Intervention de Nicole Belloubet

Réunion du mardi 30 avril 2019 à 14h05
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la Justice :

Madame la présidente, je vais vous présenter quelques éléments, avant de répondre à vos questions. Comme nous disposons de peu de temps, j'essaierai de ne pas être trop longue. Vous avez rappelé les faits, sur lesquels je ne reviendrai pas, si ce n'est pour souligner que cette attaque terroriste a vraiment frappé les esprits, par sa violence préméditée, mais également du fait du cadre dans lequel elle s'est déroulée, le centre de Condé-sur-Sarthe étant l'une des deux prisons les plus sécuritaires de France. Le jour même de cette attaque terrible, je me suis rendue sur place, au chevet des deux surveillants, MM. Waquet et Wylleman, et j'ai également rencontré leurs collègues de travail et les représentants du personnel, chez lesquels se mêlaient l'effroi et la solidarité.

Le drame ayant eu lieu au coeur d'un mouvement social national, certaines organisations syndicales ont tenté de s'appuyer dessus pour intensifier le conflit. Or, à l'époque, j'avais déjà entretenu un dialogue avec les organisations syndicales représentatives et leur avais présenté un certain nombre d'évolutions en matière de sécurité précisément, parce qu'il me semblait que c'était le point sur lequel nous devions nous engager fortement. Peut-être ces propositions ont-elles contribué à mettre une sorte de terme au mouvement social, ce qui ne signifie pas que je ne suis pas extrêmement attentive aux différents éléments mentionnés à ce moment-là, en matière de sécurité ainsi que de carrière pour les personnels pénitentiaires, que j'ai souhaité développer.

Dès que cette attaque a eu lieu, le directeur de l'administration pénitentiaire s'est rendu sur place et a engagé des négociations locales avec les organisations syndicales, pour permettre la reprise de l'activité de l'établissement dans les conditions les plus sécurisées possibles. Il a établi un plan en dix points, sur lequel je vais revenir dans un instant. J'ai, le même jour, demandé qu'une enquête de l'inspection générale de la justice soit menée dans l'établissement, pour identifier les facteurs qui avaient concouru à la survenue du drame ou l'avaient favorisé. J'ai souhaité attendre que ce rapport me soit remis pour me rendre à nouveau dans l'établissement, le 5 avril, ainsi que je m'y étais engagée le 5 mars, jour de l'attentat. J'ai alors pu mesurer l'émotion, qui était encore palpable, et les craintes, ainsi que la difficile remise en fonctionnement normal de l'établissement. Je sais donc les efforts qui ont été consentis par l'ensemble des agents, aussi bien de la direction de l'administration pénitentiaire que de la direction de l'établissement et de la direction interrégionale.

À la suite du rapport de l'inspection générale, des réponses ont été apportées à cet établissement, dont nous pouvons envisager la généralisation à l'ensemble de notre administration pénitentiaire. Les mesures de renforcement de la sécurité de l'établissement sont issues du plan proposé par le directeur de l'administration pénitentiaire et négocié avec les organisations syndicales locales et du rapport que j'avais commandé à l'inspection générale de la justice. Le plan proposé par le directeur de l'administration pénitentiaire était nécessaire pour remettre en activité l'établissement qui s'est arrêté de fonctionner normalement pendant au moins quinze jours et qui n'a d'ailleurs pu fonctionner que grâce au concours et à l'appui des personnels des établissements pénitentiaires voisins. Sans attendre les conclusions de l'inspection, nous avons décidé de mesures permettant la reprise de cette activité. Le directeur de l'administration pénitentiaire a proposé des mesures pratiques qui pouvaient être déployées sans délai, dont certaines, d'ailleurs, ont anticipé les préconisations faites par l'inspection générale.

Ainsi, à titre d'exemple, ont été décidés : une généralisation des équipements de protection pour les personnels, notamment les personnels de surveillance, d'ici à la fin du mois de mai 2019 ; la révision du règlement intérieur de l'établissement ; le retour au projet initial de l'établissement, qui prévoyait d'évaluer périodiquement l'évolution du comportement des personnes détenues ; mais également un renforcement des équipes locales d'appui et de contrôle. D'autres mesures rejoignent également des orientations qui seront prises au niveau national : un éclaircissement des règles de contrôles des visiteurs, avec la mise en place d'une palpation systématique ; la dotation de bombes lacrymogènes pour les officiers et les gradés ; une réflexion sur les moyens cynotechniques locaux en plus de la création d'une quatrième brigade cynotechnique, qui sera implantée à Rennes ou à Nantes. Enfin, je tiens à préciser que, malgré un taux d'occupation de l'établissement mesuré de 55 % – il n'y a pas ici de surpopulation carcérale –, les effectifs de référence ont été comblés.

Sur la base de ces mesures qui intéressaient le fonctionnement de l'établissement et sa sécurité, le travail a repris progressivement, à compter du 20 mars, grâce à l'appui des équipes régionales d'intervention et de sécurité (ERIS), qui auront été présentes plus d'un mois, après une fouille générale de l'établissement.

En complément des mesures immédiates prises par le directeur de l'administration pénitentiaire, le rapport de l'inspection générale a préconisé un certain nombre de mesures de sécurité. Si sa précision interdit de le diffuser largement, je peux vous livrer les conclusions auxquelles il parvient. Il comporte un certain nombre de recommandations, souvent très pratiques, à destination du chef d'établissement, de la direction interrégionale ou de la direction de l'administration pénitentiaire. Il qualifie le fonctionnement de l'établissement de correct, mais relève que son niveau de sécurité peut être rehaussé grâce à plusieurs mesures : des mesures de sécurité passive et des mesures de sécurité active.

S'agissant des premières, le rapport fait état, par exemple, de la possibilité d'améliorer la vidéosurveillance dans certaines zones de la prison de Condé-sur-Sarthe, tout comme de l'intérêt qu'il y aurait à mettre en place un tunnel à rayons X dans le sas d'entrée des marchandises. Il fait état également de la nécessaire installation d'un portail à ondes millimétriques (POM) ou d'un outil technologique équivalent, qui faciliterait le contrôle des visiteurs et permettrait d'améliorer leur entrée. Il fait aussi état d'équipements individuels à compléter.

Des éléments de sécurité active ont également été préconisés pour gérer les permis de visite, notamment, et instruire les demandes d'unités de vie familiale (UVF), puisque, vous le savez, l'agresseur, M. Chiolo, était dans une unité de ce type. Pour certains circuits visiteurs également, le rapport suggère de modifier la sectorisation de la zone parloirs avocats et UVF et de clarifier les règles de palpation aléatoire. Ces éléments importants de sécurité sont mis en oeuvre au moment où je vous parle ou vont l'être, pour ceux qui nécessitent des acquisitions importantes. Ils étaient présents aussi bien dans la négociation que le directeur de l'administration pénitentiaire a menée avec les organisations syndicales que dans le rapport de l'inspection générale. Cette prise en compte de la sécurité s'inscrit – je ne le développe pas ici, parce que ce n'est pas le lieu – dans le cadre d'une augmentation des crédits que mon ministère dédie à la sécurité dans les établissements pénitentiaires, avec une augmentation de près de 10 millions d'euros en 2018, ainsi qu'une nouvelle augmentation dans le budget 2019 que vous avez voté.

En outre, le rapport de l'inspection générale de la justice décèle des évolutions nécessaires localement, qui méritent une réflexion plus générale : l'une concerne la question du renseignement et l'autre des normes professionnelles que nous pourrions améliorer. Pour ce qui est du renseignement, le rapport met en évidence des facteurs qui ont inhibé des réflexes ou des pratiques pénitentiaires normalement de mise dans des situations plus classiques. Il pointe ainsi une crainte diffuse et partagée des recours juridiques, qui conduit les agents de notre administration à avoir une gestion plus normative qu'opérationnelle des situations. Prenons l'exemple des palpations, que chacun s'interdit de peur de ne pas être autorisé à les effectuer ou par crainte des invectives de la population pénale ou des visiteurs : c'est typique de la crainte de recours contentieux. La judiciarisation croissante des rapports sociaux, qui atteint aussi l'univers carcéral, a progressivement conduit un certain nombre de professionnels à réfléchir davantage en termes de risques juridiques plutôt qu'à appréhender des situations dans leurs aspects matériels et pratiques. Nous devons clairement établir les règles de ce qui est permis et de ce qui ne l'est pas.

Le rapport relève, par ailleurs, un usage insuffisant des informations entre le renseignement pénitentiaire et la gestion de la détention. Il décrit un phénomène en quelque sorte circulaire, dans lequel l'attente réciproque de la décision de l'autre mène à l'inaction. Ainsi, le chef d'établissement, sachant que M. Chiolo et certains de ses comparses sont surveillés par le renseignement, attend avant d'agir qu'une directive ou une orientation lui vienne du renseignement ou de l'administration centrale. Le renseignement pénitentiaire, quant à lui, continue d'observer, dans l'attente d'une décision sur la gestion de la détention qui ne lui appartient pas. Chacun disposait donc des informations, sans que celles-ci ne circulent. C'est la raison pour laquelle j'ai demandé au directeur de l'administration pénitentiaire de proposer très rapidement une doctrine repensée du renseignement pénitentiaire, laquelle devra porter sur quatre points : établir une véritable procédure d'échange d'informations entre le renseignement et la détention, pour que chacun puisse clairement savoir ce qu'il a à faire ; favoriser la bonne appréciation et la juste utilisation de l'information ; permettre de gérer un nombre important de personnes suivies par le renseignement pénitentiaire à divers titres, tout en restant attentif aux signaux de déclenchement des actes violents, donc sans jamais banaliser les remontées d'informations ; enfin, affirmer le primat de la sécurité des établissements sur toute autre finalité. Ces préconisations, nées de l'analyse de la situation de Condé-sur-Sarthe, nous conduisent à définir une doctrine plus large des relations entre le renseignement pénitentiaire et l'administration pénitentiaire, pour éviter que les deux ne fonctionnent – je caricature un peu – de manière tubulaire.

Les normes professionnelles, quant à elles, sont trop strictes, ce qui entraîne des pratiques parfois inadaptées. Comme je vous l'ai déjà expliqué, nous avons l'habitude de distinguer les détenus pour terrorisme islamiste (TIS), au nombre de 500 environ, et les détenus de droit commun susceptibles de radicalisation (DCSR), qui sont environ 930. Cette distinction entre les deux, qui est juridique, puisque les TIS forment une catégorie juridique particulière, nous a conduits à évaluer d'abord les TIS. Après évaluation, les détenus peuvent être placés soit à l'isolement, soit dans des quartiers de prise en charge de la radicalisation violente, soit en détention normale, en fonction de leur niveau de dangerosité. Aujourd'hui, l'évaluation des TIS étant presque terminée, nous allons élargir le champ de notre évaluation aux DCSR. M. Chiolo était un détenu de droit commun susceptible de radicalisation : il n'avait donc pas fait l'objet de cette évaluation et n'était pas placé dans un quartier de prévention de la radicalisation. Grâce à la multiplication des quartiers d'évaluation, des quartiers de prise en charge de la radicalisation, des quartiers et des places étanches, nous pourrons prendre en charge l'ensemble de ces détenus. Mais il faut tenir compte de cette période intermédiaire, où les 930 détenus de droit commun susceptibles de radicalisation n'ont pas encore fait l'objet d'une évaluation. Cela suppose d'accélérer leur prise en charge, ce que permettra la multiplication des différentes structures.

En conclusion, l'ensemble de ce processus s'inscrit dans les objectifs de la loi de réforme pour la justice que vous avez adoptée il y a quelque temps, laquelle repose sur quatre piliers : une nouvelle échelle des peines ; des actions en faveur de l'insertion des personnes détenues ; la valorisation des métiers et des personnels de l'administration pénitentiaire ; la construction de nouveaux établissements et de nouvelles places de détention. Il ne s'agit pas d'une construction sèche, mais d'une construction qui s'accompagne – c'est très important – d'une classification des différents établissements. Nous aurons des maisons d'arrêt, des centres de détention, des établissements très sécuritaires, des structures d'accompagnement vers la sortie. À l'intérieur de ces établissements, les régimes seront adaptés aux parcours d'exécution de la peine. Il existe ainsi des régimes très sécuritaires et des quartiers de confiance qui nous permettent de préparer le détenu à retrouver son autonomie. J'en ai visité un récemment à Poissy, où j'ai discuté avec des détenus qui allaient sortir de prison après dix ans et devaient donc se réinsérer : ils passaient par ces quartiers de confiance, où ils font un apprentissage de l'autonomie extrêmement précieux.

Le dramatique événement de Condé-sur-Sarthe nous permet de tirer des leçons singulières pour l'établissement, mais également plus générales pour le fonctionnement de notre administration.

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