Intervention de Clémentine Autain

Séance en hémicycle du vendredi 10 mai 2019 à 9h30
Restauration de notre-dame de paris — Motion de renvoi en commission

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaClémentine Autain :

« Qui n'a pas vu le jour se lever sur la Seine

« Ignore ce que c'est que ce déchirement

« Quand prise sur le fait la nuit qui se dément

« Se défend se défait les yeux rouges obscène

« Et Notre-Dame sort des eaux comme un aimant. »

Ces mots, ce sont ceux de Louis Aragon. Ils expriment la magie, la force d'un édifice qui nous a éblouis et qui s'est enflammé.

En s'effondrant, le 15 avril dernier, la flèche de Notre-Dame de Paris emportait dans sa chute un peu de notre vanité qui pouvait nous faire croire qu'elle serait immuable. Le lien tissé depuis 160 ans entre la terre et le ciel se rompait brutalement, et c'est tout un idéal qui se consumait en même temps que les pierres.

Cette flèche portait le sceau de l'audace en même temps que celui de la dévotion. En s'affranchissant de la pesanteur, elle portait le signe d'un génie humain que l'architecture a longtemps, toujours peut-être, cherché à immortaliser dans le roc. Sans doute, comme l'a suggéré l'architecte et urbaniste Catherine Tricot, l'art gothique, dont Notre-Dame est emblématique, constitue-t-il un jalon entre les Grecs et les Lumières. C'est la première architecture rationaliste qui a façonné une tradition française particulièrement riche et qui se prolonge jusqu'à nos jours, peut-être n'y avez-vous pas songé, chers collègues, dans l'architecture de Beaubourg, par exemple, avec cette structure apparente et reportée à l'extérieur du bâtiment.

Notre-Dame de Paris s'élève en incarnant l'émancipation humaine, qui ne s'épanouit pas d'une seule manière mais trouve de multiples chemins pour advenir. Éternelle métaphore, filée au cours des siècles, d'un génie s'extirpant de sa condition, elle est ce chaînon de la liberté dont nous sommes les tributaires.

En s'abîmant il y a un peu moins d'un mois, le souffle de Notre-Dame de Paris a ouvert nos yeux sur la fragilité de notre patrimoine. La cathédrale devenait à sa manière une lanceuse d'alerte, en nous faisant éprouver une réalité que nous nous cachions à nous-mêmes. S'il est vrai que nous sommes « des nains sur des épaules de géants », nous avons eu ce soir-là un aperçu du vide. Et c'est peu dire qu'il nous a donné le vertige – d'ailleurs pas seulement en France. Rien n'est éternel, et l'histoire est un livre qui jamais ne se referme. Il nous aura fallu la combustion de centaines de tonnes de bois et de plomb pour nous rappeler à cette évidence.

Chers collègues, je crois pourtant que Notre-Dame de Paris a rarement été aussi vivante qu'aujourd'hui. Cet incendie fut comme une blessure qui rappelle d'un coup au corps l'existence d'un membre. Ce que le monument perdait dans les braises, il le regagnait dans notre coeur à tous. Sur les décombres, nous avons vécu un formidable moment d'échange, et je crois que le nom de Viollet-le-Duc n'a jamais été aussi cité qu'aujourd'hui, sauf peut-être en son temps. Alors que la flèche de la cathédrale s'effondrait avec fracas, elle renaissait partout, dans les rues, les bars, les maisons et les écoles de notre pays. Cette émotion collective fut aussi de vivre ensemble le bonheur de partager un « commun ».

Cette cathédrale, bien sûr, n'appartient à personne. De fait, elle appartient à tout le monde. Et cela s'est vu ! Les discussions ont été nombreuses, animées, polémiques ou sereines. Quelle heureuse surprise, chers collègues, de voir soudain notre pays emparé de cette vitalité intellectuelle, culturelle, artistique ! Je dirais même que c'est une bonne nouvelle pour qui, comme moi, se plaint si souvent de la faiblesse du débat culturel.

Je tiens donc, en préambule, à rendre hommage à toutes celles et ceux, spécialistes, amateurs, néophytes, qui ont nourri ce moment d'affects et d'échange. À toutes celles et ceux qui ont contribué, par leur passion et leur énergie, à faire vivre dans nos esprits la flamme, que l'on souhaite éternelle, celle-ci, de Notre-Dame de Paris.

La retombée fut cependant un peu rude. Cinq années. Le verbe présidentiel est ferme, il est tombé comme un couperet. Le Président de la République, qui renoue pour l'occasion avec son rôle autoproclamé de maître des horloges, donne en effet cinq années pour rebâtir le monument. Cinq années pour un édifice qui en a plus de huit cents. On l'imagine dire à ses conseillers « On ne va quand même pas attendre 107 ans ! » – précisément le nombre d'années qu'il a fallu pour ériger la cathédrale : c'est là l'origine de l'expression consacrée. Mais non : cinq ans.

Alors que tout, dans cet effondrement, nous invitait à l'humilité et au respect des savoir-faire, à l'acceptation de la lenteur qui est mère de l'exigence, au temps long des bâtisseurs et des oeuvriers, pour reprendre l'expression de l'époque, la parole présidentielle avait des airs de caprice. Il aurait fallu prolonger le temps de l'échange, de manière démocratique et collégiale, pour que les débats sur cette reconstruction infusent dans chaque pli de la société. Mais Emmanuel Macron nous offre cinq ans, un général pour superviser les travaux, et un régime d'exception pour les encadrer. Les pierres étaient à peine refroidies que déjà la mécanique du pouvoir macronien se mettait en branle avec autorité, pour exiger que la cathédrale soit remise debout pour les Jeux Olympiques de 2024. Une vieille dame vient de chuter et, avant même de faire un diagnostic sur son état, on lui prescrit une ordonnance, des anxiolytiques, un régime, et on lui demande de préparer un marathon.

Avec ce projet de loi, chers collègues, le Gouvernement oublie que gouverner, c'est prévoir. Alors que les stigmates encore fumants de Notre-Dame de Paris constituaient un vibrant plaidoyer pour la protection de notre patrimoine, pour une réflexion inscrite dans le temps long, l'incendie devenait soudain un jalon supplémentaire dans la communication présidentielle. Réfléchir, c'est fléchir deux fois, nous dit l'écrivain Alain Damasio. Or, avec Emmanuel Macron, nous avons sauté visiblement des étapes. Et le texte qui nous est soumis accélère encore le processus.

Je ne suis donc pas surprise que la réponse consiste en une levée de fonds et une loi d'exception. Pour sauver Notre-Dame, c'est la charité d'un côté, la dérogation de l'autre. Me reviennent alors ces mots de Victor Hugo, abondamment cité ces dernières semaines, à raison, mais que nous ferions bien d'écouter : « L'histoire a été presque toujours écrite jusqu'à présent au point de vue misérable du fait ; il est temps de l'écrire au point de vue du principe. »

Le principe de la loi d'exception, contenu dans l'article 9, entérine la domination du fait sur le principe. Il recouvre aussi d'un voile de pudeur le cortège de monuments abîmés qui se trouvent dans le sillon de Notre-Dame de Paris. Ce n'est ni la première, ni la dernière fois malheureusement qu'un édifice est menacé d'effondrement, de sinistres, sans parler de ces milliers de bâtiments patrimoniaux mis en danger par la baisse des crédits.

Tout principe d'exception est un coup de canif dans le contrat social – et je constate qu'en Macronie, malheureusement, bien souvent, c'est le régime d'exception qui est adopté. Avec ce projet de loi, le Gouvernement s'aventure, au fond, dans une politique de Gribouille. En proposant une dérogation aux législations qui encadrent la restauration, l'archéologie, la sécurité, l'urbanisme, le respect de l'environnement ou encore les marchés publics, il fragilise ce qui nous a permis de sauver ce qui reste de Notre-Dame de Paris. Il crée un dangereux précédent et s'attaque au socle commun d'une législation fondée sur la collégialité, la rigueur et le sens du service public. Un texte qui instaure des dérogations nous est proposé alors même que les procédures existent pour mener cette restructuration, cette refondation de Notre-Dame. Ces procédures sont le fruit d'un savoir et d'une expérience accumulés que l'incendie nous invite plus que jamais à valoriser. Vouloir s'en affranchir revient à se priver d'une expertise indispensable au devoir d'excellence qui nous incombe.

Je comprends l'idée, après tout. Il est vrai que les idées ont fusé pendant l'incendie. Certaines d'entre elles ont pu nous inviter à prendre quelques libertés avec nos règles : Donald Trump, par exemple, proposait de déployer des Canadairs. Les boucliers levés devant cette proposition inepte sont les mêmes qui se dressent aujourd'hui devant le texte que nous allons examiner – ce qui doit vraiment nous faire réfléchir.

L'injonction à l'immédiateté menace tout notre patrimoine, et le présent projet de loi ne fait que mettre un pansement sur une plaie alors que tout le corps en est couvert de semblables. Comment dès lors ne pas comprendre les professionnels du patrimoine, les élus et les associations qui s'élèvent contre ce choix ? La réglementation actuelle est pointue et laisse à l'État, en l'occurrence le ministère de la culture, toute une latitude nécessaire à la rénovation de l'édifice. Alors que ce chantier doit être exemplaire, donner à voir les préoccupations de notre temps et marquer de notre empreinte un monument qui n'a pas cessé de vivre, la précipitation du Gouvernement met tout cela en péril.

Les spécialistes s'accordent tous pour considérer qu'une restauration en cinq ans fait peser des risques importants sur le chantier : additionner les professionnels sur le site revient à multiplier les dangers de sinistres. Par ailleurs, cela revient aussi à priver nombre de chantiers de compagnons et d'oeuvriers – je conserve le mot – qui seront de fait affectés à celui de la cathédrale. Alors que la baisse des crédits a fortement diminué le nombre d'entreprises spécialisées dans le patrimoine, cette désaffection porterait un coup dur à de nombreux travaux de réhabilitation déjà engagés.

Comme je l'ai lu dans La Croix, journal peu suspect de vouloir ralentir les délais de restauration, l'article 9 du projet de loi prévoit la possibilité de s'affranchir de certaines garanties en matière de transports et de déchets. Des élus et des ONG – organisations non gouvernementales – s'inquiètent, et on les comprend, d'autant que le site contient du plomb. Faisons donc preuve de vigilance, chers collègues, afin que ces manquements au droit commun ne soient pas commis.

Le Premier ministre a dit vouloir doter Notre-Dame d'une nouvelle flèche « adaptée aux techniques et enjeux de notre époque ». Or comment pourrait-on mieux incarner ces techniques et enjeux de notre époque qu'en respectant des règles façonnées par des siècles de pratique ? Sauf à considérer que la médiocrité et la primauté de l'économie sur le patrimoine constituent des « enjeux de notre époque » – mais peut-être ne vivons-nous pas dans la même...

Venons-en aux donations. En dix ans, le budget consacré au patrimoine architectural et aux monuments a diminué de 25 %. Aussi le volontarisme affiché par le Gouvernement lors de l'incendie de Notre-Dame de Paris ne doit-il pas occulter la tendance lourde, depuis des années, qui prive nos monuments des financements nécessaires à leur entretien. Nous ne voudrions pas que l'arbre qui brûle recouvre le bruit de la forêt qui se meurt. Le désengagement de l'État est une braise qui, dans tout notre pays, menace de fumée nos monuments. Le texte que nous examinons aujourd'hui ne cherche pas à l'éteindre. Au contraire, elle entérine la démission politique d'un État qui se retrouve à négocier en marchandant ses ressources contre la générosité de quelques-uns. Après avoir lancé une loterie du patrimoine, après avoir demandé de l'argent à des donateurs américains pour boucler la rénovation de la cathédrale, nous discutons aujourd'hui d'un texte qui veut s'appuyer sur une incitation.

Il faut rappeler qu'en encourageant ainsi les Français à donner pour la rénovation de Notre-Dame de Paris, le Gouvernement prive de nombreuses associations et ONG de ressources pourtant nécessaires à leur viabilité. Je rappelle que les dons ont diminué de 200 millions d'euros en 2018 par rapport à 2017. Je précise d'ailleurs, en passant, que les réformes, ou plutôt les contre-réformes du Gouvernement, je pense à la suppression de l'impôt de solidarité sur la fortune et la hausse de la contribution sociale généralisée, ne sont pas pour rien dans cette baisse. Or avec ce projet de loi, on contribue donc à menacer l'ensemble d'un secteur associatif déjà fort affaibli.

Si nous souhaitons que la reconstruction de la cathédrale soit le fait d'une solidarité nationale, celle-ci doit se faire par l'impôt, justement réparti et distribué. En ce qui concerne Notre-Dame, cela me parait être doublement nécessaire. En plus de l'argument que je viens d'avancer, un financement par l'impôt consacrerait le monument comme bien commun, dans la rénovation de laquelle nous serions tous impliqués. N'est-ce pas finalement l'objet de l'impôt que d'identifier ce qui relève de nos « communs » ? Dès lors que des grandes entreprises ou des grandes fortunes investissent des millions d'euros dans ces donations, l'équilibre se rompt entre les citoyens. Quand Notre-Dame tombe, c'est notre impôt qui doit la relever.

La course aux millions à laquelle nous avons pu assister a provoqué de la lassitude et de la colère de la part de celles et ceux qui voient la fortune se mettre à nu pour les pierres, après s'être tant dissimulée pour la vie humaine.

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