Intervention de Jean-Luc Mélenchon

Séance en hémicycle du mercredi 10 juillet 2019 à 15h00
Organisation des communes nouvelles — Motion de rejet préalable

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Luc Mélenchon :

Je me présente à cette tribune fort d'une expérience, il est vrai maintenant un peu lointaine, d'élu local, majoritaire, et d'élu départemental un coup dans l'opposition, un coup dans la majorité – enfin, assez instruit de la vie locale pour avoir pris l'habitude de la permanence de certains discours et des conclusions que je vois d'année en année, je peux même dire dans mon cas de décennie en décennie, se confirmer.

D'abord, cette manie de répéter tout le temps que 36 000 communes, c'est trop. Ah bon ? Pourquoi ? Personne ne nous a jamais dit pourquoi 36 000 communes, c'était trop ! J'ai presque envie de vous dire que ce n'est pas assez, et dans un instant je m'expliquerai.

Ensuite, on entend dorénavant parler de territoires. C'est devenu un mot commun de tous les discours. Mais les élus républicains autrefois ne prétendaient pas représenter des territoires ! Ils représentaient des populations, et ce depuis l'origine révolutionnaire de la commune – je parle de la Révolution de 1789, mais dans un instant je remonterai un peu plus en arrière. La question de la commune ne s'est jamais présentée autrement que comme la possibilité pour des populations de prendre des décisions d'intérêt général communes.

J'ai donc vu avancer, progresser, sous couleur de modernité, d'efficacité – bien sûr, toujours – et que sais-je encore, l'idée selon laquelle la commune était un échelon insuffisant et qu'il fallait à toute force la regrouper avec d'autres : pour qu'il y ait moins de communes, pour qu'on puisse avoir les budgets suffisants… Mais jamais on ne pose la question dans l'autre sens, pour savoir précisément pourquoi ces budgets ne sont pas suffisants et ce qui empêche une commune de coopérer avec une autre.

Quand, à quel moment a-t-il existé un dispositif légal interdisant à une commune de coopérer avec une autre ? Au contraire, l'intercommunalité a constitué une souplesse initiale formidable ! Il était possible de créer un syndicat intercommunal de ramassage des ordures d'un côté, avec certains, et de créer un syndicat de l'eau avec d'autres, en fonction du bassin versant, etc.

Par conséquent, de grâce, ne figeons pas le débat en plaçant d'un côté les conservateurs qui ne rêvent que du passé et de l'autre les modernes qui, eux, savent comment gérer de manière dynamique le territoire. Ce n'est pas vrai.

Il y a des projets qui sont à l'oeuvre de longue main, et qu'il faut assumer pour ce qu'ils sont, c'est-à-dire des projets idéologiques. Moi, je ne prétends pas répondre à une pure rationalité dans mes choix : je réponds à une préoccupation, à un objectif, à une philosophie de la vie dans la cité.

De même, ce qui est en train de se mettre en place correspond à une philosophie de la vie dans la cité, que vous avez, monsieur le ministre, résumée parfaitement à l'Assemblée nationale, en une seule phrase qui tue le match, en quelque sorte. Vous avez déclaré : « Aujourd'hui, nous souhaitons franchir une étape supplémentaire en brisant le carcan uniforme hérité de la Révolution. » Le Président de la République l'a dit lui-même : « Nous souhaitons faire du sur-mesure, c'est-à-dire créer un droit à la différence. »

Monsieur le ministre, nous connaissons bien ceux qui excipent du droit à la différence et nous les avons toujours mis en garde sur le fait que le droit à la différence finit toujours dans la différence des droits. Nous ne connaissons presque pas d'exceptions à cette règle et, une fois de plus, ce sera le cas ici.

Méthodiquement, loi après loi, sous tous les gouvernements – le vôtre n'est pas plus coupable dans ce domaine que d'autres par le passé – nous avons vu défendre ce droit à la différence, parfois même sous les couleurs flamboyantes d'un girondinisme inventé.

Car la Gironde ne s'est jamais appelée elle-même Gironde à l'époque ! Elle était brissotine, c'est-à-dire de droite. Elle n'a jamais été fédéraliste, ni pour les communes. Ce sont les Jacobins qui ont au contraire développé les libertés communales, jusqu'à l'absurde, je ne peux pas m'empêcher de vous le dire : décider qu'une loi ne s'applique pas si un tiers des départements s'y oppose, on fait mieux comme centralisation !

Souvent, le jacobinisme a été confondu avec les lois de Napoléon, mais cela n'a rien à voir ! D'un côté, il s'agit de la Révolution et de l'intervention du peuple souverain, de l'autre il s'agit de l'autorité du tyran – car il faut bien l'appeler par son nom : quand on gouverne sans assemblée, c'est que l'on est un tyran.

Méthodiquement, donc, nous avons vu défendre dans notre pays tout ce qui pouvait pousser à ce droit à la différence. Évidemment, ce droit à la différence aboutit à des différences de droits, c'est-à-dire à des lois locales qui ne sont que la version moderne de la coutume et de la tradition – toutes choses qui peuvent être charmantes dans certains domaines, mais qui sont abominables au plan de la loi.

Car la Révolution a introduit une nouveauté dans l'histoire : la loi est la même pour tous et s'applique de la même manière à tous, parce que nous en délibérons tous. C'est une grande rupture dans l'histoire législative du pays. Ce n'est pas rien de revenir là-dessus !

Avouez-le : votre projet, et je ne vous en fais pas le reproche autrement que pour vous dire que je n'en suis pas d'accord, c'est la différenciation ! Vous avez inventé un nouveau concept. Nous autres, jacobins de gauche, nous avions inventé la décentralisation. La décentralisation n'est pas la différenciation. Ce n'est pas le même principe politique qui est à l'oeuvre dans les deux cas. La différenciation consiste à créer du droit local différent d'un endroit à l'autre. Et vous avez commencé à le faire !

Le traité d'Aix-la-Chapelle a ainsi permis l'existence de communautés. Nous avons commencé d'ailleurs dans cette assemblée à en fixer une pour l'Alsace, qui ne s'inscrit plus tout à fait dans le cadre de la loi une et indivisible.

Pourquoi faut-il que la loi soit une et indivisible ? Parce que c'est la condition de l'existence de la République. La République une et indivisible n'est pas qu'une affaire de frontières ! Bien sûr que c'est une affaire de frontières – mal en prenne à ceux qui y toucheraient – mais c'est surtout une idée politique. La République est une et indivisible parce que la loi est une et indivisible et que la seule communauté reconnue en République est la communauté légale.

Nous avons toujours soutenu ce point de vue contre tous ceux qui prétendaient le contraire et créaient des droits communautaires. Évidemment, un « droit local », cela fait moins barbare, moins obscur et moins sombre qu'un « droit communautaire ». Mais c'est la même chose : tout ce qui rompt l'unité de la loi ouvre sur un communautarisme. Et tous les communautarismes finissent inéluctablement dans la même ornière, qui est celle de l'ethnicisme.

Cela consiste à s'inventer des raisons locales naturelles de ne pas faire comme le voisin : soit parce qu'on ne parle pas tout à fait la même langue, soit parce que les coutumes ne sont pas les mêmes, etc. Vous ne trouverez jamais de justification suffisante pour l'efficacité de l'action commune autrement que dans ce type d'exaltation de la différence entre les gens.

Ce n'est pas un petit point, monsieur le ministre.

Bien sûr, je pourrais, comme d'autres le feront – et ils auront raison – examiner de plus près telle ou telle gargouille du nouveau mâchicoulis qui a été inventé aujourd'hui. Car j'ai noté que ceux qui vont protestant contre le mille-feuille administratif sont souvent ceux qui le regarnissent, et pas qu'un peu : à une structure s'en ajoute une autre, puis une autre qui cumule les structures précédentes, ou les annule mais permet qu'elles demeurent… Ici, naturellement, nous en avons pour notre compte.

Mais ce n'est pas de cela que je veux parler dans la motion de rejet – dans la motion de renvoi en commission et dans la discussion générale, on verra. Dans la motion de rejet, je veux parler de la philosophie politique républicaine initiale, et vous dire pourquoi nous rejetons absolument et totalement cette idée.

Nous ne croyons pas non plus que ce soit un hasard si toutes les tentatives de passage en force ont échoué dans le passé. Chaque fois qu'on a voulu regrouper de force, on n'est arrivé à rien. Mais on a connu des épisodes du plus haut folklore féodal, au moment des agglomérations. J'étais concerné, à l'époque, et j'ai vu comment cela se passait ; comment, sous prétexte de logique territoriale, des seigneurs féodaux, ici socialistes – j'en étais – , là de droite, s'arrangeaient entre eux : « Passe-moi telle commune, celle-là ira là, cette autre n'ira pas là… » Et le préfet, à la fin, flanquait des coups de tampon sur tout ça, ou poussait les uns et les autres à se regrouper !

De loin, on expliquait aux citoyens que c'était la rationalité de l'organisation du territoire. C'est faux. Cela n'a jamais été le cas. Je ne l'ai jamais vu.

La protestation, dans le cas qui m'occupe à cet instant, est donc fondamentalement politique. Je veux la faire aller aussi loin qu'elle doit aller pour être bien comprise.

Les communes sont le socle de la liberté des Français. À l'époque où l'on considérait que la principale richesse était la terre, elles bénéficiaient de chartes de toutes sortes, qui donnaient des libertés à ceux qui y vivaient. Au départ, elles ont été laborieusement construites. C'était parfois des assemblées communales qui avaient été concédées, ou plutôt, le plus souvent, arrachées. C'est par exemple le cas de Marseille, où tout a commencé avec une assemblée des métiers. « Métier vaut noblesse », disait-on. Tous ceux qui pratiquaient un métier, sans même devoir appartenir à une corporation, avaient le droit d'élire des représentants. Pour quoi faire ? Pour contrôler l'impôt, évidemment. Et pourquoi contrôler l'impôt ? Pour veiller à l'usage que l'on en faisait. Depuis le début, à la racine de la démocratie, il y a donc la volonté de contrôler l'usage du bien commun.

Ce que je suis en train de dire vaut dans sa généralité. Je viens de donner l'exemple de Marseille – « métier vaut noblesse » – où la citoyenneté existait comme base du pouvoir commun. Mais ce n'est pas vrai partout. À ce sujet, je voudrais souligner, une fois de plus, une différence qui éclaire la suite de l'histoire.

La vraie frontière culturelle qui coupe l'Europe n'est pas la frontière des langues, ni celle des religions : c'est les limes de l'empire romain. D'un côté, la cité, dont le souvenir est suffisamment fort pour irriguer toute la municipalisation de la vie italienne et, par suite, celle de la France – convenons d'appeler France le territoire de l'époque, vers l'an 1 000. C'est sur cette base que se reconstituent les assemblées citoyennes.

Mais de l'autre côté des limes, c'est un autre modèle : celui de la horde, de la tribu – soit dit sans aucune connotation péjorative. Ce sont d'autres traditions. Là prévaut le droit du sang, tandis que de notre côté – je m'y inclus, Méditerranéen que je suis – prévaut le droit du sol : « Tu es là, tu as le droit de décider ; peu importe qui est ton père, qui est ta mère, d'où ils venaient ou qui tu es. Puisque tu es là, tu as un droit égal à celui des autres à décider. »

Voilà ce qui a été l'élément fondamental de l'inspiration républicaine, dans le temps long, très long, très très long, jusqu'à la grande révolution, dont beaucoup d'épisodes sont en quelque sorte cachés par l'histoire. On croit que la grande révolution a été une sorte de mouvement spontané vers une centralisation induite par la destruction de la monarchie et de tout l'ancien régime, avec ses salmigondis, ses tartifouillis de baillages, de sénéchaussées et que sais-je encore, bref cette organisation du territoire confuse permettant tous les abus et la juxtaposition de tous les pouvoirs excessifs.

Non, ce n'est pas cela. Dès l'instant fondateur de la révolution est apparu un phénomène nouveau : ce que l'on appelle les fédérations. Dès l'été 1789, à la suite de la Grande peur – l'événement compte peu – , se constituent des milices bourgeoises pour résister à d'improbables invasions de brigands qui n'ont d'ailleurs jamais eu lieu, mais qui ont conduit directement à l'émergence d'un pouvoir populaire, tel qu'il était à l'époque, pour contrôler ce qui se passait.

Le premier 14 juillet, c'est la Fête de la Fédération : la réponse apportée à un processus qui venait du terrain, à une volonté de contrôler localement ce que l'on faisait. C'était forcément à taille humaine : il fallait que les gens puissent se connaître, il fallait qu'ils puissent se reconnaître.

Durant le processus révolutionnaire de 1789, cette assemblée a été régulièrement envahie par les sections de Paris ; nous avons d'ailleurs ici un tableau – le seul, je ne sais pas pourquoi, qui représente la Révolution – où l'on voit M. Drouet menacer le président de séance de l'époque. On a fini par croire qu'il s'agissait d'invasions populaires sans autre fondement que ce que l'on appelle les émotions. Pas du tout : elles avaient un fondement politique, la tenue des sections de Paris. La sans-culotterie parisienne, c'était l'assemblée de ceux qui se réunissaient localement. Si bien qu'en 1793 a eu lieu une tentative de créer, à la place de la république telle que la concevaient ceux qui siégeaient, une république qui aurait été une fédération des communes.

C'est dire l'ancrage profond de cette volonté dans notre histoire, et, permettez qu'un homme de ma famille politique vous le rappelle, un ancrage révolutionnaire. Depuis le début, la volonté des populations de contrôler elles-mêmes leur destin est passée par la forme révolutionnaire de la commune. C'est ainsi. C'est pourquoi nous nous en sentons héritiers et récusons tout ce qui pourrait, d'une façon ou d'une autre, écarter cette source d'inspiration.

Monsieur le ministre, nous ne croyons pas en la nouvelle formule, qui regroupe dorénavant, paraît-il, 2,4 millions d'habitants. Nous sommes 65 millions, je suis obligé de vous le rappeler, donc ce n'est rien !

Auparavant, on a essayé de nous tordre les bras, ça n'a rien donné. Finalement, on a trouvé plus subtil : réduire les fonds, jusqu'à ce que, exsangues, les petites communes finissent par se rendre, par dire « on n'en peut plus, alors voyons cela ».

Ça n'a évidemment pas été le cas de la commune de Serre-les-Sapins, dans le Jura, qui, elle, avait du mal à dépenser son budget tous les ans. Une sorte de Koweït vert… Mais bon, ces cas sont rares dans notre pays. Eh oui, Serre-les-Sapins a une forêt formidable, si bien qu'à l'époque – je ne sais pas aujourd'hui – on achetait une année des frigos pour tout le monde, l'année d'après, des machines à laver…

Mais tout de même, c'est un cas extraordinaire. Ailleurs, c'est l'inverse : les petites communes se demandent comment changer les canalisations quand elles ont une régie publique de l'eau, comment entretenir leurs trottoirs, comment maintenir le bâtiment communal. Ne me dites pas que ce n'est pas vrai, c'est exactement comme ça que ça se passe !

Quand j'apprends, avec surprise, que l'on trouve 150 maires d'accord pour fermer leur école communale, l'élu local que j'ai été se demande comment une chose pareille est possible. Mais il suffit de leur téléphoner et de le leur demander : ce n'est pas qu'ils trouvent que c'est beaucoup plus sympathique de mettre des enfants dans un autobus, c'est tout simplement qu'ils n'arrivent pas à payer le bâtiment communal ! Simplement le bâtiment !

Et voilà comment des élus locaux peuvent accepter de fermer des écoles, alors que, citoyens comme les autres, ils savent parfaitement que la fin de l'école, c'est le début de la fin de bien d'autres choses dans la vie locale.

Là, c'est pareil : des gens étranglés finissent par céder et dire « Puisque vous nous dites que la dotation augmentera de 5 % si on se met avec les autres, allons-y, parce qu'autrement, on ne sait plus comment faire. » Ils ne savent plus comment faire !

La preuve, c'est que 60 % des maires n'ont pas l'intention de se représenter. C'est dire que, petit à petit, la liberté qui a été à l'origine de la démocratie, liberté enracinée dans des coutumes, des habitudes très anciennes – voilà deux siècles que l'on a créé ces communes – est en train de mourir, de s'étouffer.

Bien sûr, il reste ces personnes parfaites qui se sont engagées dans les conseils municipaux, quelle que soit leur couleur politique : engagées à fond, réquisitionnables nuit et jour, au service de leur population, et qui n'en peuvent plus ; qui sont souvent rendues responsables d'à peu près tout – quand ce n'est pas sur les députés que l'on tombe, c'est sur les conseillers municipaux ! On leur demande tout et n'importe quoi, sur quelque sujet que ce soit. C'est un véritable apostolat et, pour certains, ça finit par tourner au monacat. Ils y consacrent toute leur vie, nuit et jour.

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