Intervention de Jean-Louis Sanchez

Réunion du jeudi 18 avril 2019 à 9h20
Mission d'information sur l'aide sociale à l'enfance

Jean-Louis Sanchez, délégué général de l'Observatoire national de l'action sociale (ODAS) :

Nous sommes très heureux d'être parmi vous et de constater l'intérêt que le Parlement – le Sénat ayant également travaillé sur ce sujet – et le Gouvernement, qui a nommé un secrétaire d'État chargé de la protection de l'enfance, accordent à la protection de l'enfance. En effet, si Mme Rossignol a été une ministre très impliquée sur cette question, celle-ci a jusqu'ici suscité un intérêt moindre.

Il est vrai aussi que plusieurs films récents ont appelé notre attention à tous sur un certain nombre de dysfonctionnements. Hier soir, inspiré par ma venue devant votre mission d'information, j'ai regardé le film Pupille, qui donne une autre image de l'aide sociale à l'enfance. C'est un film sympathique qui reflète bien le dévouement des personnels.

L'ODAS a été créé en 1990, et l'Assemblée nationale y est pour beaucoup. La commission des affaires culturelles, familiales et sociales était à l'époque présidée par Jean-Michel Belorgey, un passionné du social, et la commission des affaires sociales du Sénat par Jean-Pierre Fourcade, un passionné, lui, de l'évaluation. Ces deux passions ont été à l'origine de la création de l'Observatoire. Je travaillais avec ces deux parlementaires pour représenter les cadres territoriaux sur le revenu minimum d'insertion (RMI), et nous constations ensemble l'absence d'information stratégique et la nécessité de créer un observatoire dont la mission première serait de créer un lien entre connaissance et décision.

Nous avons choisi volontairement la voie associative pour être à égale distance de l'État, des collectivités locales et du mouvement associatif. En choisissant une voie plus sécurisante, nous aurions été plus facilement instrumentalisés par l'État, ce que nous ne souhaitions pas, ne serait-ce que pour conserver notre image de transparence et de neutralité, et pour recueillir davantage d'informations quantitatives et qualitatives auprès des collectivités locales.

L'aventure a commencé en 1990, avec l'installation d'un conseil d'orientation composé de personnalités parmi les plus éminentes dans le secteur de la solidarité – Bertrand Fragonard, Michel Thierry – et le souci de s'inscrire dans une démarche d'analyse critique et objective.

Trois ans après la création de l'ODAS, une mission interministérielle, composée de tous les grands ministères en charge de la protection de l'enfance, nous a confié la tâche d'observer l'évolution des publics – je dis bien « des publics » –, une tâche que personne, aujourd'hui, n'effectue. Y a-t-il plus d'enfants en danger ? Y en a-t-il moins ? Le contexte économique, social, mais aussi familial, la précarité des relations sociales, la crise identitaire, la crise des valeurs, influent-ils ou non sur l'évolution du nombre d'enfants en danger ?

Durant une dizaine d'années, nous avons pu observer les publics. Nous avons alors demandé aux départements de travailler très activement leurs signalements – la définition du signalement était alors bien plus précise qu'une simple information « préoccupante ».

Ainsi avons-nous réussi, grâce à la complicité des départements, mais aussi à un travail constant et pédagogique auprès d'eux, à obtenir des chiffres extrêmement intéressants. Nous ne prétendions pas à la connaissance de l'exhaustivité du phénomène, mais de la tendance – ce qui était le plus intéressant pour des acteurs politiques.

Deux phénomènes ont été mis au jour. D'abord, le nombre d'enfants maltraités – environ 200 000 – ne progressait pratiquement pas. Ensuite, le nombre d'enfants « en risque », c'est-à-dire en risque d'être maltraités, de ne pas disposer de tous les repères suffisants pour être socialisés, progressait de façon constante – durant neuf années sur les dix étudiées : neuf années extrêmement médiatisées, alors que l'année où ce chiffre n'a pas progressé, les médias en ont à peine parlé. C'est important de le dire : les journalistes ne s'intéressaient qu'aux chiffres déplaisants.

Une tendance si significative que nous avons décidé, en nous appuyant sur la mission interministérielle « recherche et enseignement supérieur » (MIRES) et sur Paul Durning, qui est par la suite devenu directeur de l'Observatoire au sein du Service national d'accueil téléphonique pour l'enfance en danger (SNATED), d'effectuer la première étude européenne – portant sur 10 000 enfants – pour comprendre pourquoi ces enfants étaient dans un tel mal-être.

La conclusion, qui a d'ailleurs précipité notre institution dans toute une série d'aventures et de combats, était que ces enfants souffraient d'un déficit de liens, et rarement de biens. Pourquoi ? Parce qu'entre-temps le RMI avait joué son rôle de bouclier social. On oublie toujours de dire à quel point le RMI a protégé les enfants. Avant sa création, il n'était pas rare de placer des enfants au seul motif qu'ils ne prenaient pas de repas tous les jours.

En revanche, les relations sociales et les repères collectifs se délitaient. D'où notre thèse, très vite développée par toutes nos actions, quel que soit le domaine : la cohésion sociale n'est pas faite uniquement d'économie et de social, mais aussi de liens sociaux et de repères collectifs. Un enfant en déficit de lien social est autant en danger qu'un enfant en déficit de moyens.

Cette découverte a précipité notre institution dans plusieurs directions. Nous avons d'abord créé une agence des bonnes pratiques pour pouvoir détecter tout ce qui peut créer du lien social en France. Nous avons, par exemple, détecté une journée citoyenne en Alsace. Un maire musicien « n'aimant pas les fausses notes et recherchant l'harmonie », comme il le disait lui-même, demandait à ses habitants de bâtir des projets et de les réaliser. Et pendant toute une journée, la population se réunissait pour en parler. Avec une telle initiative, nous avons constaté qu'une journée pouvait changer une année. Aujourd'hui, 2 000 communes organisent des journées citoyennes, dont des grandes villes – et personne n'en parle.

Si le maire d'Angers, Christophe Béchu, président de l'ODAS, a d'abord organisé une journée citoyenne parce qu'il ne pouvait pas, en tant que président de l'ODAS, ne pas le faire, il ne tarit pas d'éloges aujourd'hui sur cette journée, dont le nombre de participants double chaque année. Or en développant du lien social et du repère dans sa commune, un maire est finalement le meilleur acteur de la protection de l'enfance.

L'ODAS mène également des recherches-actions pour tenter de créer de nouvelles dynamiques ; l'une d'entre elles vous intéresse particulièrement et est en cours de réalisation, dans dix départements. Elle vise à transformer le rôle de l'école sur un territoire – ainsi que le rôle des acteurs sociaux. Il s'agit de mobiliser tout ce qui peut créer du lien social autour de l'école et dans l'école, et d'essayer de convaincre les départements de créer des permanences d'animation locales dans les écoles, les travailleurs sociaux étant beaucoup trop abrités, à force de législations et de réglementations complexes, dans des postures administratives. Ils doivent absolument retrouver de la proximité avec les familles.

Il s'agit ainsi de permettre aux familles de se prendre en charge, plus efficacement, en étant conseillées. Nous avons en effet le sentiment qu'il existe un grand déficit d'observation et de soutien à la parentalité, à un moment où être parent devient de plus en plus difficile.

L'ODAS a également une mission d'évaluation. La première constatation a été la suivante : la décentralisation a provoqué, durant les dix premières années, un saut qualitatif considérable en matière de protection de l'enfance. J'étais directeur général des services du conseil général de la Haute-Vienne au moment de la décentralisation, et je me souviens que les enfants étaient accueillis dans une sorte d'établissement hospitalier, sans aucune humanité. Nous avons, bien évidemment, déstructuré ce type d'établissements pour créer des établissements familiaux, avec une assistante familiale et des éducateurs, et ainsi métamorphosé l'ambiance autour de l'enfant. C'est une évolution qui a eu lieu dans près des deux tiers des départements.

Depuis 2004, au moment où les départements ont été amenés à prendre des missions non pas politiques, mais administratives, leur contribution stratégique et politique à l'adaptation des politiques sociales à des caractéristiques locales particulières s'est estompée au profit de responsabilités beaucoup gestionnaires – gestion du RMI, de l'allocation personnalisée d'autonomie (APA), de la prestation de compensation du handicap (PCH).

La première critique que nous pourrions faire de la situation actuelle est donc l'immense déficit de prévention, d'où notre recherche-action sur l'école, mais une recherche-action totalement assumée par les dix départements concernés, qui visent à une amélioration et à un changement.

Nous avons également mené une évaluation des réponses en matière de protection de l'enfance. Or le mouvement n'est pas favorable, le principe de précaution ayant transformé nos établissements en lieux où nous ne pouvons pas véritablement éduquer un enfant. Quand vous ne pouvez faire de la cuisine avec les enfants et que vous êtes submergés par les contraintes bureaucratiques, vous ne pouvez pas éduquer un enfant. De sorte que nous avons un certain nombre de critiques à formuler, d'autant plus que le coût des établissements est très élevé.

Quant à l'action éducative en milieu ouvert (AEMO), vous connaissez les chiffres, ils sont dérisoires ; le travailleur social, intervenant dans un nombre considérable de familles, ne peut suivre convenablement un enfant. Nous pouvons d'ailleurs le constater très objectivement dans les chiffres : le nombre d'AEMO progresse alors que les dépenses ne progressent pas au même rythme, si bien que les moyens attribués à chaque AEMO sont constamment resserrés. Tout cela n'est pas assumé facilement par les départements, mais le poids des contraintes pesant aujourd'hui sur les départements les amène à faire des choix qui ne sont pas forcément ceux qu'ils feraient dans des conditions autres.

J'en terminerai par l'observation. En 2003, M. Christian Jacob, alors ministre délégué à la famille, décide que l'observation est une question importante – nous étions très médiatisés à cette époque – et qu'un Observatoire national de la protection de l'enfance (ONPE) est nécessaire – il fut créé en janvier 2004.

Nous avons, bien entendu, accompagné cette promesse sans difficulté, l'ODAS se déployant en direction de la perte d'autonomie, de l'insertion, du lien social, etc. Nous n'étions donc pas malheureux de perdre cette activité qui nous avait été confiée par l'État, et notre conseil d'orientation était composé de représentants des ministères de la justice, de l'éducation nationale, et d'autres ministères concernés par notre travail. J'ai retrouvé le nom de toutes les personnalités qui ont siégé dans ce conseil, des noms aussi prestigieux que Marceline Gabel, et qui a ensuite travaillé à l'ODAS à sa retraite.

L'ONPE a repris notre méthode de travail, qui consistait, au sein des départements, à recueillir les questionnaires, à les vérifier, à les traiter et à fournir ainsi un véritable thermomètre de la situation, non seulement des familles, mais de toute la société française. Car, à travers l'observation de l'enfance, c'est bien toute la société que nous observons.

L'ONPE a été mis en place, et un universitaire a été mis à sa direction, M. Durning. Il a souhaité faire remonter à Paris, non pas cent, mais 200 000 questionnaires. Bien évidemment, la proposition n'a pas abouti… Voilà maintenant quinze ans que nous tentons de donner des informations sur l'évolution des publics et que nous n'y parvenons pas. Cet observatoire fournit des études qualitatives intéressantes, mais ce thermomètre n'existe pas.

J'insiste sur ce point, car un tel thermomètre nous permettrait d'être rassurés ou, au contraire, inquiets quant à la situation de notre pays. Un ancien président de la République l'affirmait : la situation des familles est le thermomètre de la qualité du lien social et des repères collectifs dans notre pays.

Monsieur le président, vous avez parlé de fraternité. Mon dernier livre, La fraternité n'est pas une chimère : 35 réformes indispensables pour rétablir le vivre-ensemble, est consacré à ce sujet, extrêmement important. C'est notre expertise qui nous a amenés à défendre cette idée de fraternité – qui est d'ailleurs un peu dans l'aire du temps, notamment depuis l'incendie de la cathédrale Notre-Dame.

De quoi s'agit-il ? De redonner toute sa vigueur au pacte républicain. La liberté et l'égalité n'ont pas la vocation à nous rendre plus individualistes, plus consuméristes et plus distants des autres. Toute l'idée est bien de redonner du sens à la devise républicaine.

Le président Jacques Chirac l'avait compris et m'avait chargé, en 2004, d'animer la « grande cause nationale » de la fraternité – les deux tiers des maires de France avaient signé une charte de la fraternité. Dans le monde dans lequel nous vivons, rien ne serait plus utile, pour protéger l'enfant, que de redessiner dans ce pays une ambition collective autour de cette idée de fraternité, de vivre-ensemble.

Tous les efforts que nous pourrons déployer – grâce à votre mission, par exemple – en matière d'amélioration de la protection de l'enfance seront assez vains, si nos postures individuelles et collectives n'évoluent pas. Nous devons mesurer la gravité des problèmes que connaît aujourd'hui notre pays – la civilisation, la République, la démocratie – et comprendre l'importance d'une restructuration de nos postures individuelles et collectives. Et cela n'a rien d'incantatoire, puisque nous avons pu constater, notamment avec les journées citoyennes, que les choses peuvent évoluer quand des maires se mettent en situation de faire confiance à leurs habitants.

La protection de l'enfance est l'affaire de tous. Il convient donc de travailler à la fois sur le dispositif lui-même et sur l'ensemble des problématiques sociétales.

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