Intervention de Michel-Edouard Leclerc

Réunion du mercredi 24 juillet 2019 à 15h00
Commission d'enquête sur la situation et les pratiques de la grande distribution et de ses groupements dans leurs relations commerciales avec les fournisseurs

Michel-Edouard Leclerc :

Pour commencer, je voudrais vous remercier d'avoir reporté cette audition. J'ai été très sensible à votre geste.

C'est avec passion, sincérité et pugnacité que je me présente devant vous. Sans vouloir nourrir le moindre sentiment d'anti-parlementarisme, ni vous donner des leçons, je trouve, à l'instar d'Alexandre Bompard de Carrefour, que votre commission est « à charge » contre mon métier de distributeur. Vous ne faites pas trop dans la nuance : ni dans vos questions et vos investigations, ni dans vos commentaires sur les réseaux sociaux. C'est un parti pris, qui m'incite à défendre le mien, c'est-à-dire à valoriser mon métier. Celui-ci, comme beaucoup d'autres, est dans une phase de mutation considérable, du fait de la digitalisation, de la mondialisation, du changement de dimension et de l'accroissement du nombre d'acteurs.

En vous focalisant sur la distribution, plus particulièrement dans sa relation commerciale avec l'industrie, notamment au regard de la négociation, vous avez pas mal dérivé par rapport au projet initial. Vous ne pouvez pas, de ce fait, resituer ces points dans un contexte qui les explique.

La spécificité française a une explication. Or, à vous concentrer exclusivement sur la distribution, vous exonérez dans votre étude les autres acteurs économiques et, peut-être, vous-mêmes.

La loi EGAlim, que M. Stéphane Travert, ici présent, a fait voter lorsqu'il était ministre de l'agriculture, se fonde sur des principes qui avaient été définis par le Président de la République dans son discours de Rungis : il avait fait appel au bon vouloir de tous et interpellé les acteurs de la filière pour que chacun se bouge. Je n'ai, alors, ni entendu ni vu Monsieur Macron donner de coup de pied à la distribution. Même si Leclerc a été présenté comme le mouton noir de l'opération, la distribution est le vecteur sur lequel tout le monde a compté, pendant les États généraux de l'alimentation, pour faire évoluer le modèle alimentaire français, en matière de durabilité, de qualité, de sécurité ou de valorisation. Tout le monde a bien vu qu'avec cette narration collective fédérant l'ensemble des acteurs, nous avions les arguments pour mieux rémunérer les agriculteurs et les producteurs.

De fait, ce référent fonctionnait plutôt positivement puisqu'il a participé à l'accélération des ventes de bio ou encore à la prise en compte de la diversité des modèles alimentaires – et des disputes auxquelles ils donnaient lieu –, ce qui a permis de créer, pour reprendre vos mots, monsieur le Président Benoit, des « poches de valeur » qu'ont très bien assumées les producteurs et qui ont trouvé preneurs chez les consommateurs. Tout ce qui suscite le débat attire l'attention et, pour peu qu'elle soit bien rattachée à l'histoire collective qu'on est en train de bâtir, toute allégation nouvelle est positive. Leclerc, par exemple, a tout de suite adhéré au système d'étiquetage Nutri-Score. Nous avons également été parmi les premiers à souscrire au plan santé du Gouvernement ou encore aux plans relatifs aux énergies alternatives et à l'économie circulaire. Tout cela constituait un socle positif pour participer à la construction du nouveau monde.

Par la suite, les états généraux de l'alimentation ont été la cible d'une « OPA » (offre publique d'achat). Peut-être aurait-il fallu, pour équilibrer la toute-puissance du ministre de l'agriculture, son aura et son efficacité, qu'existe un ministre de la consommation qui aurait représenté l'intérêt des consommateurs et permis un arbitrage. Il n'aurait pas été mal non plus de voir au Gouvernement un ministre du commerce. Cela fait au moins quatre ou cinq ans que je n'ai pas rencontré de ministre du commerce – je ne m'en plains pas s'il doit être à charge. En tout cas, ce serait bien que les intérêts de notre profession puissent être défendus, voire que nos initiatives puissent être stimulées, au lieu de nous diviser.

J'ai écouté, très scrupuleusement, toutes les auditions de votre commission, ce qui m'a permis d'étudier aussi bien le contenu de vos interventions et vos postures que vos questions. Entre nous soit dit, vous ne nous avez pas beaucoup mobilisés pour la prochaine négociation, ni donné beaucoup de crédit pour participer aux prochaines filières. Alors que nous sommes censés travailler à trois, plus l'administration, vous n'avez pas valorisé le travail de l'ancien ministre ici présent ni celui du ministre actuel. Il sera compliqué de rabibocher tout le monde à la rentrée…

Un distributeur a une activité propre, qui n'est pas seulement de distribuer des produits agricoles. Un distributeur a un métier qui ne se limite pas à la négociation : il choisit des offres et fait des sélections de produits, et le consommateur tranche. On a attisé les querelles corporatistes, alors que le politique – législatif ou exécutif – aurait dû essayer de fédérer les hommes.

Par ailleurs, il est incroyable de voir à quel point vous avez oublié, dans tous vos travaux, le paramètre de la concurrence. Les producteurs sont concurrents entre eux. Le concurrent du producteur de porcs breton, c'est le producteur du Sud-Ouest, le producteur espagnol, belge ou allemand.

Les industriels sont concurrents ! Le rival de Coca-Cola, c'est Pepsi, ce n'est pas Leclerc. Le rival de Herta, c'est Fleury-Michon, ce n'est pas Carrefour. Le rival de Danone, c'est Sodiaal, ce n'est pas Casino ! Réduire la relation entre l'industrie et le commerce à la description des relations interprofessionnelles, c'est oublier qu'il existe des relations horizontales et, partant, c'est oublier que c'est vous qui avez façonné le droit de la concurrence, avec cinq lois en dix ans. Il est donc paradoxal que vous espériez nous voir nous entendre sur nos marges et sur nos prix avec l'amont, alors que vous nous l'avez interdit et que l'Autorité de la concurrence et la Commission européenne le sanctionnent. Vous n'avez pas suffisamment pris en compte la place de la concurrence dans votre questionnement. Vous ne pouvez pas demander aux salariés de filiales de Leclerc ou de Carrefour marchandises que vous interrogez, qui sont en bout de chaîne et ont des demandes contradictoires, d'appliquer un morceau de la loi que vous n'avez pas forcément bien écrite au détriment de l'application d'autres lois que vous avez faites.

Qui plus est, vous ramenez tout à la négociation. La négociation est un métier noble. Après tout ce que vous avez dit, vous aurez du boulot pour réhabiliter cette fonction, y compris dans le service public et au Parlement. La négociation, c'est ce qui fait que, dans votre rôle de gestionnaire de collectivité locale, vous ne prenez pas n'importe qui dans les cantines scolaires, pour construire les hôpitaux ou pour faire les ronds points. Vous respectez une certaine codification, faites des appels d'offres, puis sélectionnez. Vous ne choisissez pas systématiquement le plus cher : vous ou vos négociateurs, qui ne sont pas des Bisounours et qui, je l'espère pour nous, citoyens et contribuables, n'y vont pas en enfants de choeur, négociez. Dans nos métiers, nous avons des négociateurs. Si ce n'est pas facile de négocier en période de déflation, ils ne méritent pas, pour autant, d'être stéréotypés.

Enfin, j'ai lu, monsieur le président, il y a deux jours, votre commentaire sur Twitter, selon lequel « C'est fini les prix bas ! ». Vous pouvez peut-être dire cela et ne pas être réélu. Mais si je me mets, moi, à le dire, non seulement je perds mes clients, mais ceux de vos électeurs qui viennent chez moi m'attribueront le fait que vous m'empêchez de faire des prix bas. Le prix bas n'est pas l'ennemi. Le législateur a prévu la possibilité d'établir des prix de crise. Si vous estimez que les prix sont trop bas, prenez des dispositions et venez nous chercher pour aller plaider tous ensemble à Bruxelles en faveur de nouvelles dispositions. Dans le contexte européen de déflation, vous êtes très peu nombreux à avoir plaidé en faveur de la création d'un système de prix bas que nous aurions tous pu respecter, dans la mesure où il n'y aurait pas eu de discrimination. Vous n'avez pris aucune disposition sur les prix bas. Notre métier, chez Leclerc, notre différence, notre revendication, c'est d'essayer d'être moins chers que nos concurrents. Moins cher, cela ne signifie pas le prix le plus bas sur n'importe quoi. Mais notre idée est d'être le plus bas, que l'on vende une 2 CV ou une DS, ce qui ne veut pas dire que nous ne vendons pas de DS !

Vous parlez indifféremment du prix pour le consommateur et du prix tarif du fournisseur, alors que ce n'est pas la même chose. Si Leclerc, Intermarché ou Lidl sont moins chers sur le marché de 25 % par rapport à Monoprix, ce n'est pas parce que Monoprix a acheté 25 % plus cher à l'agriculteur ou à l'industriel, c'est parce que nous n'avons pas le même modèle économique, ni les mêmes clients. À Landerneau, le Monoprix a fermé, parce que personne n'est capable d'y vendre à un tel prix. C'est pourquoi il me semble injuste de nous reprocher de vendre moins cher, parce que nous avons une clientèle dont on a désindexé les salaires et qui rame pour finir le mois. Il y a un paradoxe à exiger de nous que nous augmentions nos prix, quand le politique ne l'assume pas. Lors de son audition, monsieur Philippe Chalmin vous a dit, de manière très imagée, comme à son habitude, que le prix de la tranche de jambon vendue en magasin ne faisait pas le prix du porc versé à l'agriculteur. Le président de l'Interprofession nationale porcine (INAPORC) vous a dit la même chose. Il faudrait donc arrêter de cibler le distributeur pour dire le contraire !

Monsieur Benoit, il y a deux jours, vous vous interrogiez sur la destruction de valeur. Là aussi, nous sommes en pleine confusion sémantique. Victor Hugo est enseigné dans toutes les écoles françaises. Est-ce que cela le dévalorise qu'il soit vendu en livre de poche ou que son oeuvre soit accessible gratuitement dans sa version numérique ? Est-ce que c'est le prix de vente du livre de Victor Hugo qui fait la valeur de Victor Hugo ? Cela dévalorise-t-il le livre que Leclerc fasse une remise systématique de 5 %, comme la loi Lang l'y autorise, et qu'un libraire ne la fasse pas systématiquement ? Une telle terminologie renvoie à une idéologie soviétique très planificatrice. Chaque profession peut créer de la valeur.

Quand j'étais adolescent et que j'accompagnais mon père, des viticulteurs ont mis le feu aux chais de M. Doumeng, à Sète. À cette époque, dans la presse locale, il y avait une page consacrée au cours du vin qui déterminait le revenu des viticulteurs. Ils se sont pris en main ; ils ont arraché les mauvaises vignes, fait de la qualité, travaillé les AOC et développé des labels. Tous ne sont pas Crésus, mais il n'y a pas un viticulteur pour venir demander aux distributeurs, même à l'occasion des foires au vin, de faire un transfert de valeur ajoutée de l'aval vers l'amont. Nous travaillons bien ensemble, parce que chacun a pris sa part dans le processus de création de valeur. Le rôle du distributeur est précisément de promouvoir le travail de l'agriculteur sur la valeur.

Leclerc, qui est devenu votre mouton noir, est d'accord pour travailler avec l'ensemble des professionnels à une meilleure rémunération des agriculteurs. Par ailleurs, M. Travert pourra vous le dire, on m'avait mis de côté, mais j'ai signé…

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