Intervention de Serge Letchimy

Réunion du mercredi 29 mai 2019 à 9h30
Commission des affaires sociales

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaSerge Letchimy, rapporteur :

Madame la présidente, chers collègues, je vous remercie de m'accueillir ce matin au sein de la commission des affaires sociales.

Je voudrais tout d'abord indiquer clairement, comme vous l'avez fait, madame la présidente, qu'il ne s'agit pas ici d'un débat sur le chlordécone : je viens simplement défendre la création d'une commission d'enquête proposée par les membres du groupe Socialistes et apparentés. Voilà très longtemps qu'une telle commission a été demandée. En effet, la question du chlordécone est une vieille histoire.

En vertu des textes applicables à la création d'une telle commission d'enquête, à savoir l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires et le règlement de notre assemblée, l'examen de la proposition de résolution présente un caractère spécifique.

Selon le droit commun, la commission est saisie à la fois de l'examen des conditions de recevabilité de la proposition de résolution et de l'opportunité de la création de la commission d'enquête. Cependant, en application de l'article 141 du Règlement, chaque président de groupe d'opposition ou de groupe minoritaire obtient, de droit, une fois par session ordinaire, la création d'une commission d'enquête. En l'occurrence, Mme Valérie Rabault, présidente du groupe Socialistes et apparentés, a manifesté au président de l'Assemblée nationale son intention d'exercer son droit de tirage, par un courrier en date du 10 mai 2019. Dans ce cadre, comme l'a rappelé la présidente Brigitte Bourguignon, notre rôle se limite à vérifier si les conditions de recevabilité sont remplies. Si c'est le cas, la création de la commission d'enquête sera ensuite actée par la Conférence des présidents.

Les articles 137 à 139 du Règlement fixent trois conditions de recevabilité, que je vais rappeler successivement.

Premièrement, l'article 137 du Règlement prévoit que les propositions de résolution tendant à la création d'une commission d'enquête « doivent déterminer avec précision soit les faits qui donnent lieu à enquête, soit les services ou entreprises publics dont la commission doit examiner la gestion ». En l'espèce, l'article unique de la proposition de résolution vise à créer une commission d'enquête ayant un objet unique, à savoir l'évaluation des causes et des conséquences de l'utilisation du chlordécone et du paraquat aux Antilles, dans ses différents aspects.

La première tâche de la commission d'enquête sera d'évaluer l'impact économique, sanitaire et environnemental de l'utilisation du chlordécone et du paraquat comme insecticides agricoles dans les territoires de Guadeloupe et de Martinique. Comme le rappellent l'exposé des motifs et le rapport de Mme Hélène Vainqueur-Christophe sur sa proposition de loi défendue en janvier dernier, le chlordécone, pesticide organochloré, a été utilisé entre 1972 et 1993 en Guadeloupe et en Martinique pour lutter contre le charançon du bananier. Le paraquat, herbicide appartenant à la famille des ammoniums quaternaires, a été lui aussi largement utilisé entre 2003 et 2007, jusqu'à ce que le Tribunal de première instance des Communautés européennes annule la directive européenne autorisant son usage. Cependant, alors que la plupart des produits phytosanitaires sont progressivement éliminés, certaines substances, dont le chlordécone, présentent des caractères persistants et bioaccumulables. J'insiste sur ce point : les molécules de chlordécone vont rester présentes en Martinique et en Guadeloupe, dans les terres et les eaux contaminées, pendant plusieurs siècles.

La deuxième tâche de la commission d'enquête sera d'identifier les responsabilités des autorités et acteurs, publics et privés, dans la prolongation de l'autorisation de ces produits. Ainsi, le chlordécone a reçu une autorisation provisoire de commercialisation en février 1972 mais, dès 1976, ses dangers potentiels pour la santé humaine et animale étaient connus. Dès cette époque, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) les a signalés et les États-Unis ont interdit le produit. En septembre 1989, la commission d'étude de la toxicité des produits antiparasitaires à usage agricole, à la suite du réexamen d'un ensemble de dossiers, s'est prononcée pour l'interdiction du chlordécone. Cet avis a été suivi, en février 1990, par le retrait de l'autorisation de vente de la spécialité commerciale, le Curlone, puis, en juillet 1990, par l'interdiction de la substance active, c'est-à-dire le chlordécone. Toutefois, comme le rappelle le rapport d'information déposé en juillet 2005 par M. Joël Beaugendre, la réglementation applicable à l'époque prévoyait que, lorsqu'une spécialité faisait l'objet d'un retrait d'homologation, la vente de ce produit sur le marché français ne devait cesser qu'un an après la notification du retrait, et un délai d'un an supplémentaire pouvait être toléré avant le retrait définitif du produit. En vertu de ces dispositions, le Curlone a pu légalement être employé aux Antilles jusqu'en février 1992. Cependant, son utilisation s'est poursuivie jusqu'en septembre 1993, sur le fondement de deux dérogations successives accordées par le ministère de l'agriculture. En 2002 encore, on a trouvé du chlordécone dans des patates douces lors d'un contrôle à Dunkerque. Il importe de comprendre comment cette prolongation a pu être autorisée et dans quelle mesure une telle erreur pourrait se reproduire à l'avenir.

Dans un troisième temps, la commission d'enquête devra évaluer les politiques publiques de recherche et de décontamination mises en oeuvre. Je voudrais vous signaler à cet égard que, sur les 24 000 hectares de surface agricole utile en Martinique, 12 000 sont au moins en partie pollués, dont un tiers en totalité. Depuis 2008, trois plans chlordécone successifs ont été mis oeuvre pour mobiliser des moyens afin de répondre à cette situation de pollution, de protéger la population mais aussi d'accompagner les professionnels, lesquels sont fortement touchés – notamment les pêcheurs, du fait de la diffusion de la molécule dans le milieu marin. Il s'agit également de créer les conditions permettant d'améliorer la qualité de vie des populations sur le plan économique, sanitaire, social et culturel. Pour 2019 et 2020, les financements prévus sont respectivement de 4,2 et 3,9 millions d'euros : autrement dit, ils sont en diminution. Il importe de contrôler l'utilisation de ces fonds. Je veux indiquer – c'est un point important et le chiffre est assez angoissant – que, selon une étude de Santé publique France, la présence de chlordécone est détectable chez 92 % à 95 % des Martiniquais et des Guadeloupéens. Un autre chiffre est extrêmement important : la Guadeloupe et la Martinique détiennent le record mondial pour ce qui est du taux d'incidence du cancer de la prostate. Une étude de 2012 montre en effet qu'on enregistre 500 cas pour 100 000 habitants par an dans chacun de ces territoires, contre 98 dans l'Hexagone. Cela montre bien qu'il y a un enjeu considérable. Il ne s'agit pas de faire de procès d'intention – mais nous discuterons de tout cela tout à l'heure, si vous le souhaitez.

Enfin, en conséquence du constat et de l'évaluation ainsi réalisés, la commission d'enquête devra étudier la nécessité et les modalités d'une indemnisation des préjudices subis par les victimes et les territoires de Guadeloupe et de Martinique. La prise en charge et l'indemnisation des victimes restent en effet très limitées : elles ont lieu dans le cadre du régime de maladies professionnelles, pour les travailleurs – des initiatives ont été lancées à cet égard par la ministre des solidarités et de la santé ; nous attendons d'en voir les résultats –, et des plans chlordécone destinés à accompagner les professionnels de la pêche et de l'agriculture. Ainsi, la création d'une indemnisation apparaît comme une solution pour les victimes de décisions publiques irraisonnées. C'était précisément l'objet des propositions de loi déposées en 2017 par M. Victorin Lurel et en 2018 par Mme Hélène Vainqueur-Christophe, qui n'ont malheureusement pas pu être discutées par l'Assemblée nationale en séance publique.

La proposition de résolution définit donc précisément les faits sur lesquels porterait la commission d'enquête.

Deuxièmement, l'article 138 du Règlement rend irrecevable la création d'une commission d'enquête ayant le même objet qu'une commission d'enquête ou une mission d'information disposant des mêmes pouvoirs ayant achevé ses travaux depuis moins d'un an.

Dans le cas présent, l'Assemblée nationale ne s'est pas penchée sur la question des conséquences de l'utilisation du chlordécone et du paraquat depuis huit ans. En outre, elle n'a jamais créé sur cette question de commission d'enquête ou de mission d'information disposant des prérogatives d'une commission d'enquête.

Pour mémoire, la commission des affaires économiques avait créé, le 19 octobre 2004, une mission d'information relative au chlordécone et autres pesticides dans l'agriculture martiniquaise et guadeloupéenne, présidée par M. Philippe Edmond-Mariette. Cette mission a débouché sur un rapport d'information, présenté par M. Joël Beaugendre le 30 juin 2005. En outre, le 24 juin 2009, l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques a déposé un rapport sur les impacts de l'utilisation du chlordécone et des pesticides aux Antilles, présenté par M. Jean-Yves Le Déaut et Mme Catherine Procaccia.

Aucune commission d'enquête ou mission d'information ayant achevé ses travaux depuis moins de douze mois n'avait donc le même objet.

Troisièmement, l'ordonnance du 17 novembre 1958 et l'article 139 du Règlement précisent qu'une commission d'enquête parlementaire ne peut être créée lorsque des poursuites judiciaires sont en cours sur les faits ayant motivé le dépôt de la proposition.

Interrogée par le président de l'Assemblée nationale, Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice, lui a fait savoir par lettre du 27 mai 2019 que « le périmètre de la commission d'enquête parlementaire envisagée est susceptible de recouvrir pour partie celui d'une information judiciaire en cours, ouverte des chefs de mise en danger de la vie d'autrui, tromperie et administration de substances nuisibles, et suivie au pôle de santé publique de Paris, relative à l'utilisation du chlordécone dans les Antilles françaises ». S'agissant du paraquat, elle n'a « pas connaissance de poursuites judiciaires en cours en lien avec les faits ayant motivé le dépôt de la proposition ». La garde des sceaux appelle donc l'attention de l'Assemblée sur « l'articulation de l'enquête parlementaire avec la procédure judiciaire susvisée, la première ne devant pas donner lieu à des investigations sur des aspects relevant de la compétence exclusive de l'autorité judiciaire ».

Cette condition posée, j'estime que la procédure mentionnée ne fait pas en soi obstacle à la création de la commission d'enquête, pour autant que celle-ci s'abstienne de faire porter ses investigations sur des faits qui feraient l'objet de la procédure pénale engagée.

En conséquence, je vous propose de constater que la proposition de résolution répond aux conditions fixées par l'ordonnance du 17 novembre 1958 et par les articles 137 à 139 du Règlement de l'Assemblée nationale. Aucun obstacle ne s'oppose donc à la création de la commission d'enquête.

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