Intervention de Baptiste Cohen

Réunion du jeudi 16 mai 2019 à 14h35
Mission d'information sur l'aide sociale à l'enfance

Baptiste Cohen, directeur projet pôle protection de l'enfance de la fondation Apprentis d'Auteuil :

Le paysage de l'aide sociale à l'enfance compte de nombreux sujets qui sont d'une réelle complexité. Nous avons vécu un moment d'une grande importance et vous devez entendre un certain nombre d'acteurs, qui sont connus du fait de la mobilisation politique, institutionnelle et associative, pour travailler sur la question des MNA. Mais on pourrait aussi s'intéresser aux jeunes ayant fait l'objet d'atteintes sexuelles graves, à ceux qui souffrent de troubles du comportement et dont les familles n'arrivent pas à assurer l'éducation ou aux enfants dont les familles pâtissent d'une grande précarité et qui, du fait des difficultés, n'arrivent plus à faire face – dans ce cas, les raisons du placement ne sont pas directement liées à de la maltraitance, mais à quelque chose que l'on finit par qualifier de carence éducative et qui a des causes complexes. Celles-ci ont des conséquences sur les enfants et elles peuvent être aggravées par les situations sociales, médicales ou de santé que connaissent les familles, qui n'ont pas de rapport avec la mise en danger, mais relèvent de la fragilité.

On dénombre 330 000 mesures d'aide sociale à l'enfance – mais ce chiffre a dû augmenter depuis le dernier rapport publié par l'Observatoire national de la protection de l'enfance (ONPE) à partir des données de la direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (DREES). Le nombre augmente : je crois que près de 10 000 mesures supplémentaires sont prononcées chaque année. Le nombre de placements et de mesures décidées par des magistrats s'accroît. On n'arrive pas à enclencher un mécanisme d'aide sociale qui soit désirable du point de vue des familles. Il faut mesurer la gravité que représente, pour elles, une décision prise par un juge, alors même qu'elles n'ont pas été jugées : à aucun moment, il n'a été admis qu'elles étaient coupables de quelque chose, mais c'est quand même un juge qui va décider une mesure que l'on va qualifier d'assistance éducative mais que les familles vont souvent percevoir comme une sorte de punition. L'aide sociale à l'enfance est compliquée pour cette raison.

Plusieurs choses s'expriment en même temps : la vision de la société de ce que doit être la bonne éducation et la vision d'une famille qui a du mal, parfois, à dire ce que cela devrait être, car elle n'arrive pas à l'assurer. Quels sont nos objectifs ? Si j'insiste sur ce point, c'est parce qu'il y a un vrai enjeu de lisibilité de l'action publique dans le domaine de l'aide sociale à l'enfance. Nous avons un peu pris le parti d'essayer de regarder ce qui a structurellement besoin de changer. Le lien que nous faisons entre l'éducatif, dont Anne Werey a très bien parlé tout à l'heure, et la vision institutionnelle est qu'il faudrait arriver à dire que derrière l'expression « protection de l'enfance » il y a d'autres missions qui, pour les familles, ne se trouvent pas dans cette appellation. Tout le monde est d'accord sur le fait que les enfants ont besoin du Bien, et pas du Mal mais il faut aussi être conscient que le mot « protection » renvoie à une mise en danger et à quelque chose qui est parfois perçu comme une discrimination, une sorte de mise en accusation.

Par ailleurs, le débat institutionnel ne facilite pas la compréhension du rôle des uns et des autres. Quel est, en France, le rôle de l'État, des départements, des magistrats et, maintenant, des agences régionales de santé (ARS), compte tenu du très grand problème de santé mentale qui existe dans ce domaine ? Si on examine les textes, on s'aperçoit que tous ces acteurs ont des rôles différents et qu'il n'est prévu nulle part qu'il y ait un rôle commun. L'État s'appuie sur sa légitimité parlementaire, et vous êtes bien placés pour le savoir – merci, une fois de plus, pour votre attention ; les départements s'appuient sur les lois de décentralisation, qui leur ont confié un certain nombre de rôles, au nom de la proximité et de leur capacité à défendre l'intérêt des familles et l'égalité, y compris l'égalité des chances. Tout est compris dans tout : au nom des mêmes principes, les juges décident à leur manière, sans jamais rendre compte de la pertinence éducative des mesures qu'ils prennent. Où sont les évaluations éducatives des décisions judiciaires ? On n'est pas organisé pour qu'il y en ait. On ne sait donc pas si les mesures prises sont bonnes ou mauvaises. Elles sont « au nom de la loi », et donc justes. Mais qu'en est-il du point de vue de l'action éducative ? On ne le sait pas. Au bout du compte, il y a pourtant les familles, les équipes et les jeunes – les 330 000 d'aujourd'hui, ce qui est beaucoup, et ceux de demain.

À ce propos, je ne suis pas sûr que l'on connaisse le nombre de personnes qui ont fait l'objet de mesures d'aide sociale à l'enfance au cours des dix dernières années. On donne un chiffre annuel, mais on est incapable de dire quel est le nombre de familles qui ont vraiment fait l'objet de mesures d'aide sociale à l'enfance, et pendant combien de temps – en tout cas, nous ne le savons pas et je ne pense pas que vous soyez davantage informés – ou combien de jeunes de 16-18 ans sortent du dispositif chaque année. On se préoccupe d'eux au nom de la préparation à l'autonomie, mais on ne connaît même pas leur nombre.

Cela rejoint ce que disait Anne Werey, qui a commencé par ce sujet : il faut que l'on puisse connaître les besoins des jeunes. Il y a les MNA, mais il y en a également d'autres, je l'ai dit.

Je voudrais revenir sur les questions « institutionnelles ». Nous militons – car notre action est militante dans ce domaine – pour qu'il y ait des rapports de fin de prise en charge des mineurs confiés à l'aide sociale à l'enfance. On ne peut pas dépenser 60 000 euros entre 1 et 15 ans sans qu'il y ait un vrai rapport de fin de prise en charge. On doit formaliser, y compris avec les magistrats, si les dernières mesures prises ont fait l'objet d'une procédure judiciaire, ce qu'a un jeune quand il sort, compte tenu de son parcours et de sa capacité d'autonomie. Arrêtons de dire qu'il a seulement besoin que l'on s'entretienne avec lui à 16 ou 17 ans. Il faut vraiment produire quelque chose. Cela représente de l'ingénierie, c'est lourd, mais cela irait avec les coûts déjà engagés.

Il nous paraît également essentiel de rendre plus cohérente et plus lisible la répartition des responsabilités entre l'État, les départements, l'ordre judiciaire et les ARS. Dans une même région, selon les départements et leurs relations avec les ARS, il peut exister des protocoles ou non et il y a des approches des besoins qui sont complètement différentes d'une ville à l'autre, selon le département ou l'ARS à laquelle la ville est rattachée. La situation est très grave. Des enfants font l'objet de mesures d'aide sociale uniquement parce qu'on n'a pas aidé les familles à faire face aux difficultés de leurs enfants et des relations intrafamiliales – il n'y a pas que l'enfant ou le parent : parfois, c'est l'ensemble qui dysfonctionne ou qui a besoin d'aide.

La question se pose aussi à l'échelle des instances de gouvernance publique. Nous nous sentons concernés, comme tout le monde, et nous essayons de faire notre travail. Nous sommes plutôt participatifs, à Apprentis d'Auteuil, quand il s'agit de l'action publique. Nous y sommes très attachés. Si je peux utiliser cette image, c'est presque une religion pour nous. S'inscrire dans une dimension d'utilité publique est aussi important pour nous que notre racine ecclésiale. Nous avons ces deux dimensions, au nom de l'action sociale et de la solidarité. Mais il faut aussi s'interroger sur l'action publique. Il y a aujourd'hui le Conseil national de la protection de l'enfance (CNPE), le groupement d'intérêt public Enfance en danger (GIPED), l'ONPE et la direction générale de la cohésion sociale (DGCS) : je crois que personne n'est capable de dire clairement qui fait quoi, ni quelle est la régulation entre l'État, les territoires et la justice. Je l'ai dit lundi dernier lors d'une réunion au Sénat où il n'y avait pas de magistrats – 80 % de la dépense sont ordonnés par eux, mais ils n'étaient pas présents. Je ne sais pas s'ils n'ont pas voulu venir ou s'ils n'ont pas été invités, mais ce n'est pas le sujet. Ils n'étaient pas là alors qu'il y a en la matière un enjeu absolument majeur pour l'équilibre de l'action publique.

Il y a aussi la question de la prospective. Nous sommes tentés de penser, probablement parce que nous avons un petit bagage, que nous avons une histoire, celle de ceux qui ont fondé notre institution mais aussi celle de ceux avec qui elle a été fondée – nous essayons de ne pas fonctionner en circuit fermé – qu'il faut engager des travaux d'analyse d'une manière un peu prospective. Il faut qu'il y ait un moment où l'on se dégage des contingences immédiates pour se demander vers quoi on veut aller. La question de l'aide aux familles en difficulté est-elle un grand projet de société ou non ? Si c'est le cas, il faut le dire, et l'aide sociale est alors bien placée pour agir.

Il faut aussi regarder les aspects formels et concrets. Toutes les structures – nous ne sommes pas les seuls dans ce cas – ont été construites pour accueillir des jeunes en internat. Aujourd'hui, on diversifie : d'accord, mais on a financé des établissements avec de l'argent public et avec celui des donateurs. Il faut en parler. Que fait-on du personnel ? Comment fait-on évoluer les équipes vers des pratiques du travail social qui doivent devenir territoriales et collectives, et non plus uniquement individuelles ? Il y a mille questions qu'il faut poser car elles structurent profondément le champ de l'aide sociale à l'enfance. Il ne faut pas seulement se demander ce que l'on peut améliorer à l'intérieur du champ existant.

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