Intervention de Jacques Creyssel

Réunion du mercredi 29 mai 2019 à 18h30
Commission d'enquête sur la situation et les pratiques de la grande distribution et de ses groupements dans leurs relations commerciales avec les fournisseurs

Jacques Creyssel, délégué général de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD) :

Je vous remercie de nous inviter à nous exprimer. Nous avons eu l'occasion d'écouter les auditions précédentes : je voudrais, en préambule, regretter la tonalité de certaines déclarations qui ont été faites ici et dans la presse.

J'ai été surpris d'entendre le président de l'Association nationale des industries alimentaires (ANIA) parler ce matin d'« omerta ». De la part du président d'une entreprise qui ne publie même pas ses résultats annuels, c'est choquant, d'autant que le même évoque le cas d'une PME en omettant de préciser qu'il s'agit de la filiale d'un grand groupe multinational, Barilla. Vis-à-vis de la Représentation nationale, je ne trouve pas cela normal.

Il faut rappeler que le commerce, premier secteur économique de France, emploie 3,5 millions de femmes et d'hommes, et que la grande distribution représente à elle seule un million de salariés, soit deux fois plus que l'industrie agroalimentaire. La grande distribution a donc droit, au minimum, au même respect, d'autant qu'elle incarne la promotion sociale – 40 % des directeurs de magasins sont issus de la base – et que ses entreprises jouissent d'une reconnaissance internationale.

Il faut quand même s'en souvenir, ces entreprises sont le plus souvent le premier employeur local – vous le constatez dans vos circonscriptions. Elles accueillent chaque jour 10 millions de clients, qui viennent y acheter une alimentation saine, de qualité, accessible. De ce fait, lorsqu'on parle d'elles de façon péjorative, on atteint à la fois leurs clients et le pays, à la croissance duquel elles participent. Ce secteur et les personnes qui y travaillent méritent le respect.

La presse s'en fait l'écho chaque jour, le secteur de la grande distribution est hélas fortement chahuté. Il vit plusieurs ruptures majeures et simultanées. Fondé sur une croissance des volumes qui permettait d'amortir les coûts fixes, il fait face désormais à une faible croissance. Les formats évoluent, avec une attractivité moindre des grands hypermarchés, au profit des enseignes de proximité. L'e-commerce, qui permet aux consommateurs d'avoir accès à tout, partout et tout le temps, change la donne. Les data, l'automatisation des tâches et l'intelligence artificielle sont devenus des sujets essentiels : nous changeons de paradigme.

Parmi ces ruptures, deux ont un impact sur les relations commerciales, le sujet de votre enquête.

La première, c'est la prise du pouvoir par le consommateur. Pendant longtemps, le système était ancré sur le produit, qui orientait largement la demande des consommateurs. Cette tendance s'est largement inversée ces dernières années : 79 % de nos clients – un chiffre beaucoup plus important que dans les autres pays – considèrent qu'il existe un lien potentiellement négatif entre alimentation et santé. Ils privilégient désormais la qualité, quitte à consommer moins, ce qui constitue un changement considérable. Pour autant, le prix demeure un critère majeur : les sondages, et ils ont été nombreux ces derniers temps, montrent que le pouvoir d'achat, et notamment l'augmentation des prix des produits alimentaires, est en tête des préoccupations des Français. Il existe donc une certaine contradiction avec ce que d'autres peuvent avancer.

Cette prise du pouvoir par le consommateur a deux conséquences majeures sur le paysage des relations commerciales. La hausse du prix du panier moyen, due au fait que le client est prêt à payer plus cher des produits de meilleure qualité, se traduit par une augmentation de 1,5 à 2 points de la valorisation, qui fait plus que compenser la stagnation des volumes. Parallèlement, les prix des marques nationales ont tendance à baisser. Nous sommes donc dans un moment de création de valeur, et non de destruction de valeur, comme cela a pu vous être expliqué.

Comme Dominique Amirault, président de la Fédération des entrepreneurs et entreprises de France (FEEF) vous l'a indiqué tout à l'heure, on constate un transfert des grandes marques vers les marques PME et les marques locales. Le désamour est évident : 25 % des Français seulement ont encore confiance dans les grandes marques. Cela change la donne, et par là même l'ambiance avec les grands industriels et les PME, comme vous avez pu le constater lors de vos auditions. En 2018, 88 % de la croissance dans les hypermarchés et supermarchés a été apportée par les marques PME.

La deuxième grande rupture réside dans l'élargissement de la concurrence, qui est massive, contrairement à une croyance largement répandue. La quinzaine de grandes enseignes, et la dizaine de centrales d'achat auxquelles elles s'adressent, doivent faire face à la forte progression du commerce en ligne, aussi bien dans le secteur alimentaire – en 2018, 37 % des Français ont commandé une fois des produits alimentaires par internet – que dans le secteur non alimentaire, qui représentait autrefois un tiers de leur chiffre d'affaires et dont les rayons se vident aujourd'hui.

Nos magasins sont aussi confrontés à l'arrivée de nouveaux acteurs, comme les Grand Frais, Norma et les multiples enseignes bio dans le secteur alimentaire, Action – 440 implantations en France ! – ou encore Hema dans le secteur du non-alimentaire.

Il convient d'ajouter à ces nouvelles formes de concurrence celle de la restauration hors domicile (RHD), en croissance – 20 % de la consommation globale de viande s'effectue en RHD, dont 52 % de viande importée.

Enfin, les GAFAM – Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft – et les BATX – Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi –, qui ne paient pas d'impôts et obéissent à des règles du jeu complètement différentes, exercent une concurrence fiscale terrifiante.

S'agissant des négociations commerciales, dont il a été question lors des auditions précédentes, je veux dire que la réalité se situe assez loin des fantasmes classiquement colportés. Les rapports de force ne sont pas ceux dont on fait état traditionnellement. Rappelons ce que tout le monde oublie, et qui est fondamental : ce ne sont pas les distributeurs qui achètent aux agriculteurs, sauf de manière très marginale sur des produits frais, mais bien les industriels. Nous évoquerons ultérieurement l'article 1er de la loi ÉGAlim – pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable –, dont le moins que l'on puisse dire est qu'il n'a pas encore produit ses effets.

Notons aussi que le monde industriel est très concentré : 0,5 % des entreprises industrielles réalisent 53 % du chiffre d'affaires et 69 % des exportations ; les dix premières coopératives réalisent plus de 40 milliards d'euros de chiffre d'affaires, elles sont devenues de très puissants intervenants industriels. Ce sont bien ces grands acteurs, et non les distributeurs comme on le dit souvent, qui font face aux centaines de milliers d'exploitations agricoles.

À l'attention de cette commission, nous avons fait réaliser par Nielsen une étude spécifique pour montrer quelle est la réalité de la concurrence. Il apparaît que la marque nationale leader concentre 40,5 % du chiffre d'affaires global et que le poids des deux premières marques nationales est supérieur à 61 %. Nous sommes bien loin de l'image de milliers d'entreprises industrielles faisant face à quelques centrales d'achat.

Ce que l'on raconte va à rebours de la réalité, j'en veux pour preuve le marché du lait : la GMS ne représente que 37 % des parts de marché ; le reste part à l'exportation, en restauration hors domicile (RHD) ou dans des échanges interindustriels. Par ailleurs, le système est très monopolistique, avec un seul client à chaque fois : un producteur laitier ne vend qu'à une seule coopérative ou à une seule organisation de producteurs, laquelle ne vend qu'à un seul industriel. Les deux principaux vendeurs de lait ou de fromage sous forme de pâte pressée cuite représentent entre 65 et 70 % des parts de marché. Enfin, ces industriels négocient avec cinq à onze centrales. Nous sommes bien loin du rapport de forces régulièrement évoqué.

Il en va de même pour les résultats des négociations. La guerre des prix, à laquelle nous avons souhaité mettre fin lors des Etats généraux de l'alimentation, ne s'est pas traduite par une destruction de valeur, mais par un transfert massif au profit des consommateurs et par une augmentation très forte de la consommation alimentaire : 12 milliards d'euros ces dernières années. L'évolution des prix d'achat et des prix de vente en France est strictement parallèle à l'évolution des prix en Europe : contrairement à ce qui vous a été dit ce matin, il n'y a pas de spécificité française. D'ailleurs, selon Eurostat, le panier moyen est supérieur à la moyenne européenne.

Outre les consommateurs, les grands gagnants de la période récente sont les industriels.

Leur marge moyenne excède les 11 %, quand celle des distributeurs n'est que de 0,8 %, ainsi que le montre le rapport de l'Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires (OFPMPA), qui sera publié lundi. Il faut savoir que le résultat net de Nestlé – 10,5 milliards de francs suisses – est supérieur à celui d'Amazon et que la marge nette de Coca-Cola – je sais le président Benoit friand de cet exemple – devrait atteindre 25,7 % en 2019, sans que cela se traduise par un différentiel significatif en matière d'investissement et d'innovation, le CAPEX n'étant supérieur que de 2 points.

Le rapport de l'OFPMPA, que le président Benoit et moi-même, tous deux membres de l'Observatoire, avons approuvé, montre que la rémunération moyenne des agriculteurs n'est pas du tout celle qui est évoquée : elle se situe entre 1,2 et 1,3 SMIC, si l'on met de côté les éleveurs porcins, dont la situation, difficile pour les raisons que nous connaissons, s'améliore heureusement.

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