Intervention de Pierre Médevielle

Réunion du jeudi 2 mai 2019 à 10h40
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Pierre Médevielle, sénateur, rapporteur :

– Pour mémoire, la commission des affaires européennes du Sénat a adopté une proposition de résolution européenne relative à la transparence des agences, dont les méthodes de travail ont été fortement questionnées à l'occasion de la controverse sur le glyphosate.

En mars 2015, le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), agence dépendant de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), publiait sa monographie n° 112 qui classait le glyphosate parmi les cancérogènes probables. Or, les agences d'évaluation des risques comme l'ECHA et l'EFSA en Europe, mais aussi les agences américaine, japonaise, canadienne, australienne ne le qualifient pas ainsi. Cette discordance est à l'origine de la saisine de l'Office. Comment est-il possible que des agences délivrent des messages différents ? Est-ce parce qu'elles travaillent mal ? Qu'elles se trouvent dans les mains de lobbies ? L'affaire du glyphosate doit être analysée pour y voir plus clair.

Qu'est-ce que le glyphosate ? Un herbicide total foliaire, non sélectif, dont la molécule a été découverte dans les années 1960. Le glyphosate est lié à la société Monsanto, qui l'a breveté en 1974, mais il est désormais produit par de nombreuses sociétés à travers une multitude de formulations commerciales, car le brevet est tombé dans le domaine public depuis près de vingt ans. Facile d'utilisation, efficace et peu cher, le glyphosate est massivement utilisé par les agriculteurs ; 720 000 tonnes sont produites chaque année dans le monde et 8 000 sont utilisées en France. Le glyphosate a mauvaise réputation par lui-même, d'autant qu'il est souvent associé à la culture d'OGM dotés d'un gène de résistance, ce qui permet des pratiques agricoles peu vertueuses à base de monoculture et d'épandages aériens massifs. Certains usages ont été interdits, notamment dans les milieux aquatiques.

Pourquoi le débat s'est-il focalisé sur le lien possible entre glyphosate et cancer ? La réglementation européenne sur les pesticides précise que les substances cancérogènes probables, comme les substances génotoxiques ou les perturbateurs endocriniens, ne peuvent pas être autorisés. Ce sont des critères d'exclusion du marché. L'approbation du glyphosate arrivait à son terme en 2016 et devait faire l'objet d'un nouvel examen par la Commission européenne, après réévaluation par l'EFSA. Le classement du glyphosate comme cancérogène probable par le CIRC en 2015 venait donc jeter le trouble sur le processus de décision européen. En effet, à l'issue du processus de réévaluation du glyphosate engagé en 2012, l'EFSA a rendu ses conclusions en novembre 2015, sur la base d'un projet de rapport d'évaluation (RAR) confié à l'agence allemande, le Bundesinstitut für Risikobewertung (BfR), estimant qu'il était improbable que le glyphosate fasse courir aux humains un danger cancérogène. L'ANSES suivait cette position dans un avis de février 2016.

Les agences européennes ont été alors largement critiquées. D'abord, la reprise in extenso de parties entières du dossier d'évaluation fourni par les industriels dans le RAR du BfR a laissé penser que l'évaluation n'avait pas été menée sérieusement et que les experts n'avaient pas contrôlé les études présentées par les industriels. Le BfR, comme l'EFSA, ont contesté ces accusations de plagiat en indiquant que la reprise des dossiers des industriels constituait une pratique courante, l'existence de divergences quant à l'appréciation des études toxicologiques entre experts et industriels ne se traduisant que par la mise en italique des passages concernés dans le rapport d'évaluation. Ensuite, il a été reproché au BfR et à l'EFSA d'écarter certaines études de leur analyse, notamment l'étude Kumar de 2001. L'EFSA a fait état, sur ce point, des faiblesses méthodologiques de ladite étude. Enfin, le travail des agences a fait l'objet d'une critique plus large sur l'hypothèse d'une influence de Monsanto et des firmes de l'agrochimie sur les experts, ce qui a été réfuté par l'EFSA.

Les travaux du CIRC ont également fait l'objet de critiques. Cet organisme a d'abord été accusé de ne pas prendre en compte tous les travaux sur le glyphosate et, ainsi, d'avoir un biais de sélection des études orientant vers une qualification de cancérogène probable. Ensuite, la participation aux travaux du CIRC du docteur Christopher Portier, lié aux avocats défendant les victimes du glyphosate aux États-Unis, jette un doute sur l'impartialité de ses travaux. Enfin, son classement ne prendrait pas en compte la réalité des expositions humaines. Nous retrouvons ici la distinction entre danger et risque, rappelée par Anne Genetet. Le CIRC a réfuté ces arguments et défendu la validité de sa monographie.

Finalement, la Commission européenne a approuvé, en décembre 2017, le glyphosate pour une période de cinq ans, mais sans convaincre une large partie de l'opinion.

Un avis des experts scientifiques auprès de la Commission européenne de juin 2016 nous éclaire sur les raisons de la divergence d'appréciation entre l'EFSA et le CIRC, sans néanmoins trancher la question. D'abord, le CIRC et l'EFSA ne prennent pas en compte les mêmes données : l'EFSA a accès aux données des industriels, mais pas le CIRC, sauf si celles-ci sont rendues publiques. L'EFSA prend en compte les études académiques de moins de dix ans et le CIRC toutes les études, même anciennes. En outre, l'EFSA examine les données se rapportant à l'utilisation de la substance active seule, alors que le CIRC s'intéresse à l'utilisation de produits formulés. Grâce à des épandeurs intelligents et à des drones, les cultures traitées au glyphosate sont de plus en ciblées ; l'exposition au produit recule en conséquence.

Les deux agences ont, par ailleurs, une appréciation différente du poids des preuves. L'EFSA observe que les doses de glyphosate administrées par voie alimentaire à partir desquelles des effets cancérogènes chez l'animal apparaissent sont des doses très élevées au-delà de 1 460 mgkg et par jour. Ces concentrations paraissent impossibles à atteindre à travers une consommation alimentaire usuelle, dans la mesure où la limite maximum de résidu du glyphosate dans les différents produits alimentaires varie entre 0,1 et 20 mgkg de denrée. Là où le CIRC estime qu'un danger peut exister avec le glyphosate, l'EFSA signale que le niveau d'exposition à ce danger est tellement improbable qu'on ne peut pas établir réellement de risque.

Enfin, le CIRC et l'EFSA donnent un poids différent aux études épidémiologiques : l'Agricultural Health Study (AHS) américaine paraît mettre en évidence un taux de lymphomes non hodgkiniens (LNH) supérieur à la moyenne chez les agriculteurs américains utilisateurs de pesticides. Une méta-analyse-récente du docteur Luoping Zhang de Berkeley laisse penser qu'une exposition forte au glyphosate entraînerait un risque de LNH accru de 41 %, mais elle fait l'objet de lourdes critiques et ne semble pas si convaincante. Le CIRC s'appuie en partie sur l'AHS et les études épidémiologiques pour produire ses conclusions. L'EFSA, pour sa part, accorde moins d'importance à ces études, d'autant que la manière d'interpréter les données épidémiologiques n'est pas si claire, compte tenu des intervalles de confiance assez larges.

Il ne revient pas à l'Office de trancher des controverses scientifiques, mais nous devons constater que le glyphosate n'est pas traité à la légère par les agences, dont il conviendrait toutefois de mieux coordonner les travaux. La manière dont la controverse s'est diffusée au sein de la population montre aussi que les opinions et croyances peuvent prendre le pas sur la rigueur scientifique. Nous ne pouvons qu'appeler les acteurs du débat public à mieux quantifier les risques et à faire reposer les discussions sur des arguments scientifiques, plutôt qu'à chercher des effets de manche.

De ce point de vue, faire croire que le glyphosate va générer un problème massif de santé public dans les années à venir me paraît tout à fait excessif. Il faut certes respecter le principe de précaution, mais sans l'élever au rang d'institution. La confiance entre les citoyens et les experts doit être rétablie, pour que la France retrouve l'audace et l'ambition de la créativité et du progrès scientifique.

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