Intervention de Dominique Amirault

Réunion du mercredi 29 mai 2019 à 17h00
Commission d'enquête sur la situation et les pratiques de la grande distribution et de ses groupements dans leurs relations commerciales avec les fournisseurs

Dominique Amirault, président de la Fédération des entreprises et entrepreneurs de France (FEEF) :

Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les députés, je vous remercie d'avoir invité la FEEF qui représente les petites et moyennes entreprises (PME) et les entreprises de taille intermédiaire (ETI) des territoires, les fournisseurs alimentaires et non-alimentaires de la distribution. Les PME représentent 98 % des fournisseurs de la distribution en marques PME mais aussi en marques de distributeur (MDD). Il faut savoir qu'un produit sur deux présent dans les linéaires, que ce soit un produit de marque PME ou de MDD, provient d'une PME. Depuis cinq ans, 80 % de la croissance des hypermarchés et supermarchés s'explique par les marques des PME. Leur rôle est donc particulièrement intéressant. Je vais essayer de vous expliquer pourquoi.

La FEEF est un mouvement d'entrepreneurs indépendants – le terme est important –, c'est-à-dire non abrité par des groupes, donc en prise de risques personnels, ce qui explique notre culture qui est traditionnellement « pro clients », car seules des relations constructives avec nos clients assurent notre avenir et permettent de lutter contre les risques. Nous ne sommes pas dans la critique négative systématique, ce n'est pas du tout notre style – je vous dis les choses objectivement pour qu'on essaie d'avancer tous ensemble.

Certes, j'ai bien compris que cette commission d'enquête n'est pas destinée à évaluer la loi pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable (EGAlim), mais elle s'inscrit dans son prolongement. Si cette loi est sans doute adaptée aux grands groupes, ce n'est pas du tout le cas pour les PME, comme vous le verrez.

Cette loi n'a pas changé grand-chose dans les pratiques de la grande distribution vis-à-vis des fournisseurs : beaucoup de discours, de déclarations d'intention, mais peu de réalisations concrètes par rapport aux engagements que nous avions pris. Je vais essayer de faire un point objectif de la situation, sans polémique, notamment des pratiques déviantes de la distribution à l'égard de ses fournisseurs, dans le but de corriger certaines dispositions et dérives par rapport aux objectifs que nous nous étions fixés et sur lesquels nous nous étions engagés.

J'insisterai sur trois points qui affaiblissent les acteurs des filières et nous paraissent dommageables : premièrement, tout ce qui tourne autour du tarif ; deuxièmement, les pratiques en contradiction avec le jeu normal de la concurrence ; troisièmement, le fait que l'on traite trop souvent naïvement les PME, comme si c'était le même type d'entreprise, en plus petit, que les multinationales. Effectivement, on considère qu'une entreprise, quelle que soit sa taille, c'est la même chose. Mais ce n'est pas du tout le cas.

En premier lieu, la pratique de la grande distribution française est de refuser de passer nos tarifs. C'est une pratique très caractéristique. La règle est la déflation quasi systématique des prix lors des négociations. Lors des États généraux de l'alimentation (EGA), nous nous étions engagés à inverser le mécanisme de formation des prix en commençant par l'amont agricole. Mais cela n'est véritablement possible que si les fournisseurs PME peuvent « passer leurs tarifs », c'est-à-dire facturer ce que coûtent les produits aux distributeurs pour ruisseler vers les agriculteurs. Or, en 2019 la filière a constaté à nouveau une déflation de 0,4 %, alors que les coûts ont augmenté en moyenne de 2 % à 3 %, selon les secteurs. De telles pratiques sont bien sûr malsaines et non durables parce qu'elles épuisent la source de nos créations de valeur. Cette situation met sous pression les fournisseurs par rapport à la distribution et détruit de la valeur, bien évidemment aux dépens de ce qu'on pourrait faire en matière de création d'emplois, d'investissement et d'innovation. C'est une vraie politique à court terme. Il est regrettable d'être dans un pays développé et de poursuivre de telles pratiques, à terme suicidaires. Je pense qu'il existe des solutions qui peuvent se faire dans la concertation.

Soyons clairs, qu'est-ce qu'un tarif ? Si je pose cette question, c'est parce que je me suis aperçu, au fil du temps, qu'on ne se comprend pas toujours. Concrètement, un tarif correspond au coût de production, au coût de transformation, au coût de commercialisation, aux variations de cours des matières premières et aux investissements en matière d'innovation, de responsabilité sociétale des entreprises (RSE), etc. Le tarif permet également de tenir compte du positionnement stratégique d'une marque par rapport à sa concurrence. Toutes les marques ne se valent pas. Par exemple, ce n'est pas la même chose d'acheter une bouteille de Veuve Clicquot ou une bouteille d'un « petit » champagne. Toutes les marques ne se valent pas. Un positionnement différent permet de répondre aux différentes attentes du consommateur qui actuellement évoluent très rapidement, parce que les marchés se fragmentent. Aussi faut-il s'adapter. C'est bien sûr par les tarifs qu'on peut le faire, ce qui permet une digne et juste rémunération des acteurs des filières. Si on s'est engagé à améliorer les rémunérations, mais qu'on ne peut pas facturer nos coûts, cela va à l'encontre des engagements pris. Prendre des engagements sans application pratique n'a pas de sens. C'est pour cela, je crois, que nous sommes réunis aujourd'hui.

Compte tenu de la définition que je viens de vous donner, on comprend aisément que le tarif ne peut pas être négociable puisque c'est la base, le rocher sur lequel on s'accroche, sinon on tarit la source même de la création de valeur. Aussi faut-il sortir de la confusion actuelle, issue de la loi de modernisation de l'économie (LME) de 2008, qui donne de la négociabilité tarifaire – que certains défendent –, détruit de la valeur et alimente la guerre des prix qui se poursuit au détriment de la création de valeur.

Dès lors que le tarif est adressé au client, il doit être d'application obligatoire et immédiate. Le ruissellement doit être traduit concrètement, sinon ce ne sont que des mots, des discours. Par conséquent, il s'agit de reconquérir la maîtrise de nos tarifs et de leur date d'application, de la même manière que nos clients distributeurs ont la maîtrise de leurs propres prix, et libres de la fixer leurs prix de vente au consommateur. C'est évidemment la condition même de la liberté d'entreprendre que de pouvoir fixer son positionnement, une fois que l'on a décidé sa politique. Si on ne peut pas fixer ses prix, on tue la liberté d'entreprendre. Comme nous sommes des entrepreneurs indépendants, nous nous posons des questions.

Bien sûr, le client distributeur a la liberté de nous référencer ou non. Il a le droit de dire qu'il ne veut pas trois références de champagne, mais il ne peut pas aligner tous les champagnes sur le même prix. Dès lors que la marque est référencée, les parties doivent négocier les conditions de vente pour pouvoir développer le courant d'affaires entre elles et le courant de la marque en question par rapport aux autres. Bien entendu, ces conditions de vente, de développement du courant d'affaires entre le fournisseur et le distributeur sont négociables.

En deuxième lieu, dans le commerce toutes les conditions de vente sont négociables, à condition bien sûr de ne pas abuser du rapport de force dominant du distributeur vis-à-vis des acteurs de l'amont, notamment les paysans et les PME. À titre d'exemple, on subit à l'heure actuelle une inflation des pénalités logistiques sans corrélation entre les préjudices subis par la grande distribution et le montant des pénalités payées par les fournisseurs, à tel point qu'on peut se demander si ce n'est pas devenu le moyen pour le distributeur de se constituer un revenu supplémentaire sur le dos des fournisseurs. Il faut que ces pratiques malsaines, je dirai presque gamines, cessent. J'ai l'impression de vivre dans un autre temps.

Face à cette situation, que peut-on faire ? La FEEF estime que la loi ne peut pas tout, et vous le savez mieux que nous, mesdames, messieurs les députés. C'est surtout une question d'évolution des comportements. Aussi faut-il se mettre en situation pour que ces comportements évoluent. Certes, le législateur doit fixer les règles du jeu, des règles communes, qui doivent être simples, facilement compréhensibles et surtout respectées, car les PME sont sous-structurées et, contrairement aux grandes entreprises, elles ne sont pas armées pour gérer la complexité. Pour le reste, nous préconisons de faire confiance aux acteurs de terrain, c'est-à-dire ceux qui font et qui savent. C'est parce qu'on fait qu'on sait – c'est l'origine du savoir-faire –, et ceux qui savent sont ceux qui font.

Nous recommandons également les solutions contractuelles et d'encourager les relations collaboratives par le dialogue pour trouver ensemble, avec nos clients, des solutions, des compromis. C'est ce que nous faisons puisque, depuis 2012, la FEEF a signé vingt accords avec les enseignes. D'abord pour adapter les relations des PME enseigne par enseigne, et répondre aux différentes attentes des consommateurs. Comme je l'ai dit, la demande est de plus en plus fragmentée et il faut pouvoir y répondre. Je précise qu'on ne se substitue pas au rôle des PME, mais on fixe les règles du jeu, un cadre qui permet de le faire. Ensuite pour élaborer des solutions à des problèmes pendants. Par exemple, un accord a été obtenu cette année sur les questions logistiques pour les 5 000 PME qui travaillent avec Carrefour, allant même jusqu'à la suppression de toute pénalité logistique pour les très petites entreprises (TPE). Nous avons également signé des accords, avec d'autres enseignes comme Auchan ou Leclerc, sur des réductions de délais de paiement par rapport à la LME. C'est un élément important quand on est une PME car on n'a pas toujours l'appui des banques. Enfin, on a négocié des accords pluriannuels parce que le commerce ne peut vraiment se réaliser que dans la durée.

Je veux insister maintenant sur une autre série de pratiques, elles aussi préjudiciables. Les relations commerciales entre l'aval, très concentré comme vous le savez, et l'amont, atomisé, sont très déséquilibrées, ce qui nuit au libre jeu de la concurrence et donc remet en cause le fonctionnement normal de l'économie de marché. Il n'est pas sain de laisser dériver la concurrence en laissant se constituer des alliances et ententes entre distributeurs ainsi que des « remariages » qui en définitive font que toutes les conditions circulent. Or, comme la confidentialité des affaires est un élément important, si toutes les conditions circulent, le business, la confiance ne sont plus possibles, et cela accroît les déséquilibres actuels entre l'amont et l'aval. Cette situation est totalement anormale, malsaine. Il faut donc rétablir le jeu normal et loyal de la concurrence. À ce titre, on devrait interdire les ententes et alliances conclues entre les entreprises qui conduisent à des regroupements dont la part de marché dépasse par exemple 10 % à 20 % – cela dépend des secteurs. Il y a des seuils à ne pas dépasser, sinon le jeu du marché ne fonctionne plus, il n'a plus ce rôle de régulateur, sauf à ne plus parler d'économie de marché. Si tel n'est pas le cas, le prix devient alors l'expression de la domination du marché et remet en cause évidemment le libre jeu de la concurrence. Néanmoins, on peut se demander si cette concentration de la grande distribution n'est pas la réaction à la concentration des grandes marques multinationales.

En troisième lieu, je souhaite mettre en évidence une pratique qui est à l'origine d'inégalités majeures entre les grandes marques et les PME. Vous en conviendrez, les grandes marques sont dominantes sur leur propre marché et dans une situation plutôt équilibrée avec la distribution. Aussi obtiennent-elles facilement des contreparties. À l'inverse, les PME sont dans une situation déséquilibrée, dont des marques peu connues, donc substituables. Aussi obtiennent-elles peu de contreparties dans la négociation. Cela montre bien qu'on ne peut pas les traiter de la même manière, sinon on tend évidemment à niveler l'ensemble vers le bas et on crée des inégalités réelles entre fournisseurs, entre petits et grands acteurs. Or notre grande richesse, c'est la diversité. En traitant tout le monde de la même manière, on tue les germes, les jeunes pousses qui feront l'économie de demain et qui sont potentiellement créatrices de valeur. Aussi préconisons-nous de traiter les fournisseurs avec discernement, par ce qu'on appelle la différenciation PME. C'est le moyen de passer de l'égalité formelle – de 1789 – à l'égalité réelle entre fournisseurs. La différenciation permet de tenir compte du relief du terrain, elle n'a rien à voir avec la discrimination, confusion que l'on fait souvent volontairement pour ne pas modifier les choses. La différenciation ne consiste pas à opposer les acteurs, mais à tenir compte de leur diversité et de leur complémentarité au service de l'intérêt commun. Si nous sommes le grand pays du vin dans le monde, c'est parce que les grandes marques ont su travailler ensemble, en meute, avec les petits domaines et les châteaux. Voilà ce qu'est la différenciation. Il faut faire la même chose dans nos rapports avec la distribution.

C'est pourquoi la différenciation PME devrait être reconnue par la loi, ce qui n'est pas le cas parce que l'on confond différenciation et discrimination, d'ailleurs pas uniquement sur le plan des relations commerciales. Par exemple, pourquoi les PME paient-elles davantage d'impôts sur les sociétés que les multinationales, alors qu'elles sont enracinées dans leur territoire, qu'elles ne délocalisent pas, qu'elles n'optimisent pas leur fiscalité au niveau mondial, qu'elles assurent la vitalité des régions et de leurs parties prenantes avec lesquelles elles sont structurellement solidaires ?

En conclusion, il convient de souligner que mon propos s'applique autant aux marques PME qu'aux marques de distributeur. Rappelons que les marques de distributeur sont fabriquées à 80 % par des PME et qu'elles sont une source de valorisation et de différenciation pour les enseignes, leur permettant de répondre aux différentes attentes des consommateurs.

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