Intervention de Didier Migaud

Séance en hémicycle du lundi 17 juin 2019 à 16h00
Débat sur le rapport de la cour des comptes sur le budget de l'État

Didier Migaud, Premier président de la Cour des comptes :

Le contournement du principe fondamental d'universalité budgétaire est parfois justifié par la volonté de sanctuariser des crédits. Cet argument n'est pas recevable dès lors que le pouvoir exécutif dispose de cadres budgétaires de droit commun pour parvenir au même résultat et que, s'agissant de la garantie du financement des priorités politiques qu'il a déterminées, la décision lui appartient en totalité.

Pour le dire simplement, cette zone grise budgétaire, qui tend à se développer, pourrait – devrait – être supprimée, en réalisant un choix clair entre l'intégration des sommes concernées au budget de l'État ou une véritable délégation à des opérateurs.

Quels que soient les moyens utilisés et les justifications politiques avancées, l'autorisation budgétaire et le respect des prérogatives du Parlement s'accommodent difficilement de la fragmentation croissante dont souffre le budget de l'État. Il y a là, me semble-t-il, une question de bon fonctionnement de la démocratie.

Par ailleurs, notre rapport consacre des développements substantiels aux dépenses fiscales. Il s'agit d'un champ que nous avons déjà exploré à de multiples reprises, compte tenu du volume qu'elles ont atteint et de leur progression.

Ainsi, leur montant représente près de 100 milliards d'euros pour l'année 2018. En isolant l'impact du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi – CICE – , nous constatons que les dépenses fiscales ont augmenté de 1,8 % par an depuis 2013. Globalement, nous constatons que les dispositifs ont tendance à se multiplier, année après année, sans que l'on réexamine jamais ceux qui sont en vigueur.

Les dépenses fiscales soulèvent également, me semble-t-il, des questions profondes relatives à notre démocratie budgétaire. En effet, alors même qu'elles représentent le tiers des dépenses du budget général de l'État, elles échappent au processus politique d'arbitrage de la dépense dont relèvent les crédits budgétaires et les processus administratifs et comptables de suivi de la dépense, ainsi que les démarches d'évaluation de la performance publique.

La seconde réflexion plus substantielle ouverte par le rapport procède d'une analyse de la démarche de performance, promue par la LOLF. Cette analyse confirme une perception unanime : la culture de la performance, de l'efficacité, de l'efficience, est une greffe qui n'a pas encore complètement pris.

On peut en relever de multiples symptômes : une documentation budgétaire surabondante, peu utilisée et d'une pertinence parfois incertaine ; des indicateurs de performance de qualité inégale, qui ne sont pas devenus de réels instruments de pilotage ; des politiques publiques peu évaluées ; une allocation des moyens décorrélée des résultats ; des exercices de modernisation ou de réforme de l'action publique conçus sans rapport avec la démarche de performance initiée par la LOLF ; et je pourrai, malheureusement, multiplier les exemples.

Ces symptômes sont révélateurs de pratiques administratives peu favorables à la prise en compte de la performance des gestionnaires. C'est l'un des grands motifs de déception, pour les pères de la LOLF – dont je suis – , que de constater le faible degré de responsabilisation des gestionnaires publics.

Certes, la responsabilisation ne se décrète pas. La LOLF, à elle seule, ne pouvait pas aller à l'encontre d'une culture de la méfiance, dont sont trop souvent empreintes les relations entre l'administration du budget et les gestionnaires publics, d'autant plus qu'elle a été renforcée par les difficultés budgétaires provoquées par la crise de 2008.

Pourtant, les agents publics sont plus que prêts, nous semble-t-il, à contribuer au renforcement de l'efficacité et de l'efficience de la gestion publique. Mais ils ne peuvent le faire qu'à condition qu'on leur donne de vraies marges de manoeuvre, ainsi que de la visibilité, sur leurs ressources, et qu'on contractualise avec eux sur les réformes à accomplir – bref, à condition qu'on leur fasse davantage confiance. Assurément, tel n'est pas le cas aujourd'hui, en dépit des ambitions – que j'ai eu l'occasion de saluer – récemment formulées par le Gouvernement en la matière.

Le bilan décevant de la démarche de performance promue par la LOLF ne doit pas conduire au découragement, bien au contraire. Il ne faut pas oublier combien ce texte a permis de faire bouger les lignes, et de dépasser la seule logique de moyens qui lui préexistait. Il ne faut pas oublier non plus combien le contexte budgétaire particulièrement tendu ayant prévalu à partir de 2008 a pesé sur l'horizon des gestionnaires et annihilé en partie les effets positifs du dispositif de performance promu par la LOLF.

Sur la base d'un important travail de comparaison internationale, notre rapport propose plusieurs pistes pour refonder le dispositif. J'en résumerai quelques-unes.

Tout d'abord, il recommande de cesser de confondre objectifs gestionnaires et objectifs politiques, comme c'est trop souvent le cas aujourd'hui. Un gestionnaire ne peut être tenu pour responsable que de ce pour quoi il a de vraies marges de manoeuvre.

Ensuite, il faut s'appuyer bien davantage sur les résultats des évaluations des politiques publiques pour décider de la bonne allocation des moyens de l'État. Tel est précisément tout l'enjeu de votre démarche du « Printemps de l'évaluation », mesdames, messieurs les députés.

Plus des deux tiers des responsables de programme budgétaire que nous avons interrogés, dans le cadre de l'élaboration du rapport, considèrent que la budgétisation est décorrélée de la performance. Ce constat est très inquiétant et, me semble-t-il, incompréhensible pour nos concitoyens.

En observant ce que font nos voisins, nous disposons de sources d'inspiration pour refonder le dispositif de performance promu par la LOLF. Celles-ci pourraient, par exemple, nous conduire à réaliser régulièrement des revues des dépenses ainsi que des évaluations des politiques publiques, conformément à un programme qui pourrait être arrêté dans le cadre de la loi de programmation des finances publiques et adopté au Parlement.

Il y a là autant de questions que la Cour aura l'occasion de traiter à nouveau dans le cadre des travaux de bilan qu'elle consacrera à la LOLF, dont le vingtième anniversaire approche. Des initiatives seront certainement prises de votre côté d'ici là.

Outre les problèmes de performance que je viens d'aborder, le champ des réflexions que vous pourrez engager gagnera à être plus vaste encore, pour embrasser la cohérence globale de la gouvernance des finances publiques et, en son sein, la place du Parlement dans le débat budgétaire. À cet égard, deux sujets me semblent mériter tout particulièrement votre attention.

Le premier est celui du traitement de la pluriannualité budgétaire. Vous le constatez mieux que nous : la gestion pluriannuelle de nos finances publiques n'est pas satisfaisante.

Ainsi, la loi de programmation des finances publiques que vous avez adoptée il y a moins d'un an et demi, couvrant la période 2018-2022, est déjà complètement dépassée. Plus généralement, outre la trajectoire du solde et de la dette publics, de nombreuses dispositions structurantes inscrites dans les lois de programmation sont rapidement perdues de vue.

Les programmes de stabilité, au contraire, sont devenus des points d'ancrage bien plus contraignants qu'auparavant pour nos finances publiques, ce qui pose évidemment la question des conditions de leur examen par la représentation nationale, lesquelles, en l'état actuel des choses, semblent peu satisfaisantes. Au demeurant, l'audit des finances publiques réalisé par la Cour en 2017 proposait d'inscrire dans la loi organique relative à la programmation et à la gouvernance des finances publiques le principe d'un débat systématique, suivi d'un vote.

De façon générale, il me semble regrettable que le Parlement soit si peu associé à la définition de la stratégie budgétaire de notre pays. Toutefois, je constate que des progrès ont été récemment réalisés dans ce domaine, parmi lesquels figurent les modifications apportées au calendrier d'examen de la loi de règlement, que j'ai saluées tout à l'heure.

À une moindre échelle, on peut également regretter la quasi-disparition, au cours de la période récente, des contrats pluriannuels entre l'État, d'une part, et ses grandes administrations ainsi que ses opérateurs, d'autre part, à rebours de ce qui a cours et fonctionne de façon satisfaisante entre l'État et les caisses nationales de sécurité sociale. Il y a là un modèle dont il serait souhaitable de s'inspirer.

Cette comparaison soulève la question de notre capacité à disposer d'une vision globale et intégrée de nos finances publiques. Tel est le second point de réflexion que je souhaite ouvrir devant vous.

Quand bien même il ne fait pas consensus, il me semble utile de remettre ce sujet sur la table, tant il est toujours aussi difficile de disposer d'une vision consolidée de la situation financière des administrations publiques – État, sécurité sociale et collectivités locales – susceptible d'être soumise à la représentation nationale.

La question de la création d'un document financier fusionnant les lois de finances et les lois de financement de la sécurité sociale avait été soulevée lors de la naissance de la LOLF. La Cour avait formulé des réserves sur ce point, mais la fiscalisation grandissante des ressources de la sécurité sociale, qui est appelée à se renforcer, justifie que le sujet fasse à nouveau l'actualité.

Nous pouvons au moins progresser vers une meilleure articulation du débat parlementaire relatif à ces deux textes, au stade de la programmation budgétaire comme de l'exécution. On pourrait par exemple envisager une discussion générale commune, suivie d'un examen des volets respectifs en dépenses et en recettes. Et, en aval, pourquoi ne pas imaginer une loi de règlement commune à l'État et à la sécurité sociale – ou, pour être plus ambitieux encore, une « loi de résultats » ?

Je laisse bien sûr ces questions ouvertes à votre réflexion ; la Cour, je l'ai dit, aura sans doute l'occasion de les aborder dans ses travaux d'ici à 2021 et est disponible, bien sûr, pour contribuer à votre travail.

Si l'exécution du budget 2018 s'est faite dans de meilleures conditions que celle du précédent, la situation financière de l'État demeure tendue et préoccupante. Dans ce contexte, nos concitoyens se montrent de plus en plus attentifs au contrôle de l'utilisation qui est faite du fruit des efforts auxquels ils ont consenti. Cette exigence rend d'autant plus cruciale et pertinente votre ambition de créer ce rendez-vous du contrôle des résultats de l'action publique qu'est le « Printemps de l'évaluation ». Mais, au-delà d'un moment dédié dans l'année, cette ambition doit être permanente et irriguer l'ensemble des travaux et activités de vos commissions.

Soyez assurés que la Cour sera à votre écoute et à votre disposition pour jouer toujours plus efficacement son rôle d'assistance aux pouvoirs publics.

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