, et de rappeler que les droits fondamentaux doivent être respectés dans ces circonstances comme dans toutes les autres, ce qui inclut les droits des forces de sécurité.

Quant à la loi actuellement examinée par le Conseil constitutionnel, j'ai eu l'occasion de dire qu'au moins sur deux points, dont l'interdiction administrative de manifester, elle me paraissait contrevenir soit aux conventions internationales soient aux principes constitutionnels. Nous verrons ce qu'en pense le Conseil.

Madame Alice Thourot, ce que je dis au sujet de la médiation et de la dématérialisation s'appuie sur des constatations. En tant que Défenseur des droits en effet, je ne m'appuie pas sur des convictions, sinon celle qu'il faut respecter les droits de l'homme – ce qui n'est d'ailleurs pas une conviction mais la mission qui m'est assignée par la Constitution. Je ne m'appuie pas non plus sur des considérations politiques économiques ou sociales mais sur les quatre-vingt-seize mille réclamations qui m'ont été adressées l'an dernier.

En ce qui concerne plus précisément la médiation préalable obligatoire, nous verrons ce qu'il ressort du bilan qui doit être réalisé au mois de juin. Pour l'instant, mes délégués ont traité les quelques centaines de demandes afférentes aux cinq tribunaux concernés. Je note ici que cela représente une charge nouvelle pour le Défenseur, en plus des compétences que nous avons reçues par la loi Sapin II.

Pacôme Rupin, la question des droits des personnes LGBTI et transgenres est une question centrale dans mon travail de lutte contre les discriminations, non pas parce que les réclamations sont nombreuses mais parce qu'elle participe de la conception que nous avons de l'égalité et de la liberté.

Les discriminations en raison de l'orientation sexuelle sont particulièrement odieuses, et c'est pour les combattre que j'entretiens des relations avec les associations compétentes. Un comité d'entente est consacré à ces questions, et je m'efforce, chaque fois que je suis saisi, de prendre des positions conformes à l'égalité.

Je prendrai un seul exemple, celui des observations que je présente devant la cour d'appel de Versailles, saisie au sujet d'un changement d'état civil. En effet, le tribunal de Versailles a fait une application restrictive de la loi sur la modernisation de la justice de novembre 2016, en exigeant des preuves médicales qui ne sont plus exigibles.

Je rappelle par ailleurs que j'ai déjà clairement dit que le fait de soumettre le changement d'état civil à une décision judiciaire ne faisait que perpétuer les inégalités car, selon le tribunal devant lequel vous soumettrez votre demande, vous obtiendrez ou non gain de cause. D'où ma proposition d'opter, à l'instar de ce qui se pratique dans beaucoup d'autres pays, pour une procédure déclarative ou administrative, qui me paraît la meilleure solution.

Hélène Zannier, en matière d'inclusion numérique, le Gouvernement me paraît avoir opéré de véritables avancées, sous l'impulsion de Mounir Mahjoubi et du plan pour un numérique inclusif présenté en septembre dernier. Mais ces avancées ne sont pas suffisantes, et la situation des personnes vulnérables n'est pas assez prise en compte. Pour accompagner le mouvement qui doit aboutir en 2022 à la dématérialisation complète de toutes les démarches administratives, il faut introduire de l'humain dans les dispositifs : nous avons besoin d'hommes et de femmes qui accompagnent et aident les personnes les plus démunies dans ce domaine.

Philippe Gosselin, nos services publics sont un des fleurons de notre République, en particulier dans le domaine de la protection sociale. Si toutes les études démontrent qu'en matière d'inégalités, la France est plutôt mieux, ou moins mal placée, que d'autres pays, c'est grâce à eux.

Mais il se trouve que le Défenseur des droits n'est pas le météorologue du beau temps ; il est celui des perturbations. D'où le fait que je mets en exergue l'évolution dont vous êtes tous témoins sur le terrain et qui se caractérise par un recul des services publics générateur d'inégalités. N'oublions pas en effet que l'égal accès aux droits passe dans notre pays par un égal accès aux services publics, contrairement à d'autres pays où cet accès est en partie privatisé. Ce n'est pas la conception française. Cela ne m'empêche pas de souligner que, lorsqu'ils existent, nos services publics et les fonctionnaires qui les assurent sont à la hauteur de leurs missions.

L'accès au droit, c'est aussi l'accès au juge. Dans le cadre du projet de loi sur la réforme de la justice, nous nous sommes prononcé contre la visio-audience pour les prolongations de mise en détention, position qu'a validée le Conseil constitutionnel.

En ce qui concerne l'aide juridictionnelle sur laquelle vous travaillez, je vous rendrai un avis écrit et circonstancié, mais il est évident, et ce n'est pas l'ancien garde des sceaux que je suis qui dira le contraire, que son organisation n'est pas satisfaisante au regard des évolutions de notre système judiciaire.

Cela m'amène à répondre en partie à Laëtitia Avia au sujet de la loi dont elle a été la rapporteure et des dispositions validées par le Conseil constitutionnel. Je ne peux que me féliciter de la mise en place d'un juge de la protection des libertés, puisque cela correspond grosso modo à la proposition que j'avais faite ; nous verrons à l'usage si cela répond ou non aux besoins des personnes les plus éloignées de la justice. Les avocats auront là un rôle à jouer, notamment ceux qui sont commis d'office et payés par l'aide juridictionnelle.

Monsieur Viala vous m'avez interpellé au sujet des inégalités territoriales, comme d'ailleurs M. Saulignac et Mme Ménard. Je ne peux que constater le recul de l'État dans les territoires : nous avons affaire aujourd'hui à cent un systèmes administratifs et en particulier à cent un systèmes de solidarité, puisque les personnes âgées, les personnes handicapées et la protection de l'enfance sont désormais de la compétence quasi exclusive des départements, sauf lorsque l'État intervient au travers, par exemple, de la caisse nationale pour l'autonomie, qui finance des mesures de coordination ou d'harmonisation.

C'est l'une des causes du mécontentement de nos concitoyens, qui ont le sentiment de ne pas être traités pareil selon le département où ils résident. Dans les départements très peuplés en particulier, et où les difficultés sociales sont importantes – je pense notamment au Nord ou à la Seine-Saint-Denis –, des politiques comme la protection de l'enfance se heurtent à des limites physiques et budgétaires, quand il s'agit par exemple d'ouvrir et de gérer des foyers d'accueil, et ce indépendamment des choix politiques des uns et des autres, qui relèvent de la libre administration des collectivités.

La décentralisation est un mouvement positif et irréversible mais, en ce qui concerne l'accès aux droits et en particulier aux droits sociaux, nous devons réfléchir à la mise en place de pilotage nationaux, de référentiels ou de principes de régulation qui fassent en sorte que les inégalités territoriales ne soit pas trop flagrantes.

Éric Diard, je vous répondrai, comme à Éric Ciotti, au sujet des choix sécuritaires faits par l'État ces dernières années, que, en tant qu'individu, je suis comme tous nos concitoyens : j'ai peur des terroristes et souhaite vivre en sécurité. Mais, comme l'exige notamment la Cour européenne des droits de l'homme, nous devons préserver l'équilibre entre les exigences légitimes de la sécurité et le respect des libertés et des droits fondamentaux. C'est à cette aune que j'ai estimé que, dans un certain nombre de cas, cet équilibre avait été rompu, en particulier par l'inscription dans notre droit commun d'au moins quatre dispositions relevant de l'état d'urgence.

Monsieur Houbron, en matière de déontologie de la sécurité, je juge des réclamations au sujet des fouilles, en particulier lorsqu'elles concernent des gardiens de prison, en fonction de la loi actuelle. Cela étant, je suis parfaitement conscient des difficultés créées par les nouvelles armes et les nouvelles technologies.

Je voudrais également ajouter à l'attention de Laëtitia Avia, qui a employé pour désigner le Défenseur le terme de vigie, que je n'emploierais pas un autre mot. Mais il faut bien admettre que celui qui endosse ce rôle et donne l'alerte pour éviter que n'adviennent des choses peu souhaitables peut, ce faisant, se trouver en décalage par rapport aux opinions ou aux politiques menées par les uns ou les autres. C'est pourtant sa mission de contrôleur extérieur et indépendant de l'action publique et des politiques publiques, de même que vous êtes des « contrôleurs » parlementaires, élus par le peuple.

Madame Dubost, il me semble important, au vu des résultats du baromètre de 2016, de poursuivre notre réflexion sur les discriminations en raison de l'apparence physique. Je suis évidemment preneur de toutes les propositions dans ce domaine.

En matière de discrimination professionnelle, les résultats de l'étude que nous avons menée chez les avocats nous ont évidemment interpellés, notamment sur la question de la maternité. Pour lutter contre ces discriminations, nous travaillons avec les barreaux, le Conseil national des barreaux et la conférence des bâtonniers, que je recevais encore la semaine dernière.

J'attire par ailleurs votre attention sur le fait que la loi pour l'égalité réelle entre les femmes et les hommes, qui prévoit la mise en place dans les entreprises de formations à la non-discrimination, est encore trop peu appliquée.

Monsieur Tourret, l'État de droit, c'est quand le droit s'applique aussi à l'État, vous l'avez très bien dit. En prison, cela relève principalement de la compétence d'Adeline Hazan mais, s'agissant des droits individuels, nous avons plus de cent soixante permanences dans les détentions, où nos délégués peuvent être saisis des réclamations d'ordre individuel.

Olivier Marleix, la loi sur les lanceurs d'alerte, dite loi Sapin II, est une loi bancale, nous l'avons écrit au Premier ministre il y a déjà un an et demi, en demandant des modifications.

Vous aurez l'occasion, en transposant la directive qui va être adoptée dans quelques jours au Parlement européen, de prendre des dispositions permettant de la remettre d'aplomb. La question me préoccupe car les référents et les procédures ne sont pas bien mis en place, ni dans les collectivités publiques ni dans les entreprises. Je vais organiser en décembre un colloque sur ce sujet, qui est à mes yeux essentiel.

J'en terminerai par un mot supplémentaire sur l'État territorial, car nous avons pu constater que son affaiblissement ne concernait pas seulement les zones rurales mais également toutes les zones agglomérées, qui souffrent d'un recul des services publics.

Enfin, je tiens à réaffirmer devant votre commission que le Défenseur des droits se tient aux côtés de la représentation nationale, pour faire en sorte que la République soit une république pour toutes et pour tous.

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