Intervention de Anne Devreese

Réunion du jeudi 25 avril 2019 à 11h30
Mission d'information sur l'aide sociale à l'enfance

Anne Devreese, directrice générale de l'ENPJJ :

Je parlerais même de fracture, entre différents niveaux. Cela est très préoccupant. Cette fracture concerne d'ailleurs moins les cadres de proximité de l'ASE, que les niveaux généraux des directions générales d'action sociale des départements. Les cadres de proximité de l'ASE disent leur souhait d'être soutenus et l'intérêt qu'ils ont à appartenir à une structure. Quand la politique publique de protection de l'enfance n'est pas assez portée dans une organisation de travail, celui qui s'en occupe non seulement ne voit pas la spécificité de cette fonction reconnue dans les modalités d'organisation qu'elle impose, mais se sent aussi très isolé dans l'exercice de ses missions. J'ai rencontré des cadres de l'ASE dans de petits départements, en charge aussi d'autres politiques publiques, qui sont extrêmement seuls. D'où l'intérêt des associations de professionnels.

Existe parfois une fracture entre les logiques gestionnaires et la réalité que connaissent les équipes, la réalité des besoins identifiés et des projets que l'on souhaite mener. Le décalage est parfois énorme. Une fracture d'incompréhension s'installe alors.

En même temps, j'ai moi-même toujours été très consciente, dans les fonctions que j'ai occupées – je pense que mon passage dans le secteur associatif m'a été salutaire à cet égard –, que notre secteur appartient à celui de la dépense publique. Nous avons des responsabilités gestionnaires tout à fait importantes. Bien gérer, ce n'est pas un problème ! Je pense même que nous avons à rendre compte de ce que nous faisons. L'idée selon laquelle, dans les générations précédentes, nous avions des obligations de moyens et non de résultats, reste tout à fait vraie ; nous ne pouvons pas toujours préjuger des résultats produits par les actions complexes que nous conduisons. En revanche, en rendre compte, faire des recherches quant aux résultats produits, écouter davantage les représentants des enfants et des familles concernées, qui nous interrogent beaucoup sur les effets de notre action, j'y suis extrêmement attentive. Cela est porteur de grands changements ! La participation des personnes concernées au dispositif nous oblige à mieux rendre compte de notre action, ce qui constitue une révolution, parfois, même pour des professionnels très mobilisés et très concernés.

J'ai toujours appris au plan théorique, et j'ai toujours essayé de l'appliquer dans ma pratique, que l'organisation de l'institution est au service de la pratique. Nous n'existons, comme directeur ou institution, que pour permettre à ceux que nous dirigeons et que nous intégrons de pouvoir travailler. Voilà l'enjeu de la fonction instituante, d'une institution qui doit permettre, en particulier dans ce champ de la protection de l'enfance, d'avoir le soutien et la sécurité nécessaires pour pouvoir s'exposer dans la relation avec les plus vulnérables.

Aujourd'hui, ce qui est tout à la fois désastreux et désarmant, c'est que les professionnels vivent leurs institutions non pas comme un ancrage de sécurité, comme une perspective et une possibilité pour eux d'être rassurés, et de pouvoir s'exposer dans leur activité quotidienne, mais comme une contrainte supplémentaire. Ils vivent comme une disqualification un certain nombre des questions qui leur sont adressées. Les contraintes administratives sont folles, énormes, ils doivent rendre compte en permanence. Je vous dis cela alors que je disais à l'instant qu'il fallait rendre compte ! Cependant, la manière dont les choses se passent aujourd'hui fait qu'un certain nombre de professionnels, et pas seulement les travailleurs sociaux, mais aussi les magistrats, les cadres, etc., ont plus le sentiment qu'ils travaillent aujourd'hui pour rassurer leur institution et répondre à des contraintes qu'ils ne comprennent pas et qui les entravent de leur point de vue, et parfois à juste titre, que d'être servis et nourris dans leurs missions, et sécurisés par le fonctionnement institutionnel.

De ce point de vue, la question de la fonction instituante est cruciale, et fait partie des questions que je soulève quant à la gouvernance. Si nous n'abordons pas cette question, nous nous exposerons à toujours davantage de burn-out des professionnels et de violences dans les institutions. Les professionnels, bien entendu, quand ils ne sont pas en sécurité et qu'ils vont mal, utilisent des stratégies d'adaptation et de survie, qui ont été étudiées, et qui les conduisent soit à des positions de retrait soit parfois à des positions d'agression. Les dommages collatéraux financiers, sociaux et humains sont considérables. Le prix de l'arrêt de maladie à l'ASE, aujourd'hui, est financièrement et humainement désastreux, pour des personnes qui n'ont pas choisi ce métier par hasard. J'ai entendu un élu de département dire : « Je n'étais pas trop en faveur de l'ASE, mais depuis que je suis chargé de ces questions, je n'ai jamais vu autant, dans le cadre de l'aménagement du temps de travail, de personnes faire des heures supplémentaires. » Les professionnels de l'ASE travaillent énormément, et seuls quelques-uns adoptent des stratégies d'adaptation et de retrait.

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