Intervention de Éric Coquerel

Séance en hémicycle du lundi 17 juin 2019 à 21h30
Intérêt général dans la fonction publique — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaÉric Coquerel :

Madame la présidente, monsieur le secrétaire d'État, chers collègues, veuillez excuser mon retard et accepter mes remerciements pour la suspension de séance qui me permet d'ouvrir la discussion générale, fût-ce essoufflé.

La fonction publique est l'un des biens les plus précieux de la nation. La fonction publique en France, c'est aussi un emploi sur cinq.

La fonction publique et ses valeurs ont émergé des grandes luttes sociales et républicaines. Ces combats rassembleurs ont permis de faire de la fonction publique le ciment de l'intérêt général.

Toutefois, depuis les années 1990, une lame de fond néolibérale la menace.

Les estocades ultralibérales ont été notamment portées pendant le quinquennat 2007-2012, avec la révision générale des politiques publiques – RGPP – puis, en dépit de la prétendue alternance politique, de 2012 à 2017 avec la modernisation de l'action publique – MAP. En mettant en place, de façon opaque, le Comité d'action publique 2022 – CAP 2022 – , le Président de la République entreprend lui aussi de hacher la fonction publique.

Pourtant, il n'existe aucun bilan clair sur les résultats des politiques de casse de notre État ; aucun examen, aucune remise en question. Les pourfendeurs de l'État avancent dans le brouillard, ministère par ministère. Ils se sont complètement coupés de la réalité sociologique, économique et démographique de notre pays.

Ceux qu'il est commun d'appeler les technocrates oublient que notre République française repose sur ces piliers, trop souvent oubliés tant ils font partie de notre quotidien. Car la fonction publique, ce sont nos écoles. Ce sont nos hôpitaux. Ce sont nos services postaux. Ce sont nos transports en commun.

Si nos services publics tiennent debout, c'est aussi parce qu'ils sont portés à bout de bras par des citoyens dévoués, pleinement engagés pour le bien commun.

Parfois, face aux coups de haches « austéritaires », ces citoyens relèvent la tête. Ils résistent. Ils résistent à l'air du temps. Ils résistent à la course à la privatisation et à la dégradation de nos services publics.

Ils résistent, et vous et votre monde, chers collègues de la majorité, les traitez parfois comme des quasi-criminels. Pour moi, ce sont des héros ordinaires.

Gaël Quirante est un syndicaliste de La Poste. Sa direction nous fait croire que le courrier est mort, et que les postiers ont vocation à disparaître. Pourtant, lui et les autres postiers voient bien que le nombre de petits colis explose, et que leur santé se dégrade, parce que les tournées s'allongent et que les ordres deviennent absurdes.

Alors, un jour, il se met en grève. Après plus d'un an de grève, après que son syndicat fut sorti majoritaire aux élections professionnelles grâce à sa combativité, il est placé hier en garde-à-vue, au seul motif qu'il a occupé un moment le siège de La Poste. Il en est sorti libre ce matin, mais il a été traité, pendant 32 heures, comme un criminel.

Éric Bezou est cheminot, syndicaliste lui aussi. Sa compagnie, la SNCF, était autrefois un fleuron du secteur public, mais elle subit chaque jour les coups de marteau de la privatisation et de la mise en concurrence que vous avez votées.

Pourtant, le train est un moyen de transport écologique, un moyen de transport d'avenir ! Éric voit bien que le management se calque sur celui du privé, parfois en pire, toujours plus brutal, comme l'a été celui d'Orange après la privatisation de France Télécom.

Alors, un jour, il se met à genoux devant sa direction, symboliquement, comme un lycéen de Mantes-la-Jolie. On lui reproche un comportement anxiogène. Il répond que la SNCF est en proie à une vague de suicides.

Un an auparavant, l'un de ses collègues, en poste à la gare Saint-Lazare, syndicaliste également, s'est suicidé en se jetant sur les rails. Ils sont de plus en plus nombreux, dorénavant, à faire ainsi – ainsi un syndicaliste de la CFDT, récemment, à Saint-Denis, dans ma circonscription – , toujours sur leur lieu de travail, ce qui indique bien la portée de leur geste.

Éric Bezou est menacé de licenciement, comme un délinquant.

Ce scénario infernal se répète tous les jours sous nos yeux. Dans les services d'urgence, dont la lutte actuelle révèle combien la situation est devenue insupportable, ou dans les écoles, la brutalisation de nos fonctionnaires et de nos anciens services publics croît sans fin.

Malgré le manque de transparence des plans d'austérité, nous constatons qu'avec la révision générale des politiques publiques ce sont 150 000 postes qui ont été supprimés en cinq ans dans la fonction publique d'État, soit une baisse de 5,4 % des effectifs, afin de réaliser sur le dos des agents publics des économies de près de 12 milliards d'euros. Quant à François Hollande, il a certes changé ses plans après les attentats de janvier 2015, mais la MAP prévoyait bien la suppression de 33 500 postes – ramenés à environ 5 000, même si aucun chiffre officiel n'a été communiqué sur ce point.

Ces politiques de désengagement de l'État ont pu être camouflées par une apparente stabilité de la fonction publique : le nombre total d'agents publics semble bien avoir augmenté entre 2007 et 2017, avec 286 000 postes supplémentaires, mais si l'on prend en compte l'augmentation de la population française, la proportion a en réalité diminué. Ce sont ainsi 50 000 postes de fonctionnaires qui manquaient au terme de cette même période.

Emmanuel Macron s'inscrit dans cette lignée destructrice dès 2015. Comme ministre de l'économie, il sort déjà la mitraille, annonçant vouloir réduire les effectifs et remettre en cause le statut des fonctionnaires. Comme candidat à l'élection présidentielle, il s'engage à tirer au bazooka en annonçant vouloir supprimer 120 000 postes d'agents publics pendant le quinquennat, les uns dans la territoriale, les autres dans la fonction publique d'État. Comme président, il lance de manière opaque le Comité action publique 2022, composé de personnalités de l'oligarchie publique et privée, faisant la sourde oreille aux demandes des syndicats.

Les partenaires sociaux sont aujourd'hui méprisés ; ils ont été laissés de côté pendant tout le processus d'adoption du projet de loi dit de transformation de la fonction publique. La manière dont le Gouvernement mène cette réforme est d'une grande malhonnêteté. Elle est également révélatrice de la tonalité autoritaire du quinquennat.

Depuis le début de l'ère Macron, les lois de finances que nous votons empoisonnent la fonction publique. Depuis fin 2017, je compte une baisse nette de 5 824 emplois correspondant à des coupes dans des missions de services publics aussi fondamentales que l'écologie – 2 402 équivalents temps plein en moins – , le travail – 2 204 ETP en moins – , l'éducation nationale – 1 826 ETP – , les solidarités et la santé – 1 032 ETP – ou encore l'économie et les finances publiques – 4 291 ETP.

À cette malhonnêteté s'ajoute le non-respect des principes budgétaires et démocratiques. En effet, le Parlement vote en loi de finances des plafonds d'emplois précis par mission qui, par la suite, ne sont pas exécutés par le Gouvernement. Je m'adresse à mes collègues parlementaires, quelles que soient leurs convictions : allez-vous tolérer plus longtemps que le Gouvernement ne respecte pas les engagements votés par la représentation nationale ?

Ces chiffres montrent le caractère insincère du budget voté, mais révèlent surtout la stratégie du Gouvernement. L'exécution budgétaire des plafonds d'emplois montre que les objectifs ne sont pas atteints. Cela en dit long sur l'ambivalence du Gouvernement en la matière : il communique en loi de finances sur une ambition de recrutement qu'il ne met en réalité pas en oeuvre. Les fonctionnaires ne sont qu'une variable d'ajustement budgétaire, on peut se permettre de faire des économies sur leur dos tout en fermant les yeux sur la précarité qu'on leur impose ainsi, et, au bout du compte, sur la dégradation de la qualité des services publics qui en résulte.

Il est temps pour le Gouvernement de rendre des comptes. Les Français ne peuvent se contenter des annonces libérales et provocatrices du ministre de l'action et des comptes publics promouvant la « généralisation du contrat » dans la fonction publique.

Le statut de la fonction publique est le droit commun ; le contrat, un régime dérogatoire. Pourtant, le mouvement de contractualisation est bien réel : entre 2007 et 2017, le nombre de contractuels a augmenté de 23 % alors que le nombre de fonctionnaires reculait de 0,5 %. Il y a aujourd'hui un contractuel pour cinq fonctionnaires, contre un sur six seulement en 2007.

La réforme actuelle de la fonction publique poursuit et amplifie ce mouvement, en étendant la possibilité de recours aux contractuels sous ses deux formes les plus dangereuses.

D'un côté, on précarise les secteurs les plus fragiles de l'emploi public à coups de contrats à durée déterminée, touchant davantage les fonctions publiques territoriale et hospitalière. Dans la territoriale, 65 % des contractuels sont en CDD ; seule la fonction publique d'État recrute davantage de CDI que de CDD. Dans les fonctions publiques territoriale et hospitalière, ce sont respectivement 73 % et 85 % des agents en CDD qui ont un contrat inférieur à un an. À cela s'ajoute le fait que plus des trois quarts des agents de la territoriale appartiennent à la catégorie C, contre un cinquième seulement au niveau étatique.

De l'autre côté, avec la réforme souhaitée par le Gouvernement, le recours à la contractualisation pour les postes correspondant aux plus hautes responsabilités ouvrira la voie au copinage, aux salaires négociés, ainsi qu'aux conflits d'intérêts et au pantouflage permis par de permanents allers et retours entre les secteurs public et privé.

Nous assistons donc à une extinction du statut de fonctionnaire et à un sabordage des droits et des garanties dont bénéficient les agents publics. Nous fonçons vers plus de concurrence, et, par là, vers l'individualisation et la privatisation des services publics. Bref, nous fonçons dans le mur.

Par cette proposition de résolution, nous demandons un véritable bilan de l'ensemble de ces attaques contre la fonction publique. Il est temps d'apprécier correctement, ministère par ministère, les résultats de semblables politiques quant aux suppressions d'emplois, en les comparant avec l'évolution naturelle de la population française et des besoins en services publics, que la question écologique et climatique rend plus élevés et cruciaux que jamais.

Tout d'abord, chaque femme et chaque homme travaillant pour l'intérêt général a le droit de savoir ce qu'il ou elle a perdu du fait de ces réformes par rapport à ce qu'il ou elle pouvait s'attendre à recevoir. Nous demandons par conséquent le calcul des économies que le gel du point d'indice a permises depuis 2010. Selon nos propres estimations, de 2008 à 2018, les économies réalisées sur le dos des fonctionnaires dépasseraient au total 100 milliards d'euros, soit environ 2 000 euros par agent et par an – ce qui, soit dit en passant, n'est pas bon non plus pour la consommation populaire. Il est urgent de revaloriser les rémunérations des fonctionnaires et agents publics qui, outre les conséquences du gel du point d'indice, n'ont pas perçu de prime exceptionnelle cette année, mis à part une partie de la direction générale des finances publiques et des forces de l'ordre – on voit bien qu'on est loin du compte.

Ensuite, les usagers et les usagères ont bien évidemment le droit de comprendre pourquoi leurs services publics sont de moins en moins présents sur le territoire, pourquoi ils dysfonctionnent, pourquoi eux-mêmes attendent de plus en plus longtemps, pourquoi des centres d'impôts ferment. Car si les services publics subissent de telles atteintes, si leur accessibilité, primordiale, est compromise, ce sont bien les politiques libérales du Gouvernement qui en sont responsables, et non les fonctionnaires.

Si nous-mêmes, représentants de la nation, avons tant de mal à obtenir les renseignements nécessaires sur les politiques menées par les différents gouvernements, qu'en est-il des citoyens et citoyennes, auxquels nous devons pourtant la transparence ?

Nous ne pouvons pas non plus rayer d'un trait de plume le statut de fonctionnaire, fruit d'une conquête révolutionnaire et sociale face à la captation des biens publics par le monarque et par les intérêts privés.

Ce statut a été défendu depuis 1789 et l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qui inscrit dans le marbre l'égalité d'accès aux emplois publics – « Tous les citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents » – jusqu'aux lois dites Le Pors des années 1980. Sa particularité se justifie par la loyauté due par les fonctionnaires à la République et au peuple, mais aussi par la protection qu'ils doivent eux-mêmes recevoir face à l'arbitraire des gouvernements.

Le principe d'égalité d'accès est consacré par l'existence des concours, plus impartiaux que le choix discrétionnaire de contractuels.

Le principe d'indépendance attribue au fonctionnaire la propriété de son grade, et non de son emploi, ce qui le protège des pressions politiques et de l'arbitraire administratif tout en garantissant sa neutralité vis-à-vis des usagers et usagères. Ce n'est donc pas seulement un droit : c'est bien un principe.

Le principe de responsabilité, lui, est au fondement du fonctionnaire-citoyen, doté de tous les attributs de la citoyenneté française, qui s'oppose au fonctionnaire-sujet.

Ce statut est le résultat de luttes républicaines et sociales. C'est un acquis issu du Conseil national de la Résistance qui protège non seulement les fonctionnaires, mais aussi, bien au-delà d'eux, la République, dont ils sont l'outil le plus précieux. Contrairement au salarié lié à son employeur par contrat, le fonctionnaire est au service de l'intérêt général. Remettre en cause cette spécificité lierait l'agent public à des intérêts particuliers. Substituer à la logique de la fonction celle de l'emploi ou du métier, c'est substituer à la logique de l'intérêt général celle du marché. La logique actuelle d'individualisation et de performance s'éloigne de la dimension collective inhérente à la fonction publique, nous le voyons tous les jours.

Si nous souhaitons renforcer la fonction publique, c'est pour ces raisons, et eu égard à l'importance du travail effectué par les agents des services publics, qui, par leur compétence, leur engagement, leur dévouement, font tout simplement tenir notre société au quotidien.

Il est donc crucial d'embaucher à hauteur des besoins et, parce que l'État doit être exemplaire, de titulariser tous les précaires de la fonction publique. Le Gouvernement peut-il entendre que la baisse de qualité des services publics a pour cause le désengagement de l'État ? Une telle politique permettrait de contrecarrer les mauvais résultats de la loi Sauvadet du 12 mars 2012, bien loin de son objectif – « déprécariser », par des titularisations et des conversions en CDI.

Les conditions de travail des fonctionnaires sont très éloignées de ce que certains appellent des privilèges. Ainsi, 46 % des agents travaillent le week-end, plus de 36 % entre 20 heures et 5 heures du matin, et 25 % – quasiment le double dans la fonction publique hospitalière – sont exposés à au moins trois contraintes de rythme.

Les réformes qui se sont enchaînées n'ont fait que dégrader les services publics, notamment en contribuant à creuser les inégalités territoriales par la création de véritables déserts de services publics, alors que c'est vers le rétablissement de l'égalité qu'il faudrait s'orienter, en garantissant un niveau de fonctionnement satisfaisant.

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