Intervention de Richard Panquiault

Réunion du mercredi 29 mai 2019 à 9h00
Commission d'enquête sur la situation et les pratiques de la grande distribution et de ses groupements dans leurs relations commerciales avec les fournisseurs

Richard Panquiault, directeur général de l'Institut de liaison et d'études des industries de consommation (ILEC) :

Je vous remercie de nous accueillir aujourd'hui. Pour commencer, je dirai quelques mots sur l'ILEC. Cette association regroupe des fabricants de marques alimentaires et non-alimentaires.

Le chiffre d'affaires cumulé nos adhérents s'établit à environ 38 milliards d'euros, ce qui représente plus de la moitié de ce qui est vendu sous marques en grande surface. Deux tiers de nos adhérents sont « en alimentaire » et un tiers est « en non-alimentaire ». Au total, ils représentent pratiquement 150 000 agriculteurs liés aux négociations des sociétés qui opèrent dans les catégories alimentaires agricoles françaises, 120 000 emplois directs ou encore 530 000 emplois indirects induits et plus de 1 000 marques.

J'avais prévu de vous parler de trois sujets, si vous me laissez huit à dix minutes. Cela étant, je peux être plus court si vous le souhaitez. Je voudrais tout d'abord citer des chiffres. Dans ce cycle d'auditions, vous avez affaire à des parties prenantes d'un côté ou de l'autre des relations industriecommerces. Je voudrais donc planter le décor en commençant par des chiffres. Je ferai ensuite deux développements assez classiques, sur le rapport de force et son exercice d'une part, et sur les pratiques illicites d'autre part. Et pour cause, je considère que c'est autour de ces deux sujets que tournent toutes les relations industriecommerce.

Je voudrais simplement ajouter ici qu'à titre personnel, j'ai travaillé durant vingt-sept ans dans des entreprises, dans lesquelles j'ai exercé des fonctions essentiellement commerciales et de direction générale. Je ne suis donc pas un professionnel du syndicalisme, mais des relations industriecommerce et des produits de grande consommation.

Commençons par les chiffres. Nous avons observé ce qui s'est passé dans plus de 400 négociations depuis 2014, date du démarrage des premières alliances. En l'occurrence, au cours des cinq dernières années, 79 % de ces négociations se sont terminées avec de la déflation, c'est-à-dire une baisse du tarif net auquel les industriels vendent aux distributeurs. Dans le non-alimentaire, 93 % des négociations se sont terminées par une déflation. Nous avons concentré notre analyse sur le non-alimentaire : détergents, cosmétiques, jouets, etc. Et pour cause, en alimentaire, il existe un « effet matières premières ». Si un vendeur d'huile d'olive, par exemple, parvient à augmenter son tarif de 4 % quand l'huile d'olive progresse de 25 %, sa situation sera ingérable. En non-alimentaire, cet effet matière première joue moins. Dans ce secteur, nos adhérents sont Unilever, Colgate, L'Oréal ou encore Playmobil. Ce sont donc plutôt des acteurs connus et solides. Pourtant, 93 % des négociations des cinq dernières années se sont terminées avec une baisse du tarif net.

Ces données apportent un éclairage sur la réalité du rapport de force : depuis 5 ans, les prix déflatent systématiquement, tous azimuts. Si l'on parle d'argent, 1,8 milliard d'euros ont ainsi été transférés des industriels vers les distributeurs. Et si l'on parle en prix nets, cela représente une baisse de 13 % en non-alimentaire et une baisse de 6 % à 7 % en alimentaire. Voilà pour l'état des lieux du rapport de force. Certes, il peut arriver que des industriels baissent de leur plein gré leurs prix de vente. C'est notamment le cas lorsque les matières premières ont baissé, pour réajuster les conditions de tel ou tel client ou encore pour relancer la machine. Mais aucun ne le fait cinq années de suite et, dans 93 % des cas, avec 1,8 milliard d'euros à la clé.

La conclusion de ce premier point est que les industriels ont perdu la main sur leurs tarifs. Les distributeurs sont non seulement maîtres du prix de vente, mais ils sont aussi devenus maîtres du tarif des industriels. C'est cela, le coeur du problème.

J'en viens au rapport de force et à son exercice. Vous connaissez les chiffres. Ils ont été cités lors des différentes auditions. Il faut se rappeler qu'en 2014, les quatre premiers clients pesaient 66 % du business. Aujourd'hui, les quatre premiers clients ou alliances pèsent 92 à 93 %. Un changement de braquet s'est opéré en 2014. C'est tout à fait net. Pour autant, le niveau de concentration de la distribution française n'est pas atypique ou anormal. Il est élevé et se situe plutôt dans la fourchette haute de l'Europe, mais il n'est pas atypique. En revanche, la structure de la concentration de la distribution française pose à mon avis vraiment question. Le sujet est moins celui de la concentration elle-même que celui de la façon dont le business est concentré. Le phénomène des alliances, notamment, est assez particulier.

Il y a presque vingt ans, Carrefour et Promodès fusionnaient – Carrefour rachetait Promodès. Une nouvelle entité économique voyait alors le jour, dans laquelle les notions de synergie pour le distributeur et de mutualisation pour l'industriel avaient du sens. Il y avait un projet économique. C'était une entité unique. Aujourd'hui, des acteurs continuent à s'allier. Ainsi, le même Carrefour, par exemple, est allié avec Système U, lequel était allié quelques mois avant avec Auchan, dont il s'est séparé. Auchan est alors revenu vers Casino, qui était lui-même allié à Intermarché. Puis Intermarché est resté seul de son côté. On se rend bien compte qu'entre 2014 et 2017, un mouvement d'alliances assez spectaculaire s'est produit, avec une vitesse et une plasticité qui, de notre point de vue, posent vraiment question. Il suffit de notifier à l'Autorité de la concurrence pour que des monstres de 20 à 40 milliards d'euros s'allient entre eux pour devenir des structures énormes pesant entre 25 et 35 % du business. Tandis qu'il y a vingt ans, on s'interrogeait sur le poids de Carrefour-Promodès qui représentait 22 % et à côté duquel dix entités pesaient entre 5 % et 10 %. En 2019, quatre méga-monstres pèsent entre 25 % et 35 % et leurs alliances se font et se défont à une vitesse confondante. Cela nous interroge sur la façon dont ces alliances se nouent.

Ce système repose en quelque sorte sur un malentendu. En effet, dans les alliances, les membres sont partenaires dans une certaine mesure mais concurrents dans une autre mesure. C'est très clair : ils sont partenaires à l'amont, pour massifier, et adversaires ou concurrents à l'aval. Mais aujourd'hui, je ne sais pas où est placé le curseur. J'ignore pourquoi on a le droit de partager un assortiment, mais pas des promotions. Pourquoi l'assortiment est-il moins stratégique que la promotion ? Je ne sais pas où est placé le curseur. Je ne sais pas qui a vérifié où il était placé. Je ne sais pas non plus qui a vérifié l'incidence de ces alliances sur le marché et sur les conditions des industriels.

Car, pour terminer ce point sur les alliances, de deux choses l'une. Soit il existe in fine un alignement des conditions – ce qui pose une question de concurrence, puisqu'à terme, tout le monde a les mêmes conditions de prix et de triple net. Soit le niveau de dérive est le même – ce qui signifie qu'un industriel doit avoir la même stratégie vis-à-vis de deux alliés et dériver dans les mêmes conditions.

Mais cela suppose aussi que ces deux enseignes aient la même stratégie vis-à-vis de lui. Ce n'est pas la vie du business. Ce n'est pas ainsi que cela se passe. Nous considérons que la massification actuelle via les alliances mérite d'être étudiée de beaucoup plus près. D'autant que l'Autorité de la concurrence s'était penchée sur la question en 2014 et avait rendu un avis en mars 2015, lequel faisait état de risques significatifs. Et pour cause, nous le savons bien, partager des conditions est sensible. C'est un risque, qualifié de « significatif » par l'Autorité de la concurrence. Mais aujourd'hui, nous ne savons pas ce que ce risque significatif veut dire. Nous ne savons pas s'il est matérialisé ou pas. Nous ne savons pas ce que l'Autorité de la concurrence en pense.

Et tout cela se double d'un phénomène d'alliances au niveau international. Quand je parlais tout à l'heure d'une dérive de 1,8 milliard d'euros, j'incluais les accords internationaux. Les alliances existent aussi au niveau international. Vous le savez bien, tous les clients français sont actuellement intégrés dans au moins une structure internationale, parfois même deux, voire trois. Toutes les enseignes françaises sont intégrées dans une alliance internationale. Cela entraîne une multiplication des échelons de négociation et des occasions d'avoir connaissance des conditions de certains clients. Cela pose un problème majeur, d'autant qu'une masse d'argent considérable transite dans le cadre des accords internationaux. Nous l'estimons de l'ordre de 1,5 milliard d'euros.

C'est en ces termes que se pose la question de la concentration. Lorsque vous avez en face de vous des acteurs aussi puissants, aussi gros et noués au niveau international ou national par des alliances, il s'agit de savoir comment ils exercent ce rapport de force.

Le débat devient tout de suite compliqué : nous sommes à la limite de la puissance elle-même et de son exercice, qui devient finalement illicite. C'est ce qui se passe aujourd'hui. En effet, nous considérons que le problème majeur est qu'un très grand nombre d'accords sont désormais signés sous la contrainte et dans des conditions illicites. C'est un sujet important, notamment pour les autorités de concurrence. À partir du moment où un contrat est signé, on considère qu'il y a un accord des parties. Mais dans les faits, ce n'est pas ainsi que cela se passe. Un industriel qui ne signe pas avec un distributeur n'a pas d'alternative. Il n'a pas d'option de sortie, comme on dit dans le jargon la concurrence. Vous préférez donc signer un mauvais accord, c'est-à-dire un accord déséquilibré, plutôt que de ne pas en signer du tout.

C'est cela, l'expression du rapport de forces. C'est ainsi qu'il se traduit. C'est dans les accords internationaux que c'est le plus flagrant. Dans une grande majorité des cas, les contreparties sont fictives ou totalement ridicules. Et c'est de plus en plus le cas y compris au niveau national. Je pense à deux cas de figure dans lesquels nos adhérents nous ont fait savoir qu'ils estimaient avoir signé un accord déséquilibré, dans lequel les contreparties concédées sont loin de correspondre à la dégradation tarifaire acceptée.

Voilà l'ampleur du phénomène. La première question qui en découle vise à savoir comment peuvent être contrôlées les pratiques illicites. Nous pensons que la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) doit se pencher d'urgence sur ces sujets de déséquilibre significatif, de même que sur les accords internationaux. Cela fait plus de deux ans que la DGCCRF et la Secrétaire d'État de l'époque, Madame Martine Pinville, s'étaient déclarées compétentes. Mais depuis, il ne s'est rien passé. C'est pourtant un sujet majeur.

Par ailleurs, une fois que l'on a identifié les pratiques illicites, la question est celle de la sanction. C'est, là encore, un vrai sujet. Il suffit d'étudier la jurisprudence de 2014 à 2017 : des amendes ont été prononcées pour près de 6,5 millions d'euros, tandis que la répétition de l'indu représente 154 millions d'euros. Le rapport est de 1 à 24 ! Cela signifie que le risque qui a été pris et qui a été sanctionné coûte 6,5 millions d'euros. Mais s'il n'avait pas été identifié, c'était un gain de 150 millions d'euros. Il y a là un véritable problème.

L'année dernière, la DGCCRF a prononcé une assignation de 20 millions d'euros, mais elle a demandé que soient restitués 83 millions d'euros. Dans ce cas, le rapport est de 1 à 4. Si l'assignation est confirmée, vous payez 20 millions d'euros d'amende et vous restituez 80 millions. Mais si vous n'aviez pas été pris, vous preniez 83 millions d'euros. La sanction n'est pas du tout dissuasive. C'est un vrai problème. Quand on fait de la dissuasion, il faut qu'elle soit suffisamment élevée pour fonctionner.

Pour autant, il existe quand même des motifs de satisfaction. En effet, certaines pratiques illicites reculent. À cet égard, il convient de saluer le travail de la DGCCRF.

Je peux évoquer deux exemples qui témoignent de ce recul. Tout d'abord, il existe une date légale pour signer un accord – en l'occurrence le 1er mars. Durant des années, nous avons observé des dérives et des renégociations systématiques. En 2016, l'argent qui transitait ainsi entre mars et décembre chez nos adhérents représentait 200 millions d'euros. Ce montant est ensuite passé à 120 millions d'euros, puis 40 millions d'euros et 20 millions d'euros. L'autre exemple concerne les déréférencements, qui constituent l'arme absolue de la distribution et dont on parle beaucoup actuellement. Certains phénomènes ont été très médiatisés. Mais quand on regarde dans les grandes lignes, on constate qu'en 2016, 75 % de nos adhérents étaient concernés par des mesures de déréférencement, en moyenne dans trois enseignes. L'incidence sur le business représentait 4,5 points de chiffre d'affaires. En 2017, ces indicateurs sont respectivement passés à 25 %, 1 à 1,5 enseigne en moyenne et 1,5 point de chiffre d'affaires. En 2018, nous avons cessé notre suivi dans la mesure où ce sujet ne présentait plus d'intérêt collectif pour nous. Encore une fois, des cas existent. Mais le phénomène n'est plus aussi marquant que par le passé.

C'est positif, car cela signifie que le marché s'assainit, et ce grâce à l'action de la DGCCRF et à la mobilisation des acteurs. En effet, outre les démarches qui peuvent être engagées sur le plan légal, nous pouvons aussi agir entre nous. Les pratiques illicites mutent – vers l'international, vers les pénalités, vers la logistique. Un guide a ainsi été corédigé par la Commission d'examen des pratiques commerciales (CEPC) – l'un des corédacteurs est assis à ma droite – sur les pénalités, le traitement des pénalités et le taux de service. Pour certaines enseignes, le taux de service est de 100 %. C'est impossible ! Cela n'existe pas ! Et si ce taux n'est pas atteint, c'est ce que l'on appelle « pénalité au premier manquant », vous êtes facturés. C'est un vrai sujet, qui a été pris en compte par les acteurs dans le cadre de la CEPC. Il faut que les travaux de cette dernière se développent et vivent dans le business. C'est un forum intéressant. S'y ajoutent les discussions que nous pouvons avoir avec les distributeurs, qui sont de plus en plus nombreuses. L'objectif étant d'essayer de déminer nous-mêmes un certain nombre de sujets.

Pour le coup, autant vous avez bien compris que les alliances me posent un vrai problème de fond, autant les discussions ou la nature des relations que nous avons pu avoir dans le cadre d'une alliance comme Horizon préfigurent ce que des distributeurs intelligents et constructifs peuvent essayer de faire avec des industriels ou des représentants d'industriels.

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