Intervention de Nicole Belloubet

Séance en hémicycle du jeudi 4 juillet 2019 à 15h00
Haine sur internet — Après l'article 6 (amendements appelés par priorité)

Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice :

Mesdames et messieurs les députés, je prendrai un peu de temps pour présenter cet amendement qui vient, en quelque sorte, concrétiser l'édifice construit par Mme la rapporteure.

Ce que nous souhaitons, à travers cette politique publique de lutte contre les contenus haineux, c'est être très efficaces et nous doter de moyens qui traduisent véritablement la volonté du législateur. Nous voulons donc concevoir des moyens d'enquête et des moyens judiciaires efficaces, en vue de poursuivre et condamner les auteurs des infractions visées.

À cette fin, je propose – et Mme la rapporteure m'a beaucoup épaulée pour cela – de créer un parquet spécialisé qui assurerait au mieux la répression de ces infractions. Ce parquet, constitué de magistrats formés spécifiquement à cette fin et particulièrement compétents sur ces sujets parfois très complexes, disposerait d'une compétence concurrente pour intervenir sur ces dossiers. En l'état du droit, nous pouvons d'ores et déjà organiser une telle compétence concurrente pour les actes de cyberhaine publics, notamment les raids numériques, dans la mesure où ils relèvent de la loi de 1881 sur la liberté de la presse. Tel n'est pas le cas, en revanche, des actes de cyberhaine qui ne sont pas publics, par exemple ceux commis par l'intermédiaire d'une messagerie privée. C'est pourquoi le présent amendement tend à créer un cadre complet et sécurisé, organisé de la manière suivante.

Pour les contenus haineux publics, la jurisprudence constante de la Cour de cassation ouvre d'ores et déjà une possibilité de compétence concurrente nationale pour les infractions de presse prévues par la loi de 1881 lorsqu'elles sont commises sur internet. Le lieu de commission du délit qui détermine la compétence de la juridiction se situe en tout point du territoire où la publication du texte litigieux a été réalisée. Comme n'importe qui peut, en tout point du territoire, avoir accès aux contenus publics diffusés sur internet, tout parquet peut logiquement s'en saisir. En pratique, aujourd'hui, une juridiction parisienne – pour prendre cet exemple – peut d'ores et déjà décider de se déclarer compétente en matière de messages de haine diffusés sur internet, dans la mesure où tous les messages sont accessibles depuis Paris.

Pour concrétiser cette compétence concurrente nationale, je diffuserai une circulaire afin d'en rappeler l'existence à tous les parquets généraux, et ce dès l'adoption de cette proposition de loi. Je veillerai à ce que le parquet qui sera nationalement retenu pour exercer cette compétence concurrente dispose des effectifs suffisants en matière de magistrats et de greffiers pour faire face aux procédures. Cette circulaire, monsieur Goasguen, expliquera aussi comment ce parquet spécialisé devra articuler son action avec celle des parquets locaux – qu'il ne s'agit pas, en effet, de déposséder de toute attribution en ce domaine.

Le mécanisme sera le suivant : dès réception d'une plainte signalant des faits de cyberhaine, une enquête sera immédiatement diligentée sous l'autorité du parquet spécialisé, qui adressera les premières réquisitions aux opérateurs techniques d'internet dans le but d'identifier les auteurs visés par la plainte. À l'issue de ces investigations, deux hypothèses se présenteront.

S'il s'agit de faits isolés, dès lors qu'un auteur aura été identifié et localisé, on retiendra le critère de compétence qui s'attache à son domicile, afin de privilégier la dimension pédagogique de la réponse pénale. Il s'agira donc d'une réponse de proximité. Le parquet du lieu du domicile de l'auteur pourra ainsi aisément mettre en oeuvre soit des mesures alternatives aux poursuites, pour les faits les moins graves, soit l'ordonnance pénale prévue par la loi de réforme pour la justice que vous venez d'adopter, si les faits paraissent plus graves. Le dessaisissement au profit du parquet du lieu de domicile de l'auteur favorisera la présence de ce dernier lors du jugement et du prononcé pédagogique de la sanction.

S'il s'agit de faits mettant en cause plusieurs individus, par exemple dans le cas de raids numériques discriminatoires, ou si, pour la même publication, plusieurs plaintes de victimes lui sont adressées, le tribunal de grande instance dont le parquet aura été spécialisé conservera sa compétence jusqu'au jugement. La désignation de cette juridiction unique spécialisée pour traiter ces affaires permettra d'assurer la cohérence de la réponse pénale et de la jurisprudence en la matière.

Autrement dit, le système que nous avons conçu permettra de conserver la proximité pour les incitations à la haine résultant d'un fait isolé, mais le parquet spécialisé pourra se saisir de l'affaire en cas de raids numériques.

Un mot, pour terminer, sur les contenus haineux non publics, par exemple dans le cadre d'échanges de textos ou de courriels. On ne s'inscrit pas, dans ce cas, dans le cadre de la loi de 1881 et la jurisprudence de la Cour de cassation permettant d'organiser la compétence concurrente d'un parquet spécialisé ne peut jouer. Il nous faut donc un texte spécifique. Tel est l'objet du présent amendement.

La question que nous nous sommes posée est la suivante : comment pouvons-nous organiser, de manière rationnelle, la remontée des dossiers vers ce parquet spécialisé sans provoquer une thrombose du système, laquelle conduirait au résultat inverse de celui recherché ? Nous avons opté pour une solution simple, celle de la plainte en ligne, qui, instituée par la loi de réforme pour la justice, verra le jour dans quelques mois, au premier semestre de 2020. Une personne qui portera plainte en ligne parce qu'elle aura été victime de messages haineux non publics verra sa plainte systématiquement traitée par le parquet spécialisé. Ce dernier opérera un tri, en bonne intelligence avec les parquets locaux : les dossiers qui mériteront d'être conservés par le parquet spécialisé le seront et ceux qui supposent un traitement local seront aiguillés vers le parquet local.

Organiser la remontée des dossiers pour toute forme de plainte risquerait d'être trop lourd et de paralyser le système. De plus, ce type de délit concernera plutôt des personnes qui sont ouvertes aux nouvelles technologies. C'est pourquoi nous avons retenu la compétence du parquet spécialisé sur la base d'une plainte en ligne. Que les choses soient claires : en toute hypothèse, il sera toujours possible, pour une personne qui ne saurait pas porter plainte en ligne, de se rendre dans un commissariat ou dans une gendarmerie pour le faire. Avec le ministre de l'intérieur, nous sensibiliserons les services enquêteurs à cette question afin qu'ils accompagnent les plaignants.

Nous avons ainsi construit, je crois, un système équilibré, en distinguant les contenus haineux publics et privés et, dans chaque cas de figure, en donnant la possibilité au parquet spécialisé de traiter les dossiers qui méritent de l'être à ce niveau-là.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.