Intervention de Pierre Moscovici

Réunion du jeudi 6 juin 2019 à 9h10
Commission des affaires européennes

Pierre Moscovici, commissaire européen aux affaires économiques et financières, à la fiscalité et à l'union douanière :

Monsieur Anglade, nous sommes en très large accord pour réfléchir à la manière de faire bouger la règle de l'unanimité. Mais c'est la politique qui va faire bouger les choses ! Car, si vous comptez sur les ministres des finances – dont j'ai été –, je puis vous dire qu'ils ne souhaiteront pas renoncer à ce qu'ils pensent être, pas forcément à tort, leur souveraineté fiscale.

Ils ne comprennent pas qu'en matière fiscale, la souveraineté européenne est un atout dans le monde où nous vivons. Les Américains et les Chinois utilisent l'arme fiscale de manière extrêmement agressive. Si, en Europe, nous restons une espèce de patchwork gentillet, nous allons nous faire déborder à tous égards. C'est d'ailleurs l'enjeu d'une fiscalité du numérique.

Par ailleurs, il y a aussi un enjeu démocratique. Est-ce que la nouvelle donne du Parlement européen va être favorable à une évolution ? La Commission a tenu à laisser une sorte de testament en la matière. C'est une communication que j'ai faite en janvier. Elle dit qu'au fond, il faut passer les décisions sur la fiscalité à la majorité qualifiée. Certes, ne faisons pas de provocation et ne passons pas d'un coup l'ensemble à la majorité qualifiée, mais ayons plutôt une sorte de feuille de route et commençons par les sujets consensuels, par exemple tout ce qui concerne la lutte contre la fraude et l'évasion fiscale.

En ce domaine, nous avons réalisé des performances que je n'espérais pas moi-même au début de mon mandat. Car je pensais que j'allais, comme tous mes prédécesseurs commissaires à la fiscalité, m'ennuyer et buter sur les réticences de tous les États membres. Mais quelque chose s'est produit : une opinion publique européenne est née, des médias se sont intéressés au sujet, la communauté internationale a avancé… Ainsi, on a pu faire adopter quatorze directives extrêmement substantielles en la matière. Je ne veux pas y revenir ici, mais je citerai tout de même : la liste noire des paradis fiscaux, l'échange automatique d'informations, la fin du secret bancaire, la transparence sur les intermédiaires, la publicité des données comptables et fiscales… C'était inimaginable il y a cinq ans, inimaginable !

Mais, sur les autres sujets, nous sommes bloqués, parce que l'opinion publique européenne n'est pas aussi claire et parce que les États membres restent dans leur pré carré, tandis que la règle reste celle de l'unanimité. Je distingue donc bien les deux aspects : lutte contre la fraude fiscale d'un côté, réformes de structure de l'autre. Je pense qu'il faut adopter une démarche graduelle de transfert de la matière fiscale, de l'unanimité vers la majorité qualifiée. En ce domaine, je pense que les parlements ont un rôle fondamental à jouer.

Si j'examine la composition du nouveau parlement européen, comme celle de l'ancien d'ailleurs, je constate que ce sujet y fait consensus. Il réunit probablement les quatre cinquièmes du parlement. Il sera donc un allié de la Commission européenne, pour deux raisons. D'abord il y croit et il a pris, en instituant des commissions spéciales sur la criminalité financière, la fraude fiscale et l'évasion fiscale, dites commissions « tax », un rôle plus important dans le contrôle de la matière fiscale. Mais il n'est pas co-législateur, ce qui constitue la deuxième raison de son soutien à une évolution : si vous passez de l'unanimité à la majorité qualifiée, vous introduisez la fiscalité dans la méthode communautaire et le Parlement européen devient co-législateur.

Cependant, il faut aussi que les parlements nationaux s'en mêlent. Je pense que, s'il y a une poussée conjointe des grands partis politiques européens, des parlements nationaux et du Parlement européen, le verrou de l'unanimité finira, petit à petit, par céder. Au contraire, si vous n'en faites pas une cause politique, il ne se passera simplement rien.

J'ai été content d'observer que, pendant la campagne européenne, M. Weber, qui n'est pas mon candidat pour la présidence de la commission mais pour qui j'ai beaucoup d'estime, avait dit, au nom des conservateurs, être favorable à la fin de la règle de l'unanimité. C'est pourtant un conservateur allemand ! Je pense donc qu'il s'agit d'un combat politique. Si, dans les cinq années qui viennent, on avance et on travaille là-dessus, je pense qu'on va pouvoir faire bouger les choses. Sinon, il ne se passera vraiment rien.

En ce qui concerne l'Italie, la situation n'y est pas identique à celle de décembre 2018. En décembre 2018, nous étions dans une phase ex ante, c'est-à-dire que nous nous fondions sur les résultats de 2017, globalement conformes, et nous préparions les budgets 2019. Nous abordions donc les problèmes à un stade préalable, ce qui a permis à l'Italie de prendre des engagements, engagements qui furent adoptés dans le cadre de son projet de loi de finances pour 2019. Nous étions donc en présence d'une année 2017 non problématique et d'un débat budgétaire en cours.

Aujourd'hui, nous nous situons dans un contexte ex post. L'année 2018 n'est pas conforme avec le pacte, comme il faut le constater. À elle seule, elle justifie l'ouverture d'une procédure pour déficit excessif. Quant à l'exercice 2019, qui est en cours, il n'est pas forcément modifiable aisément, en particulier dans un contexte politique dont je n'ai pas vraiment besoin de vous décrire la complexité. Quant à l'année 2020, elle s'annonce difficile, puisque certains partis politiques affirment qu'ils veulent exclure toute augmentation de TVA, ce que je peux comprendre, mais aussi qu'ils excluent toute mesure alternative, ce qui ferait filer le déficit.

La situation n'est donc pas identique à celle de décembre 2018. Mais quelque chose est comparable, à savoir qu'il revient à l'Italie d'assumer, en quelque sorte, la charge de la preuve pour ce qui est de sa volonté de réduire ses déficits et sa dette. C'est pourquoi, au cours de ma conférence de presse d'hier, j'ai annoncé que ma porte restait ouverte pour échanger, pour écouter et pour constater.

J'ai toujours considéré que la sanction était stupide : je ne change pas d'avis. J'ai toujours considéré que l'approche punitive du pacte n'était pas la bonne : je ne change pas d'avis. Je considère que l'Italie, qui est une grande économie au coeur de la zone euro, doit le rester et je ne change pas d'avis. Mais, en même temps, comprenez-moi : tout en étant le membre de la Commission le plus favorable à la flexibilité, j'ai dû y faire preuve de force de persuasion pour convaincre tant mes collègues que les membres du Conseil. Ce n'est pas toujours facile.

Cependant, le partisan de la flexibilité que je suis n'est pas partisan du laxisme. À un moment donné, si aucun critère n'est respecté, il faut que le pacte s'applique dans sa rigueur. Puisque nous sommes à la fin du tournoi de Roland-Garros, permettez-moi de filer la métaphore tennistique : si vous servez sur la ligne, on peut vous accorder le point et même, à la limite, dans le cas où l'arbitre n'a pas de bonnes lunettes, si la balle est juste à côté de la ligne… Mais si vous servez loin du couloir, il y a problème. Il est difficile d'accorder le point. Il en va de même avec le pacte de flexibilité.

Il faut maintenant que les Italiens fassent la preuve de leur volonté de respecter le pacte, en avançant des données et en proposant des mesures. Il ne me revient pas de leur dire lesquelles ! Je n'ai jamais procédé ainsi. Quand j'étais ministre des finances et que, pour mon premier déplacement à Bruxelles, j'avais rencontré Olli Rehn, mon prédécesseur, il m'avait envoyé au préalable une lettre très longue de recommandations à suivre. Je lui ai expliqué respectueusement que ce n'était pas ainsi qu'il fallait faire, que nous avions une communauté d'objectifs et d'engagements, mais que nous jouissions, au niveau national, d'une certaine liberté de moyens.

C'est pourquoi je ne viens pas vous expliquer ici comment vous allez faire votre budget. Je n'ai jamais commenté les mesures que la France prenait. En revanche, nous examinons à la fin les équilibres. Ainsi, l'Italie, dotée de sa propre souveraineté et de ses propres règles politiques, doit prendre des mesures si c'est nécessaire ou, en tout cas, donner des chiffres qui nous permettent de constater que 2019 et 2020 sont des années pour lesquelles nous pouvons avoir confiance.

C'est pourquoi le processus en cours est un peu différent de celui de 2018. En 2018, nous avons conduit une vraie négociation. Nous nous sommes vus plusieurs fois avec le président du Conseil, et maintes fois avec le ministre des Finances. On a fini par conclure un accord. Là, il n'y aura pas de négociation de la même façon. Mais les Italiens peuvent convaincre, tant la Commission que leurs partenaires, que des efforts effectifs sont ou seront réalisés pour 2019 et 2020. Voilà ce qu'on peut attendre. Cela permettrait d'éviter une issue que je ne souhaite pas mais qui, à ce stade, serait justifiée.

En ce qui concerne le système actuel de TVA en vigueur pour les échanges entre États membres, il repose encore sur un régime transitoire établi en… 1993. Au bout de vingt-six ans, on peut quand même dire que c'est un état transitoire qui dure ! Nous connaissons les défauts de ce système : il est trop fragmenté et il est vulnérable à la fraude. Or nous voulons donner la possibilité aux entreprises de l'Union européenne de développer leurs activités transfrontalières et de bénéficier de conditions de concurrence égales au sein de l'Union. C'est pourquoi j'ai proposé, à plusieurs reprises, des réformes qui permettent d'aller vers un « régime définitif » de TVA. L'ampleur du problème est aujourd'hui si importante que je ne crois pas décent, de la part des États membres, de l'ignorer. La dernière révélation portait sur ce grand cambriolage, parfois appelé grand theft Europe, de fraude massive reposant sur un carrousel causant 50 milliards d'euros de dommages.

Dans son plan d'action sur la TVA d'avril 2016, la Commission a déjà souligné la nécessité de mettre en place un espace TVA unique dans l'Union, pour répondre aux défis du vingt-et-unième siècle. Le Parlement européen a adopté en 2016 une résolution intitulée « Vers un système de TVA définitif et de lutte contre la fraude à la TVA ». Il faut aussi améliorer les règles actuelles, qu'elles fonctionnent de manière beaucoup plus efficace en matière de TVA transfrontalière. Ce sont les quick fixes que la Commission a proposés en octobre 2017 pour le système de TVA actuel. Ces mesures ont été adoptées par le Conseil le 4 décembre 2018 et entreront en vigueur le 1er janvier 2020.

La Commission a aussi proposé en octobre 2017 et adopté en mai 2018 une proposition détaillée, qui comprend les mesures techniques de mise en oeuvre, visant à abolir cette TVA transfrontalière. Je vais vous donner mon sentiment de manière très carrée : depuis mai 2018, cette proposition est sur la table du conseil, mais on n'en a jamais entendu parler au conseil Ecofin !

Jamais aucune présidence n'a estimé que ce soit une priorité suffisante pour que ce sujet vienne à l'ordre du jour. Ainsi, on n'en parlera pas d'ici à la fin du mandat de cette Commission. Pourtant, je pense qu'il est absolument fondamental que ce dossier soit repris. Là encore, la pression politique doit s'exercer, car c'est un véritable scandale. La réponse est très simple : il n'y a qu'à décider et avancer.

En ce qui concerne la politique agricole commune, sujet très compliqué, je ne vais pas entrer dans le détail, d'autant que vous connaissez le sujet beaucoup mieux que moi. Il est vrai qu'il y a une différence entre la Commission européenne et la France, mais cette différence n'est pas une divergence. Des échanges extrêmement nourris ont eu lieu entre le ministre de l'agriculture et mon excellent collègue irlandais Phil Hogan, qui a tout de même proposé un montant total de 365 milliards d'euros pour la PAC, soit une diminution qui avoisine les 5 %, mais va de pair avec une modulation impliquant une répartition différente.

Les propositions qu'il a faites incluent des réformes structurelles de la PAC, axées sur six grandes priorités : la modernisation ; le partage des responsabilités ; l'innovation et le transfert de connaissances ; le ciblage du soutien aux agriculteurs ; l'ambition environnementale et climatique ; le renouvellement des générations. Or je pense que la France se reconnaît aussi dans ces piliers.

Il va maintenant y avoir une période importante pendant laquelle vous devez être mobilisés, comme parlement national, à savoir la négociation finale du cadre financier pluriannuel. Il est plus que vraisemblable que cela se fera une fois la nouvelle Commission mise en place, soit sans doute en 2020, année pendant le second semestre de laquelle la présidence du Conseil reviendra à l'Allemagne. Il faut se préparer, mais je pense qu'il serait de mauvaise méthode de considérer que la France et la Commission ne sont pas dans le même camp. Car la Commission a fait la proposition à mes yeux la plus ambitieuse possible, dans les conditions de pression « atmosphériques » actuelles et compte tenu d'une marge budgétaire qui est réduite. Les plafonds sont en effet extrêmement bas. Il revient donc aux autorités françaises, et au parlement national, de se mobiliser pour faire en sorte que la PAC ait la place la plus ambitieuse possible dans un budget qui doit aussi prendre en compte de nouvelles priorités.

Car je pense qu'il n'est pas contestable que la sécurité à la frontière extérieure, l'accueil des migrants ou encore le doublement d'Erasmus, priorité du Président de la République que je partage absolument, doivent aussi être financés. Il faut donc faire entrer l'édredon dans la valise. Il faut tout de même que la valise soit plus grande si l'on veut que l'édredon soit plus large. Mais je pense qu'un travail main dans la main, entre la Commission et la France, est la bonne attitude à adopter, loin d'une opposition entre les institutions. Car les priorités sont les mêmes de part et d'autre, même si les volumes ne sont pas exactement les mêmes.

En ce qui concerne Siemens et Alstom, je ne saurais dévoiler les délibérations de la Commission, qui sont secrètes. Je veux simplement indiquer que les règles de la concurrence n'empêchent pas la mise en place de champions. Vous avez vous-même rappelé les milliers de décisions qui ont été favorables à des fusions. Je puis vous dire que ma collègue et amie Margrethe Vestager aurait nettement préféré, pour de nombreuses raisons, que cette fusion puisse avoir lieu et qu'elle puisse l'autoriser. Je pense qu'elle a fait le maximum en la matière, mais elle a dû tenir compte des règles telles qu'elles sont.

Cela dit, on sait qu'il y a des éléments nouveaux, tels que la Chine, le numérique et la prise en compte d'un marché pertinent qui doit être beaucoup plus vaste que ce n'est le cas aujourd'hui. Mais, franchement, dans les conditions actuelles et dans le cadre des règles actuelles, compte tenu de certaines incompréhensions qui pouvaient aussi exister entre les deux entreprises – ce n'était pas non plus un long fleuve tranquille –, je pense qu'elle a pris la seule décision qu'elle pouvait prendre en l'état, après avoir examiné, discuté et dialogué. Cela ne veut pas dire qu'à l'avenir il faille en rester là. Une réflexion s'est amorcée en France, grâce à un rapport de l'Inspection générale des finances, à une note du Conseil d'analyse économique et, peut-être demain, à des travaux de votre assemblée. Je salue cette réflexion bienvenue. Je pense qu'il faut en effet penser maintenant la concurrence à l'échelle du monde. C'est un sujet à traiter par la prochaine Commission, par le prochain Parlement européen et par les prochaines institutions.

Toutefois, il faut se garder d'une certaine illusion française : il n'y aura pas de grand soir de la concurrence ! On peut en modifier les règles ; sans doute le faut-il. Mais elles ont aussi, d'une part, un sens solide, à savoir protéger le consommateur, et, d'autre part, des défenseurs consistants au sein de l'Union européenne. Il faudra trouver un compromis en la matière, comme il faudra que la France renonce, ou plutôt apprenne qu'il faut aussi parfois tenir compte des positions des autres. Il n'y aura pas de politique industrielle à la française à l'échelle continentale. Faire bouger les règles de concurrence pour tenir compte des nouvelles donnes du marché mondial est en revanche quelque chose de tout à fait envisageable.

S'agissant de la conditionnalité des fonds structurels en fonction du respect de l'État de droit sur le territoire de l'État qui en bénéficie, je ne peux donner qu'une opinion personnelle. Je sais que le sujet est extrêmement délicat, parce qu'on entend combattre des gouvernements qui manquent à l'État de droit et qui le violent. Je rappelle que l'article 7 du Traité sur l'Union européenne est aujourd'hui invoqué contre deux États membres. Pour la Pologne, c'est la Commission qui l'a fait ; pour la Hongrie, c'est le Parlement européen qui l'a proposé. Je pense que l'Union européenne est une communauté de valeurs et une communauté de droit, et qu'il est absolument impossible, illégitime et insupportable de ne pas respecter cela. Certes, la suspension des fonds structurels touche les populations, mais il y a tout de même quelque paradoxe à violer le droit avec l'argent des autres. Tout bien considéré, dès lors qu'il s'agit de faire de cette suspension un levier d'action politique pour faire renoncer à des violations sur l'État de droit, je suis favorable à la conditionnalité des fonds structurels. Toutefois, cette position n'engage pas la Commission. C'est la mienne propre : je pense qu'il faut pouvoir interdire, ou réduire, l'accès aux fonds structurels à des pays qui violent l'État de droit, lequel constitue tout de même l'essence même de ce que nous sommes.

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