Intervention de Jean-Luc Mélenchon

Séance en hémicycle du lundi 20 mai 2019 à 16h00
Transformation de la fonction publique — Article 19

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Luc Mélenchon :

Mais je sais que personne ici ne veut échapper à l'intérêt du débat qui nous occupe.

Au fil de leurs interventions, comme vous l'avez remarqué, mes collègues insoumis se sont efforcés de dessiner l'idée qu'ils se faisaient de l'État. Car c'est bien de cela dont nous parlons : le service public, c'est l'État réel et concret. Et l'État est à nos yeux l'instrument irremplaçable, consubstantiel à l'idée républicaine. Je sais bien qu'il existe des États sans fonction publique de la nature de celle que nous connaissons dans notre pays, mais cet État, tel qu'il a été conçu et s'est constitué au fil de sa longue et profonde histoire en France, tel qu'il a resurgi des nécessités constatées à la Libération, tel qu'il est devenu après la réforme de M. Anicet Le Pors, La France insoumise y est attachée, connaissant intimement les services qu'il rend à la patrie et pour l'idée même qu'elle se fait de la structure de notre république. Apparemment, cet article est totalement innocent et vous pourriez commencer par me faire l'habituel procès : « Monsieur Mélenchon, vous êtes hors sujet. » Dès qu'il est question d'un grand principe, je suis hors sujet. Mais nous croyons, nous, que les grands principes sont sujets de toutes les mesures techniques. Passons ce malentendu ordinaire. J'en viens au contenu de l'article 19.

Il concerne les centres de gestion de la fonction publique territoriale. Il s'agit d'établissements publics départementaux qui assurent la gestion en ressources humaines pour les collectivités – gestion de carrières, fiches de paie, etc. Vous prévoyez, monsieur le secrétaire d'État, de les fusionner pour en faire un par région. Cela veut dire qu'on va passer de près de cent à… treize. Tout le monde vous fera d'abord, comme l'orateur précédent, la remarque inquiète qui suit : « Êtes-vous bien certain que la proximité dont les intéressés bénéficiaient jusque-là va encore exister après que vous ayez fusionné et – on le subodore – réduit leurs effectifs à proportion ? » Rien que cela justifierait à nos yeux un amendement de suppression. Ces concentrations sur les régions, comme celles sur les métropoles, s'inscrivent bien sûr dans un processus général de réorganisation du territoire qui fait disparaître petit à petit les communes, les échelons intercommunaux et départementaux pour ne laisser survivre et n'entretenir que l'échelon des régions, cette espèce de pseudo land à la française qui fait rêver nombre de grands stratèges libéraux quand ils songent à l'organisation du territoire.

Mais je veux aller un peu plus loin, car si j'ai voulu intervenir à l'article 19, c'est parce que cela me permet d'affiner l'accusation que nous portons contre ce projet de loi, de montrer qu'il est non seulement un mauvais texte globalement en ce qu'il touche à la substance de l'idée que nous nous faisons de l'État, mais aussi en ce qu'il prépare les étapes à venir. Je vous demande d'y réfléchir, collègues. Comment le secrétaire d'État et les principaux orateurs de la majorité ont-ils pu vous parler de cette réforme de la fonction publique sans vous dire une seule fois, un seul instant, quel lien existe entre le contenu de ce texte et la négociation internationale en cours depuis 2013, dénommée TISA – acronyme anglophone pour « accord sur le commerce des services » – , qui vise à faire entrer dans le domaine du commerce les services aujourd'hui publics. La négociation internationale TISA porte, pour autant qu'on puisse en savoir, sur l'éducation, sur la santé et plus généralement sur tout ce que les négociateurs appellent « les services ». Or, prototypiquement, l'activité de tels centres constitue des services à leurs yeux.

Qui négocie TISA ? L'Union européenne, par le truchement de la Commission, et en tout cinquante États membres de l'Organisation mondiale du commerce. Quel est le mandat des négociateurs, sur quels sujets sont-ils autorisés à négocier, quelles limites leur a-t-on tracé ? Eh bien, je ne le sais pas plus que vous ! Peut-être le secrétaire d'État le sait-il, mais ce n'est même pas certain. Le document de négociation fait l'objet d'un copyright qui a été déposé par les États-Unis d'Amérique, c'est-à-dire d'un droit d'exploitation exclusive portant sur le texte lui-même, qui en interdit l'accès et la diffusion sans autorisation : vous ne pouvez pas le consulter librement, il est dans une chambre forte, et il vous est de toute façon interdit de faire des photocopies ou même de prendre des notes…

Le projet de loi sur la fonction publique que vous avez été appelés à étudier est composante de la négociation sur TISA. Pour ne prendre que l'exemple de ces centres de gestion, ils seront demain affermés si cette assemblée vient à adopter ce projet de loi, j'en prends le triste pari devant elle. Car demain, les négociateurs diront, comme pour les structures chargées des chômeurs – du « retour à l'emploi », comme on dit pour euphémiser la situation – qui pour eux ont vocation à devenir privées, que ces centres de gestion doivent être des centres privés parce que rien, absolument rien dans leur activité n'échappe à l'idée que se font les négociateurs de TISA de ce qu'est le commerce. Imaginez que les professions dites fermées, comme les pharmaciens, les avocats ou les architectes, dont les règles intérieures sont régies par des accords et par des ordres professionnels – ordres sur lesquels il y a beaucoup à dire, mais dont les décisions sont susceptibles de recours devant les tribunaux administratifs – , relèvent pour eux du commerce, qu'avocats, pharmaciens, architectes ou bien encore notaires, etc. sont de purs et simples commerçants. Vous imaginez alors sans peine ce qu'ils peuvent se dire à propos des gestionnaires des carrières, des gestionnaires de la paie, des autres fonctionnaires territoriaux et de l'ensemble des autres fonctionnaires publics. L'article 19 permet et même prépare l'isolement d'un service public et sa contraction pour le rendre compatible avec le marché ; dès lors qu'il n'y aura plus que treize centres de gestion, ce sera en effet un marché possible dont on pourra comparer les performances avec celles des autres.

TISA comporte une clause sur laquelle je veux attirer l'attention de la représentation nationale : une clause dite cliquet. Cela signifie que si par bonheur, par extraordinaire, de par la vertu du peuple français il y avait un jour une majorité France insoumise dans cette assemblée, soutenant un gouvernement insoumis, qui décide d'abolir cette loi – qui va sans doute être votée puisqu'il y a une majorité pour cela – conduisant entre autres à ce que les centres de gestion, entre-temps privatisés, deviennent à nouveau chose publique, la clause cliquet l'interdirait : il ne serait plus possible que ce qui est passé au privé retourne au public. Et à cette heure, rien ne vous permet de dire que l'article que vous vous apprêtez à voter ne fera pas entrer tous ces organismes sous l'autorité de TISA. Quelles garanties donnez-vous, monsieur le secrétaire d'État ? Plus vous concentrez des organismes de cette nature, et plus vous ouvrez le terrain à leur privatisation et à l'irréversibilité du monde dans lequel vous voudriez que notre patrie vive, celui du marché sur tout et sur tous les sujets. Après la décision du gouvernement français d'alors – ou peut-être du vôtre, ayant constaté dans quelques mois qu'il avait eu une mauvaise idée et désireux de revenir dessus – , si entre-temps TISA était signé, la clause cliquet donnerait immédiatement l'autorisation à n'importe quelle multinationale des services de la contester devant un tribunal d'arbitrage, lui aussi privé. Nous, nous ne cessons de protester contre ces tribunaux d'arbitrage, réintroduits dans la négociation CETA – l'accord de libre-échange avec le Canada – et reconnus compatibles avec les traités européens par la Cour de justice de l'Union européenne. Si bien que non seulement le Gouvernement ne pourrait plus revenir sur la décision prise initialement, mais si d'aventure il le faisait tout de même par acte d'insoumission, il lui faudrait dédommager, pour les prestations qu'elles n'auraient pas fournies, les multinationales qui auraient investi pour être présentes sur marché.

Mes collègues, ne croyez pas que je sois en train d'aller solliciter trop loin la chaîne des interdépendances que ce type de texte prévoit. On ne vit pas dans un monde où la République française ordonne et dispose, puis fait comme elle l'entend : notre pays est soumis aux pactes internationaux, selon le principe pacta sunt servanda, lois et autres règles de droit nationales sont soumises aux accords internationaux. Et un tel accord ne sera jamais délibéré par l'Assemblée nationale, ni par le Sénat, ni par le Congrès de la République, pour la raison qu'il a été accepté au niveau européen que plus aucun accord international de commerce ne serait soumis aux parlements nationaux ! Autrement dit, toute disposition qui prépare le terrain à la commercialisation des services doit être par vous regardée, quel que soit le banc sur lequel vous siégez, dans la perspective qu'indique ce changement complet d'environnement que sera demain celui du commerce international et des services. Ceux-ci sont l'angle sous lequel l'ensemble des partisans du marché le plus ouvert possible au niveau mondial veulent entrer pour fracasser ce qui reste des États.

Cela me ramène à l'État. Et je veux assumer devant l'Assemblée nationale ce que nous défendons : oui, nous sommes partisans du bol de fer, oui, nous sommes partisans de l'emploi à vie ! Une fois le concours passé et le recrutement effectué, nous croyons à l'emploi à vie !

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